Isengard
5 mars 3019
Gandalf s’arrêta à la porte d’Orthanc et la frappa avec son bâton. Elle résonna d’un son caverneux. « Saruman, Saruman ! cria-t-il d’une voix forte et autoritaire. Saruman, montre-toi ! »
Ses appels restèrent quelque temps sans réponse. Enfin, les volets s’ouvrirent à la fenêtre du dessus, mais personne ne se voyait dans la sombre ouverture.
« Qui est là ? demanda une voix. Que voulez-vous ? » Théoden sursauta. « Je connais cette voix, dit-il, et je maudis le jour où je l’écoutai pour la première fois. »
« Va chercher Saruman, puisque te voilà maintenant son valet de pied, Gríma Langue de Serpent ! dit Gandalf. Et ne nous fais pas perdre notre temps ! »
La fenêtre se referma. Ils attendirent. Soudain une autre voix s’éleva, douce et mélodieuse – son timbre même, un enchantement. Ceux qui, sans méfiance, prêtaient l’oreille à cette voix étaient rarement capables de rapporter les mots entendus ; et quand ils le pouvaient, ils s’étonnaient, car ces mots leur semblaient alors sans grand pouvoir. Pour la plupart, ils se rappelaient seulement combien il était agréable d’entendre parler la voix : tout ce qu’elle disait paraissait sage et raisonnable, et le désir s’éveillait en eux, par le plus vif assentiment, de paraître sage à leur tour. Quand d’autres prenaient la parole, ils semblaient, par comparaison, frustes et indélicats ; et s’ils contredisaient la voix, la colère enflammait le cœur de ceux qui étaient sous le charme. Pour certains, le charme n’opérait que si la voix s’adressait à eux ; autrement, ils avaient le sourire de ces hommes qu’un tour de prestidigitateur ne parvient pas à tromper, alors que d’autres en restent bouche bée. Dans bien des cas, le seul son de la voix suffisait à les subjuguer ; et pour ceux qui étaient conquis, le charme persistait même quand ils étaient au loin, et ils entendaient toujours cette voix douce leur chuchoter à l’oreille avec instance. Mais nul n’y restait insensible ; nul ne rejetait ses ordres et ses prières sans un effort de l’esprit et de la volonté, tant que son détenteur en gardait la maîtrise.
« Alors ? dit-elle à présent d’un ton doucement interrogateur. Pourquoi venir troubler mon repos ? Ne puis-je avoir un seul moment de paix, de nuit comme de jour ? » C’était le ton d’une âme bienveillante heurtée par l’injustice de son sort.
Ils levèrent des yeux ahuris, car ils ne l’avaient pas entendu approcher ; et ils virent derrière la balustrade une forme qui les regardait d’en haut : un vieillard, drapé d’une ample cape de couleur indéfinissable, car elle changeait de ton chaque fois qu’ils promenaient le regard, ou quand le vieillard bougeait. Il avait le visage long et le front haut, des yeux noirs et profonds, difficiles à sonder ; bien qu’ils eussent alors un air grave et bienveillant, un peu las. Il avait la barbe et les cheveux blancs, mais des mouchetures de noir se voyaient encore au pourtour des lèvres et des oreilles.
« Semblable et dissemblable à la fois », marmonna Gimli.
