Vieil Homme Saule

26 septembre 3018

grimoire

Les hobbits commencèrent à avoir très chaud. Des armées de mouches de toutes sortes bourdonnaient à leurs oreilles, et le soleil de l’après-midi leur brûlait le dos. Ils finirent par arriver sous un léger ombrage, donné par de grands rameaux gris étendus au-dessus du sentier. Chaque pas en avant devint plus ardu que le précédent. La somnolence semblait surgir du sol et s’insinuer dans leurs jambes, et tomber doucement des airs pour se poser sur leurs têtes et sur leurs paupières.

Frodo se sentit le menton et la tête lourds. Juste devant lui, Pippin tomba à genoux. Frodo s’arrêta. « Ça ne sert à rien, entendit-il dire Merry. Incapable de faire un pas de plus sans me reposer. Besoin d’une sieste. Il fait bon sous les saules. Moins de mouches ! »

Frodo n’aimait guère ce qu’il entendait. « Allons ! cria-t-il. On ne peut pas faire la sieste tout de suite. Il nous faut sortir de la Forêt avant. » Mais les autres étaient trop endormis pour s’en soucier. Sam se tenait près d’eux l’air stupide, bâillant et cillant des paupières.

Soudain, Frodo sentit le sommeil l’envahir à son tour. La tête lui tournait. L’air semblait presque totalement silencieux, à présent. Les mouches avaient cessé de bourdonner. Seul un bruissement à peine audible, un friselis comme d’un chant à demi murmuré, semblait s’éveiller là-haut parmi les branches. Levant des yeux ensommeillés, il vit que se penchait sur lui un immense saule, vieux et chenu. Il semblait énorme, déployant ses rameaux innombrables dans toutes les directions, comme des bras tendus et des mains aux longs doigts ; son tronc noueux et tordu présentait de larges fissures qui grinçaient faiblement tandis que remuaient ses branches. Ses feuilles, virevoltant sur le ciel clair, l’éblouirent ; et il tomba à la renverse et demeura étendu dans l’herbe.

Merry et Pippin se traînèrent jusqu’à l’arbre et s’allongèrent contre le tronc. Derrière eux, les grandes fissures s’ouvrirent tout grand pour les recevoir tandis que l’arbre se balançait en grinçant. Ils levèrent le regard vers les feuilles grises et jaunes ; elles dansaient doucement dans la lumière, chantaient. Ils fermèrent les yeux, puis il leur sembla presque pouvoir discerner des mots, des mots rafraîchissants qui leur parlaient d’eau et de sommeil. Ils s’abandonnèrent au sortilège et tombèrent profondément endormis au pied du grand saule gris.

Frodo resta étendu un moment, luttant contre le sommeil qui l’envahissait ; puis, par un effort de volonté, il se remit debout. Une irrésistible envie d’eau fraîche le subjuguait. « Attends-moi, Sam, balbutia-t-il. Veux me baigner les pieds un peu. »

Rêvant à moitié, il s’avança d’un pas confus jusqu’à la rivière, où l’arbre projetait de grandes et sinueuses racines, tels de noueux dragonneaux tendant le cou pour boire. Il chevaucha l’une d’entre elles et trempa ses pieds échauffés dans l’eau brune et fraîche ; et là, il tomba soudain endormi à son tour, adossé contre l’arbre.


Sam s’assit et se gratta la tête, bâillant comme une caverne. Il était inquiet. L’après-midi touchait à sa fin, et cette soudaine envie de dormir lui semblait décidément troublante. « Y a pas que du soleil et de la chaleur derrière tout ça, marmonna-t-il pour lui-même. Ce gros arbre-là me plaît pas trop. Je lui fais pas du tout confiance. Écoute-le qui chante pour nous endormir ! Je vais pas laisser faire ça ! »

Il se releva avec effort et, d’un pas chancelant, alla voir ce qu’étaient devenus les poneys. Il découvrit que deux d’entre eux s’étaient aventurés assez loin dans le sentier ; et il venait de les rattraper et de les ramener près des autres, lorsqu’il entendit deux bruits : l’un fort, l’autre plus doux mais néanmoins très distinct. L’un était un grand éclaboussement, comme si un gros paquet était tombé dans l’eau ; l’autre ressemblait au déclic d’une serrure quand une porte se referme en silence.

Il se précipita vers la rive. Frodo se trouvait dans la rivière non loin du bord, et une grande racine semblait le tenir sous l’eau, mais il ne se débattait pas. Sam agrippa sa veste et le dégagea de sous la racine, puis le ramena sur la rive avec difficulté. Il se réveilla presque immédiatement, toussant et crachotant.

