Brèche du Rohan

5 mars 3019

grimoire

Pippin se tut. Il ne bougeait plus ; mais le sommeil lui échappait toujours, tenu à distance par le doux souffle de Merry, qui s’était endormi à peine quelques minutes après avoir dit bonne nuit. À mesure que le silence s’épaississait, la pensée du globe sombre parut se faire plus insistante. Pippin en sentait de nouveau le poids dans ses mains, et il revoyait les mystérieuses profondeurs rouges où il avait un moment plongé les yeux. Il se tourna et se retourna, s’efforçant de penser à autre chose.

Cela finit par lui devenir insupportable. Il se leva et regarda alentour. L’air était frisquet, et il s’enveloppa dans sa cape. La lune brillait, froide et blanche, au creux du vallon, et les buissons étendaient des ombres noires. Les deux gardes étaient invisibles : peut-être étaient-ils au sommet de la colline, ou cachés dans les fougères. Cédant à une impulsion qu’il ne comprenait pas, Pippin s’avança discrètement près de l’endroit où Gandalf était étendu. Il baissa les yeux vers lui. Le magicien semblait dormir, sans que ses paupières soient tout à fait closes : il y avait un scintillement d’yeux derrière ses longs cils. Pippin recula vivement. Mais Gandalf ne réagit pas, et, se sentant attiré de plus belle, à demi malgré lui, le hobbit se faufila de nouveau derrière la tête du magicien. Il était enroulé dans une couverture, sa cape étendue en travers ; et tout près de lui, entre son côté droit et son bras fléchi, il y avait une bosse, un objet rond enveloppé dans un linge sombre ; sa main semblait tout juste avoir glissé de l’objet et reposait à présent sur le sol.

Osant à peine respirer, Pippin s’approcha à pas de loup. Enfin, il s’agenouilla. Puis, tendant des mains précautionneuses, il souleva lentement la masse : elle n’était pas tout à fait aussi lourde qu’il s’y attendait. « Ce n’est peut-être qu’un paquet de bricoles, après tout », se dit-il avec une étrange impression de soulagement ; mais il ne remit pas le paquet où il l’avait trouvé. Il resta un moment à l’étreindre. Une idée lui vint alors en tête. Il s’éloigna sur la pointe des pieds, alla dénicher une grosse pierre et revint.

Puis, d’un seul geste, il retira le linge, enveloppa la pierre dedans et, s’agenouillant, la déposa près de la main du magicien. Il regarda alors l’objet qu’il venait de dévoiler. Il l’avait enfin sous les yeux : un globe de cristal nu et lisse, à présent sombre et sans vie, posé devant ses genoux. Pippin le souleva, le glissa rapidement sous sa cape et tourna les talons, prêt à regagner son lit. Au même moment, Gandalf remua dans son sommeil et marmonna quelques mots, qui semblaient dans une langue étrange ; sa main tâtonnante s’arrêta sur la pierre enveloppée, puis il soupira et cessa de bouger.

« Espèce d’abruti ! se dit Pippin. Tu vas te mettre dans de beaux draps. Remets ça à sa place toute suite ! » Mais il s’aperçut alors que ses genoux tremblaient ; et il n’osait plus s’approcher suffisamment du magicien pour pouvoir reprendre le paquet. « Je n’y arriverai pas sans le réveiller, se dit-il, pas avant de m’être un peu calmé. Autant donc y jeter un coup d’œil. Mais pas ici, quand même ! » Il s’éloigna furtivement et s’assit sur une petite butte verte à quelques pas de son lit. La lune regardait par-dessus la lisière du vallon.

Pippin ramena ses genoux vers lui et plaça la boule entre ses cuisses. Il se pencha sur elle comme un enfant glouton recroquevillé sur un bol de nourriture, dans un coin à l’écart des autres. Il écarta les pans de son manteau et regarda dans la pierre. L’air autour de lui semblait tendu, inerte. Au début, le globe lui parut sombre, d’un noir de jais, le clair de lune luisant à sa surface. Puis il perçut une faible lueur s’agitant au cœur de la sphère, et elle tint son regard, si bien qu’il lui était maintenant impossible de le détourner. Bientôt, tout le dedans parut s’embraser ; la boule était en rotation, ou les lumières tournaient au-dedans. Soudain, elles s’éteignirent. Il étouffa un cri et se débattit ; mais il demeura recroquevillé, étreignant la pierre à deux mains. Il se courba de plus en plus avant, puis il se raidit ; ses lèvres remuèrent un instant sans produire le moindre son. Puis il retomba avec un cri étranglé et resta étendu, immobile.

Son cri fut perçant. Les gardes sautèrent du haut des talus. Bientôt, tout le campement fut en émoi.

J.R.R. Tolkien