« Mais allons donc, dit la douce voix. Il en est au moins deux parmi vous que je connais de nom. Gandalf, je le connais trop bien pour espérer vraiment qu’il soit venu quérir mon aide ou mes conseils. Mais vous, Théoden, Seigneur de la Marche du Rohan, vous vous signalez par vos nobles emblèmes, et plus encore par les beaux traits de la Maison d’Eorl. Ô digne fils de Thengel le trois fois renommé ! Pourquoi n’être pas venu plus tôt et en ami ? J’ai grandement désiré vous voir, roi entre les rois des terres de l’Ouest, en particulier ces dernières années, pour vous délivrer des conseils malavisés, souvent mauvais, dont je vous voyais accablé ! Est-il trop tard, à présent ? En dépit des torts qui m’ont été causés, et dont les hommes du Rohan ne sont, hélas ! pas innocents, je voudrais quand même vous sauver, et vous préserver de la ruine qui vous attend inévitablement, si vous suivez cette route sur laquelle vous êtes engagé. Car je suis bien le seul à pouvoir vous aider, maintenant. »
Théoden ouvrit la bouche comme pour prendre la parole, mais il resta muet. Il leva la tête vers la figure de Saruman qui le scrutait de ses yeux sombres et graves ; puis il se tourna vers Gandalf debout à ses côtés, et parut hésiter. Gandalf ne fit aucun signe ; il se tint silencieux comme une pierre, tel un homme attendant patiemment un signal qui n’est pas encore venu. Les Cavaliers remuèrent, accueillant les paroles de Saruman avec un murmure d’approbation ; et bientôt, ils tombèrent eux aussi dans le silence, comme ensorcelés. Ils avaient l’impression que Gandalf n’avait jamais eu pour leur seigneur de paroles aussi justes, ni aussi belles. Que tous ses échanges avec Théoden étaient empreints d’arrogance et de brusquerie. Et une ombre envahit leur cœur, la crainte d’un grave péril : la fin de la Marche, au milieu de ténèbres où Gandalf les conduisait ; alors que Saruman leur montrait une porte de sortie qu’il tenait à demi ouverte, de sorte qu’un rayon de lumière en émanait. Le silence s’appesantit.
Ce fut Gimli le nain qui s’exclama tout à coup. « Les paroles de ce magicien sont sens dessus dessous, grogna-t-il, agrippant le manche de sa hache. Dans la langue d’Orthanc, aider signifie ruiner, et sauver veut dire tuer, cela crève les yeux. Mais nous ne sommes pas venus quémander. »
« Paix ! » dit Saruman ; et l’espace d’un instant, sa voix se fit moins doucereuse, et une lueur étincela dans ses yeux avant de disparaître. « Je ne m’adresse pas encore à vous, Gimli fils de Glóin, dit-il. Votre patrie est loin d’ici, et les troubles de ce pays ne vous concernent guère. Mais ce n’est pas votre faute si vous vous retrouvez mêlé à ceux-ci ; ainsi, je ne vous reprocherai pas le rôle que vous avez pu y jouer – un rôle valeureux, à n’en point douter. Mais permettez-moi je vous prie de parler d’abord au Roi du Rohan, mon voisin, et naguère mon ami.
« Qu’avez-vous à dire, Théoden Roi ? Voulez-vous faire la paix avec moi, et jouir de toute l’aide que mon savoir, fondé sur de longues années, pourrait vous apporter ? Prendrons-nous conseil ensemble afin de nous prémunir contre ces jours funestes, et réparerons-nous les torts infligés à chacun avec suffisamment de bonne volonté, pour que nos domaines viennent à fleurir tous deux comme jamais ils n’ont fleuri ? »
Théoden ne fit toujours aucune réponse. Nul ne pouvait dire s’il luttait contre la colère ou contre le doute. Éomer prit la parole.
« Seigneur, écoutez-moi ! dit-il. Nous voici confrontés au danger dont nous avons été prévenus. Avons-nous chevauché à la victoire pour aboutir ici, enjôlés par ce vieux menteur qui distille du miel de sa langue fourchue ? Un loup, piégé par les chiens, leur tiendrait exactement ce discours, s’il en était capable. Quelle aide peut-il vous offrir en vérité ? Il ne cherche qu’à se tirer d’affaire. Mais allez-vous parlementer avec ce dispensateur de traîtrise et d’assassinat ? Souvenez-vous de Théodred aux Gués, et de la tombe de Háma devant la Gorge de Helm ! »
« S’agissant de langues de vipère, que dire de la vôtre, jeune serpent ? répliqua Saruman avec un éclair de colère que tous purent voir. Mais allons, Éomer fils d’Éomund ! poursuivit-il de sa voix douce. À chacun son affaire. La vôtre est dans les hauts faits d’armes, et vous vous attirez par là un très grand honneur. Contentez-vous d’occire ceux que votre seigneur désigne comme ennemis. Ne vous mêlez pas de politiques qui vous dépassent. Mais dussiez-vous un jour être roi, vous verrez peut-être l’importance de choisir vos amis avec soin. L’amitié de Saruman et la puissance d’Orthanc ne sauraient être écartées à la légère, qu’importent les griefs, réels ou inventés, qu’on choisit d’invoquer. Vous avez gagné une bataille, non une guerre – et ce, grâce à une aide sur laquelle vous ne pourrez plus compter. L’Ombre du Bois pourrait attendre à votre porte, la prochaine fois : elle est capricieuse, insensée, et elle n’aime guère les Hommes.