« Peux-tu croire, Sam, finit-il par dire, que ce maudit arbre m’a jeté à l’eau ? Je l’ai senti. La grosse racine s’est tout simplement retournée pour me faire tomber ! »

« Vous rêviez, je pense bien, monsieur Frodo, dit Sam. Vaut mieux pas vous asseoir dans un endroit pareil si vous êtes somnolent. »

« Et les autres ? demanda Frodo. Je me demande quelle sorte de rêves ils font. »

Ils firent le tour de l’arbre, et Sam comprit alors quel était le déclic qu’il avait entendu. Pippin avait disparu. La fissure près de laquelle il s’était allongé s’était refermée sans laisser ne serait-ce qu’une fente. Merry était prisonnier : une autre fissure s’était refermée autour de sa taille ; ses jambes se trouvaient à l’extérieur, mais le reste de son corps était coincé derrière la sombre ouverture qui le serrait comme des tenailles.

Frodo et Sam frappèrent d’abord le tronc à l’endroit où Pippin s’était allongé. Puis ils se démenèrent comme des forcenés pour desserrer l’étau qui enserrait le pauvre Merry. Cela ne donna absolument rien.

« Quelle chose épouvantable ! s’écria Frodo avec affolement. Pourquoi sommes-nous venus dans cette affreuse Forêt ? Si seulement nous étions encore tous à Creux-le-Cricq ! » Il frappa l’arbre d’un grand coup de pied, de toutes ses forces et sans se soucier de ses propres membres. Un frisson à peine perceptible parcourut le tronc et les branches ; les feuilles bruissèrent et chuchotèrent, mais le son était à présent celui d’un rire faible et éloigné.

« Je suppose qu’on n’a pas de hache dans nos bagages, monsieur Frodo ? » demanda Sam.

« J’ai apporté une hachette pour fendre du bois d’allumage, dit Frodo. Elle ne servirait pas à grand-chose. »

« Attendez une minute ! s’écria Sam, à qui le bois d’allumage venait de suggérer une idée. On pourrait se servir du feu ! »

« On pourrait, dit Frodo d’un ton dubitatif. On pourrait réussir à faire brûler vif ce pauvre Pippin. »

« On pourrait commencer par essayer de faire mal à cet arbre, ou bien lui faire peur, dit Sam avec férocité. S’il les laisse pas partir, je vais l’abattre, quand bien même j’aurais à le ronger. » Il courut vers les poneys et revint bientôt avec une hachette et deux briquets à amadou.

Ils amassèrent rapidement de l’herbe et des feuilles sèches, ainsi que quelques bouts d’écorce ; puis ils empilèrent des brindilles et du petit bois fendu. Ils entassèrent ce combustible près du tronc de l’autre côté de l’arbre, loin des prisonniers. Sitôt que Sam fit jaillir une étincelle sur l’amadou, l’herbe sèche s’embrasa en un jet de flammes et de fumée. Les brindilles crépitèrent. De petites langues de feu léchèrent l’écorce desséchée et balafrée du vieil arbre et la roussit. Un tremblement parcourut le saule tout entier. Les feuilles semblaient siffler au-dessus de leurs têtes, comme de douleur et de colère. Merry lâcha un grand hurlement, et, loin à l’intérieur de l’arbre, ils entendirent Pippin pousser un cri étouffé.

« Éteignez ! Éteignez ! cria Merry. Il va me couper en deux si vous ne le faites pas. C’est ce qu’il dit ! »

« Qui ? Quoi ? » hurla Frodo en se précipitant de l’autre côté de l’arbre.

« Éteignez ! Éteignez ! » supplia Merry. Les branches du saule se mirent à osciller violemment. Un son se fit entendre, comme si un vent s’était levé et se répandait dans les branches de tous les arbres environnants ; comme s’ils avaient laissé tomber une pierre dans la quiétude ensommeillée de la vallée, suscitant des ondes de colère qui se propageaient dans toute la Forêt. Sam éteignit le petit feu à coups de pied et piétina les étincelles. Mais Frodo, sans trop savoir pourquoi il le faisait, ou ce qu’il espérait, courut dans le sentier en criant au secours ! au secours ! au secours ! Il lui semblait avoir du mal à entendre sa propre voix pourtant stridente : elle paraissait emportée par le vent du saule et submergée par la clameur des feuilles, sitôt que les mots sortaient de sa bouche. Il était au désespoir : perdu et désemparé.

J.R.R. Tolkien