Morannon
25 mars 3019
Pippin avait ployé sous le coup de l’horreur en entendant Gandalf rejeter les conditions et condamner Frodo au tourment de la Tour ; mais il s’était dominé, et il se tenait à présent au côté de Beregond sur la première ligne du Gondor avec les hommes d’Imrahil, car il lui semblait préférable de trouver une mort rapide et de mettre un terme à la pénible histoire de sa vie, puisque tout était perdu.
« J’aurais voulu que Merry soit là », s’entendit-il dire ; les pensées lui traversaient l’esprit à une vitesse folle tandis qu’il voyait l’ennemi monter à la charge. « Eh bien, maintenant en tout cas, je comprends un peu mieux le pauvre Denethor. Nous aurions pu mourir ensemble, Merry et moi, et puisqu’il faut mourir, pourquoi pas ? Mais comme il n’est pas là, eh bien, j’espère qu’il aura une fin moins pénible. Il ne me reste plus qu’à faire de mon mieux. »
Il tira son épée et la regarda, ses entrelacs de rouge et d’or ; et les élégants caractères de Númenor flamboyèrent sur le plat de la lame. « Elle a été forgée pour une telle occasion, pensa-t-il. Si j’arrivais à transpercer cet infâme Messager, j’égalerais presque ce vieux Merry. N’empêche, je tâterai de cette sale engeance avant la fin. Comme je voudrais revoir le doux soleil et l’herbe verte ! »
Et comme il pensait à tout cela, le premier assaut fondit sur eux. Les orques, gênés par les bourbiers qui s’étalaient au pied des collines, firent halte et déversèrent une pluie de flèches sur les lignes de défense. Mais à travers eux surgit à pas de géants, avec un rugissement de bêtes, une grande compagnie de trolls des collines venue du Gorgoroth. Ils étaient plus grands et plus larges que des Hommes, et ne portaient qu’un étroit costume garni d’écailles pointues, ou peut-être était-ce là leur horrible cuir ; mais ils étaient équipés de bocles ronds, noirs et imposants, et brandissaient de lourds marteaux dans leurs mains noueuses. Ils s’élancèrent avec insouciance dans les mares, qu’ils franchirent tant bien que mal, beuglant dans l’effort. Comme une tempête, ils s’abattirent sur les rangs du Gondor et frappèrent casques et têtes, bras et boucliers, tels des forgerons battant un fer chaud et malléable. Au côté de Pippin, Beregond, assommé et mis à mal, s’effondra ; et le grand chef troll qui l’avait frappé se pencha sur lui et tendit une griffe pour le saisir ; car ces abominables créatures avaient coutume de prendre ceux qu’ils terrassaient pour leur croquer la gorge.
Alors, Pippin frappa vers le haut, et la lame gravée de l’Occidentale perça le cuir du troll et s’enfonça profondément dans ses chairs, faisant jaillir un sang noir. Le troll bascula en avant et s’écroula comme un rocher, ensevelissant ses adversaires sous lui. Le noir, la puanteur et une douleur écrasante suffoquèrent Pippin, et son esprit s’abîma dans de profondes ténèbres.
« Tout finit donc comme je l’avais prévu », lui souffla sa pensée, comme elle s’envolait ; et elle rit un peu en lui avant de s’évader, heureuse, presque, d’abandonner enfin tout doute, tout souci et toute peur. Puis, au moment de voler vers l’oubli, elle entendit des voix qui semblaient crier, loin au-dessus d’elle, dans un monde reculé :
« Les Aigles arrivent ! Les Aigles arrivent ! »
La pensée de Pippin resta suspendue, un instant encore. « Bilbo ! dit-elle. Mais non ! C’était dans son histoire, il y a très, très longtemps. Celle-ci est la mienne, et elle est terminée, à présent. Adieu ! » Et sa pensée s’enfuit au loin et ses yeux ne virent plus.