« Mais, monseigneur du Rohan, faut-il me traiter d’assassin parce que de vaillants hommes sont tombés au combat ? Si vous partez en guerre, inutilement, car tel n’était pas mon désir, alors des hommes mourront. Mais si cela fait de moi un assassin, toute la maison d’Eorl est entachée de meurtre ; car elle a livré bien des guerres et attaqué nombre de gens qui la défiaient. Cela ne l’a pas empêchée, parfois, de chercher ensuite une paix qui, pour avoir été politique, n’était pas mauvaise pour autant. Or donc, Théoden Roi : aurons-nous la paix et l’amitié, vous et moi ? Il n’appartient qu’à nous d’en décider. »
« Nous aurons la paix », dit enfin Théoden, d’une voix pâteuse et avec effort. Plusieurs des Cavaliers s’écrièrent de joie. Théoden leva une main. « Oui, nous aurons la paix, dit-il à présent d’une voix claire, nous aurons la paix, quand vous et toutes vos œuvres aurez péri – et celles de votre sinistre maître auquel vous voudriez nous livrer. Vous êtes un menteur, Saruman, un corrupteur du cœur des hommes. Vous me tendez la main, et je ne vois qu’une griffe de la serre du Mordor. Cruelle et froide ! Même si votre guerre contre moi avait été juste – ce qu’elle n’était pas ; car seriez-vous dix fois plus sage que vous n’auriez aucunement le droit de nous asservir, moi et les miens, à votre volonté et à vos intérêts –, même alors, que dites-vous des torches allumées dans l’Ouestfolde et des enfants qui gisent là-bas sans vie ? Et le corps de Háma, mutilé devant les portes de la Ferté-au-Cor alors qu’il était déjà mort… Quand vous serez ici pendu à un gibet pour le bénéfice de vos propres corbeaux, je serai en paix avec vous et avec Orthanc. Voilà pour la Maison d’Eorl. Certes, je n’ai pas la stature de mes pères, mais je ne dois pas pour autant vous lécher les doigts. Tournez-vous autre part. Mais je crains que votre voix n’ait perdu son charme. »
Les Cavaliers levèrent les yeux vers Théoden, comme brusquement tirés d’un rêve. Après la musique de Saruman, la voix rauque de leur maître paraissait celle d’un vieux corbeau. Mais Saruman, pendant un moment, devint fou de rage. Il se pencha sur la balustrade vers le Roi, comme pour lui asséner un coup de bâton. Certains crurent voir tout à coup un serpent qui se love et se prépare à mordre.
« Des gibets et des corbeaux ! siffla-t-il, et ils frémirent devant cet affreux changement. Vieux gâteux ! Qu’est-ce que la maison d’Eorl sinon une grange couverte de chaume où des bandits trinquent dans le relent, pendant que leur marmaille se roule sur le sol parmi les chiens ? Trop longtemps ils ont eux-mêmes échappé au gibet. Mais le nœud descend – lent à se serrer, dur et implacable à la fin. À la potence, si cela vous agrée ! » Sa voix changea alors, tandis qu’il se maîtrisait peu à peu. « Je ne sais pourquoi j’ai mis tant de patience à vous parler. Car je n’ai aucunement besoin de vous, ni de votre petite bande de galopeurs, aussi prompts à fuir qu’à avancer, Théoden Maître des Chevaux. Je vous ai proposé, il y a bien longtemps, une condition bien au-dessus de votre mérite et de votre envergure. Je vous l’ai offerte encore à l’instant, afin que ceux que vous fourvoyez puissent s’aviser des chemins qui s’offrent à eux. Vous me le rendez par des fanfaronnades et des injures. Eh bien, soit. Regagnez vos cabanes !
