Champs du Pelennor
15 mars 3019
Quand l’ombre noire s’enfuit de la Porte, Gandalf resta immobile sur sa monture. Mais Pippin se redressa, comme libéré d’un grand poids ; et, prêtant l’oreille au son des cors, il crut que son cœur allait éclater de joie. Et jamais plus il n’entendit un cor au loin sans que les larmes lui montent aux yeux. Mais soudain, se rappelant son urgente commission, il se précipita en avant. Gandalf se pencha pour glisser un mot à Scadufax : il s’apprêtait à passer la Porte.
« Gandalf, Gandalf ! » cria Pippin, et Scadufax s’arrêta.
« Que faites-vous ici ? demanda Gandalf. N’est-il pas interdit aux porteurs du noir et argent de quitter la Citadelle, sauf si leur seigneur l’autorise ? »
« Il l’a fait, dit Pippin. Il m’a congédié. Mais j’ai peur. Quelque chose d’horrible risque d’arriver. Je crois que le Seigneur a perdu la raison. Je crains qu’il ne veuille se tuer, et Faramir avec lui. Pouvez-vous faire quelque chose ? »
Gandalf regarda au travers de la Porte béante : déjà, la rumeur du combat montait dans les champs. Il serra le poing. « Je dois m’en aller, répondit-il. Le Cavalier Noir est parmi nous, et il est bien près de nous détruire. Je n’ai pas le temps. »
« Mais Faramir ! s’écria Pippin. Il n’est pas mort, et ils vont le brûler vif si personne ne fait rien pour les arrêter. »
« Le brûler vif ? dit Gandalf. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Parlez, vite ! »
« Denethor s’est rendu aux Tombeaux, dit Pippin ; il a emmené Faramir, et il dit que nous allons tous brûler, qu’il ne veut pas attendre, et ils doivent préparer un bûcher et le brûler dessus, et Faramir aussi. Il a envoyé des hommes chercher du bois et de l’huile. Et je l’ai dit à Beregond, mais je crains qu’il n’ose pas quitter son poste : il est de garde. Mais qu’est-ce qu’il peut faire de toute façon ? » Pippin déballa ainsi toute son histoire, levant le bras et posant une main tremblotante sur le genou de Gandalf. « Pauvre Faramir, vous ne pouvez pas le sauver ? »
« Peut-être, répondit Gandalf. Mais si je le fais, d’autres mourront, j’en ai peur. Enfin, je dois bien y aller, puisqu’il n’y a personne d’autre pour lui venir en aide. Mais il en ressortira de grands malheurs. Même au cœur de notre place forte, l’Ennemi a le pouvoir de nous frapper ; car c’est sa volonté qui est à l’œuvre. »
S’étant décidé, il ne perdit pas de temps. Il souleva Pippin, l’installa devant lui et, d’une seule parole, retourna Scadufax. Ses sabots retentirent à travers les rues escarpées de Minas Tirith, tandis que s’enflait derrière eux la rumeur de la guerre. Partout, les hommes secouaient la peur et le désespoir, empoignaient leurs armes, criaient à leurs voisins : « Le Rohan est arrivé ! » Les capitaines exhortaient, les compagnies se rassemblaient ; bon nombre descendaient déjà vers la Porte.
Ils rencontrèrent le prince Imrahil, qui les interpella : « Où donc allez-vous, Mithrandir ? Les Rohirrim se battent dans les champs du Gondor ! Il nous faut rassembler toutes les forces disponibles. »
« Vous aurez besoin de chaque homme et plus encore, dit Gandalf. Faites au plus vite. Je viendrai aussitôt que possible. Mais je dois me rendre de toute urgence auprès du seigneur Denethor. Prenez le commandement en son absence ! »
Ils passèrent leur chemin ; et comme ils approchaient des hauteurs et de la Citadelle, ils sentirent le vent souffler sur leur visage et virent au loin la lueur du matin, une lumière croissante dans le ciel du sud. Mais elle leur redonna peu d’espoir, car ils se demandaient quel malheur les attendait et craignaient d’arriver trop tard.
« Les ténèbres passent, dit Gandalf, mais elles pèsent encore lourdement sur cette Cité. »
Aux portes de la Citadelle, ils ne trouvèrent aucun garde. « Beregond y est donc allé », dit Pippin avec une note d’espoir dans la voix. Ils se détournèrent et se hâtèrent le long du chemin conduisant à la Porte Close. Elle était béante, et le portier gisait devant. Il était mort, et sa clef avait été volée.
« C’est la main de l’Ennemi ! dit Gandalf. Il n’est rien qui lui plaise davantage : l’ami en guerre contre l’ami, les loyautés divisées dans la confusion des cœurs. » Il mit alors pied à terre et pria Scadufax de retourner à l’écurie. « Car mon bon ami, lui dit-il, il y a longtemps que nous aurions dû gagner les champs, toi et moi ; mais d’autres affaires me retiennent. Reviens vite si je t’appelle ! »
Ils passèrent la Porte et descendirent par l’abrupte route en lacets. Il faisait de plus en plus clair, et les hautes colonnes et les figures sculptées défilaient lentement de part et d’autre de la voie, pareilles à des fantômes.
Soudain le silence fut rompu, et ils entendirent des cris et des tintements de lames venus d’en bas : des sons jamais entendus dans les lieux sacrés depuis l’érection de la Cité. Parvenus enfin à Rath Dínen, ils se hâtèrent vers la Maison des Intendants, dressée sous son vaste dôme dans le crépuscule du matin.
« Cessez ! Cessez ! cria Gandalf, s’élançant vers le perron de pierre. Cessez cette folie ! »
Car les serviteurs de Denethor étaient debout dans l’escalier, épées et torches à la main, mais Beregond se tenait seul sous le porche, vêtu du noir et argent de la Garde ; et il leur barrait l’entrée. Deux d’entre eux étaient déjà tombés sous son glaive, souillant les lieux saints de leur sang ; et les autres le maudissaient, le qualifiant de hors-la-loi et de traître à son maître.
Au moment où Gandalf et Pippin accouraient, ils entendirent la voix de Denethor, criant de l’intérieur de la maison des morts : « Vite, vite ! Faites ce que je vous ordonne ! Tuez-moi ce renégat ! Ou devrai-je le faire moi-même ? » Sur ce, la porte que Beregond retenait de sa main gauche s’ouvrit brusquement, et voici que se tenait derrière lui le Seigneur de la Cité, grand et terrible ; une flamme brûlait dans son regard, et il tenait une épée nue.
Mais Gandalf s’élança dans les marches, et les hommes s’écartèrent et se couvrirent les yeux ; car sa venue était comme une lumière blanche surgie dans un endroit sombre, et il était en grand courroux. Il leva une main et, dans l’instant même, l’épée de Denethor s’arracha de sa poigne, jaillit en l’air et retomba derrière lui parmi les ombres de la salle ; et Denethor recula devant Gandalf à la façon d’un homme ébahi.