« Mais toi, Gandalf ! Pour toi du moins je suis peiné, car je perçois le déshonneur qui est tien. Comment se fait-il que tu endures pareille compagnie ? Car tu es fier, Gandalf, et non sans raison : tu as l’esprit noble, et des yeux qui voient au plus loin et au plus profond. Ne voudras-tu m’écouter, même aujourd’hui ? »
Gandalf remua, levant la tête. « Qu’as-tu à dire que tu ne m’as pas dit la dernière fois ? demanda-t-il. Ou y a-t-il des choses dont tu voudrais te dédire ? »
Saruman observa une pause. « Me dédire ? fit-il songeur, l’air perplexe. Me dédire ? Je me suis efforcé de te conseiller pour ton propre bien, mais tu m’as à peine écouté. Tu es fier, et tu n’aimes guère les conseils, car tu n’es pas sans ta propre sagesse, il est vrai. Mais tu as erré ce jour-là, je crois, te méprenant sciemment sur mes intentions. Et dans mon empressement à te persuader, je crains d’avoir perdu patience. En vérité, je le regrette. Car je ne te voulais aucun mal ; et aujourd’hui non plus, je ne t’en veux pas, même si tu reviens à moi en compagnie de barbares et d’ignorants. Comment le pourrais-je ? Ne sommes-nous pas membres du même ordre, à la fois noble et ancien, des plus éminents en Terre du Milieu ? Notre amitié nous serait mutuellement profitable. Ensemble, nous pourrions faire encore bien des choses pour apaiser les désordres du monde. Essayons de nous comprendre l’un l’autre, sans plus nous occuper de ces pauvres gens ! Qu’ils se plient à nos décisions ! Pour le bien commun, je suis prêt à réparer le passé et à te recevoir. Pourquoi ne pas discuter avec moi ? Pourquoi ne pas monter ? »
Saruman investit tant de pouvoir dans ce dernier effort qu’aucun de ceux qui se trouvaient à portée n’y resta insensible. Mais le charme n’était plus du tout le même. C’était la douce remontrance d’un roi bienveillant à l’égard d’un ministre fautif, encore que très apprécié. Mais eux étaient exclus, comme s’ils prêtaient l’oreille à des propos qui ne leur étaient pas destinés, tels des enfants mal élevés ou des serviteurs ignorants massés derrière une porte, épiant le discours abscons de leurs aînés tout en se demandant quelle incidence il aurait sur leur sort. Ces deux-là étaient d’une tout autre trempe : sages et vénérables. Ils ne pouvaient manquer de s’allier. Gandalf monterait dans la tour pour y discuter de choses profondes, bien au-delà de leur entendement, dans les hauteurs d’Orthanc. La porte se refermerait, et on les laisserait dehors, où ils n’auraient plus qu’à attendre la tâche ou le châtiment choisis pour eux. Cette pensée prit forme, même dans l’esprit de Théoden, comme une ombre de doute : « Il nous trahira, il ira ; nous serons perdus. »
Puis Gandalf rit. Le fantasme disparut tout à coup en fumée.
« Saruman, Saruman… ! dit Gandalf sans s’arrêter de rire. Saruman, tu as manqué ta vocation. Tu aurais dû être le fou du roi, et gagner ton pain, et sans doute quelques coups de fouet, en imitant ses conseillers. Ah, ma parole ! fit-il, s’arrêtant pour mieux contenir son hilarité. Nous comprendre l’un l’autre ? J’ai bien peur d’être au-delà de ta compréhension. Mais toi, Saruman, je ne te cerne que trop bien, à présent. J’ai meilleure souvenance de tes dires, et de tes actes, que tu ne le supposes. La dernière fois que je t’ai rendu visite, tu étais le geôlier du Mordor, et tu te proposais de m’y envoyer. Nenni, l’hôte qui s’est échappé par le toit y pensera à deux fois avant de repasser la porte. Non, je ne crois pas que je vais monter. Mais écoute-moi, Saruman, pour la dernière fois ! Ne veux-tu pas descendre ? Les murs d’Isengard n’ont pas démontré toute la force que ton espoir et ton imagination leur prêtaient. Il en va peut-être de même pour ces choses en lesquelles tu as encore confiance. Ne serait-il pas bon de t’en éloigner pour quelque temps ? De te tourner ailleurs, peut-être ? Réfléchis bien, Saruman ! Ne veux-tu pas descendre ? »
Une ombre passa sur le visage de Saruman ; puis il devint pâle comme la mort. Avant qu’il n’ait pu s’en cacher, ils virent poindre derrière le masque l’angoisse d’un esprit en proie au doute, craignant de quitter son refuge, mais révulsé à l’idée d’y rester. Il hésita une seconde, et tous retinrent leur souffle. Puis il parla, d’une voix stridente et glaciale. L’orgueil et la haine avaient raison de lui.
« Si je veux descendre ? railla-t-il. Un homme sans défense descend-il parler à des voleurs qui l’attendent dans la rue ? Je vous entends très bien d’ici. Je ne suis pas un sot, et je ne te fais nullement confiance, Gandalf. Ils n’encombrent pas ouvertement mon escalier, mais je sais où se terrent les sauvages démons du bois, attendant tes ordres. »
« Les traîtres sont toujours des êtres méfiants, répondit Gandalf avec lassitude. Mais tu n’as pas à craindre pour ta peau. Je ne désire pas te tuer, ni te faire de mal, comme tu ne manquerais pas de le savoir si tu me comprenais vraiment. Et j’ai le pouvoir de te protéger. Je veux te donner une dernière chance. Tu peux quitter Orthanc, libre… si tu le décides. »
« N’est-ce pas beau ? fit Saruman avec moquerie. Tout à fait dans la manière de Gandalf le Gris : si condescendant, mais ô combien aimable. Je ne doute pas qu’Orthanc te serait agréable, et mon départ commode. Mais pour quelle raison voudrais-je partir ? Et qu’entends-tu par “libre” ? Il y a des conditions, je présume ? »
« Des raisons, il y en a, et tu les vois de tes fenêtres, répondit Gandalf. D’autres se présenteront à ton esprit. Tes serviteurs sont dispersés ou réduits à néant ; tu t’es mis à dos tes voisins ; et tu as trompé ton nouveau maître, ou du moins as-tu essayé. Quand il tournera son œil de ce côté, ce sera l’œil rouge du courroux. Mais quand je dis “libre”, je veux dire “libre” : libre d’entrave, par les chaînes ou par la sujétion – libre d’aller où tu l’entends, même… même au Mordor, Saruman, si tu le désires. Mais tu dois d’abord me remettre la Clef d’Orthanc, et ton bâton. Ces objets, gages de ta bonne conduite, te seront rendus plus tard, si tu les mérites. »
Saruman blêmit, son visage se tordit de rage, et une lueur rouge s’alluma dans son regard. Il eut un rire dément. « Plus tard ! s’exclama-t-il, et sa voix s’éleva en un cri aigu. Plus tard ! Oui, quand tu auras aussi les Clefs de Barad-dûr même, je suppose ; et les couronnes de sept rois, et les bâtons des Cinq Magiciens, et que tu te seras acheté une nouvelle paire de bottes, beaucoup plus grandes que celles que tu portes en ce moment. Un plan des plus raisonnables. Et qui ne nécessite guère mon apport ! J’ai autre chose à faire. Ne fais pas l’imbécile. Si tu désires traiter avec moi, va-t’en d’ici, et reviens quand tu seras dégrisé ! Et laisse là-bas ces coupe-jarrets et cette petite vermine toujours pendue à tes basques ! Bonne journée ! » Il tourna les talons et quitta le balcon.
« Reviens, Saruman ! » dit Gandalf d’une voix autoritaire. À la stupéfaction des autres, Saruman se retourna et, comme entraîné malgré lui, il revint lentement à la balustrade de fer, s’appuyant contre celle-ci et soufflant bruyamment. Son visage flétri était creusé de rides. Sa main agrippait son lourd bâton noir comme une serre.
« Je ne t’ai pas donné la permission de partir, dit Gandalf avec sévérité. Je n’ai pas terminé. Tu es devenu un fou, Saruman, mais un fou dont on peut avoir pitié. Il était encore temps de tourner le dos à la folie et au mal, et de rendre service. Mais tu as choisi de rester, et de ronger les bouts de tes vieilles intrigues. Reste donc ! Mais je t’avertis, tu ne ressortiras pas facilement d’ici. À moins que l’Est n’étende ses mains noires pour te saisir. Saruman ! cria-t-il, et sa voix gagna en puissance et en autorité. Vois, je ne suis pas Gandalf le Gris, que tu as trahi. Je suis Gandalf le Blanc, qui est revenu de la mort. Tu n’as plus de couleur, désormais, et je te bannis de l’ordre et du Conseil. »
Levant une main, il parla lentement, d’une voix claire et froide. « Saruman, ton bâton est brisé. » Il y eut un craquement ; le bâton vola en éclats dans la main de Saruman, et la tête vint choir aux pieds de Gandalf. « Va-t’en ! » dit Gandalf. Saruman recula avec un cri et s’éloigna en se traînant. À cet instant, un objet lourd et luisant tomba brusquement d’en haut. Il ricocha sur la balustrade juste au moment où Saruman s’en éloignait, et, frôlant la tête de Gandalf, vint s’abattre sur la marche où le mage se tenait. La balustrade résonna et se rompit. La marche se fendit, faisant jaillir de brillantes étincelles. Mais la boule était intacte ; elle roula dans l’escalier, tel un globe de cristal d’aspect sombre avec en son cœur un rougeoiement de feu. Comme elle s’en allait en roulant vers une mare, Pippin courut après et la ramassa.
« Canaille d’assassin ! » s’écria Éomer. Mais Gandalf resta impassible. « Non, cet objet n’a pas été lancé par Saruman, dit-il ; ni même à sa demande, je crois bien. Il venait d’une fenêtre loin au-dessus. Une dernière petite attention de maître Langue de Serpent, j’imagine, quoique mal dirigée. »
« Si le lancer manquait de précision, c’est peut-être qu’il n’arrivait pas à décider lequel des deux il détestait le plus, vous ou Saruman », dit Aragorn.
« Peut-être bien, dit Gandalf. Ces deux larrons ne trouveront pas grand réconfort dans leur compagnonnage : ils vont s’entre-dévorer de mots. Mais ce châtiment est juste. Si Langue de Serpent ressort un jour d’Orthanc avec la vie sauve, ce sera déjà mieux que ce qu’il méritait.
« C’est bon, mon garçon, je vais le prendre ! Je ne vous ai pas demandé d’y toucher », s’écria-t-il en se retournant, voyant Pippin gravir lentement les marches, comme s’il portait un grand poids. Descendant à sa rencontre, il prit rapidement le globe sombre des mains du hobbit et l’enveloppa dans un pan de sa cape. « Je vais m’occuper de cela, dit-il. Ce n’est pas quelque chose que Saruman aurait choisi de jeter, je pense. »
« Mais il pourrait avoir autre chose à jeter, dit Gimli. Si le débat est terminé, mettons-nous au moins hors de portée des pierres ! »
« C’est terminé, dit Gandalf. Allons-nous-en. »