Champs du Pelennor
15 mars 3019
« Ainsi finit Denethor, fils d’Ecthelion », dit Gandalf. Puis il se tourna vers Beregond et les serviteurs du Seigneur qui se tenaient là, atterrés. « Et ainsi s’achèvent les jours du Gondor que vous avez connu ; pour le bien ou pour le mal, ils sont terminés. De terribles actes ont été commis ici ; mais fasse que toute inimitié soit écartée entre vous, car c’est le fait de l’Ennemi, et elle sert sa volonté. Vous vous êtes pris dans un filet de devoirs contraires que vous n’avez pas tissé. Mais songez, vous autres féaux serviteurs, aveugles dans votre obédience, que n’eût été la trahison de Beregond, Faramir, Capitaine de la Tour Blanche, serait brûlé lui aussi, à présent.
« Portez vos camarades tombés hors de cet endroit funeste. Nous, nous emmènerons Faramir, Intendant du Gondor, dans un lieu où il pourra dormir en paix, ou mourir, si son destin est tel. »
Gandalf et Beregond emportèrent alors le brancard vers les Maisons de Guérison, et Pippin les suivit, la tête basse. Mais les hommes du Seigneur restèrent comme pétrifiés devant la demeure mortuaire ; et tandis que Gandalf arrivait au bout de Rath Dínen, un grand bruit s’éleva. Regardant en arrière, ils virent le dôme de la maison se fissurer et de la fumée en sortir ; puis, avec un grondement et un fracas de pierre, il s’écroula en un tourbillon d’étincelles ; mais les flammes encore vives continuaient de danser et de trembloter parmi les ruines. Les serviteurs s’enfuirent alors, terrifiés, et coururent rejoindre Gandalf.
Ils finirent par regagner la Porte de l’Intendant, et Beregond regarda le portier d’un air douloureux. « Cet acte me sera toujours odieux, dit-il ; mais j’étais dans une folle hâte, et plutôt que de m’écouter, il a tiré l’épée contre moi. » Il sortit la clef qu’il avait ravie au mort, referma la porte et tourna la serrure. « Il faudrait la remettre au seigneur Faramir », dit-il.
« Le Prince de Dol Amroth a pris le commandement en l’absence du Seigneur, dit Gandalf, mais comme il n’est pas ici, je dois prendre cette décision sur moi. Je vous demanderais de conserver précieusement cette clef, jusqu’à ce que les choses soient remises en ordre. »
Ils passèrent enfin dans les hauts cercles de la Cité et suivirent, à la lumière du matin, le chemin des Maisons de Guérison ; et c’étaient de belles demeures construites à l’écart pour le soin des personnes gravement malades, mais elles devaient à présent accueillir et soigner les blessés et les mourants. Elles se trouvaient non loin de la Porte de la Citadelle, contre le rempart sud du sixième cercle, et elles étaient entourées d’un jardin et d’une pelouse plantée d’arbres, seul endroit semblable dans la Cité. Là demeuraient les quelques femmes qui avaient eu la permission de rester à Minas Tirith, étant au service des guérisseurs ou elles-mêmes versées dans cet art.
Mais au moment où Gandalf et ses compagnons arrivaient avec le brancard à l’entrée principale des Maisons, ils entendirent un grand cri qui semblait monter du champ de bataille devant la Porte : une plainte aiguë et perçante qui, s’élevant dans le ciel, passa, et mourut au vent. Ce cri était si horrible que, pendant un instant, tous restèrent figés sur place ; mais lorsqu’il se fut éteint, leur cœur se gonfla d’un espoir comme ils n’en avaient pas connu depuis que les ténèbres étaient venues de l’Est ; et il leur sembla que la lumière s’éclaircissait et que le soleil perçait les nuages.
Mais le visage de Gandalf était grave et triste, et, priant Beregond et Pippin de transporter Faramir à l’intérieur des Maisons, il monta au sommet des murs tout proches ; et là, comme une image gravée en blanc, il se tint dans le soleil nouveau et regarda au loin. Et de la vue dont il était doué, il vit là-bas tout ce qui s’était passé ; et quand Éomer quitta la tête de son armée pour se tenir auprès des siens, tombés sur le champ de bataille, il soupira, ramena sa cape autour de ses épaules, et s’en fut des remparts. Et Beregond et Pippin, sortant des Maisons, le trouvèrent debout devant la porte, plongé dans ses réflexions.
Ils le regardèrent et, pendant quelque temps, le magicien resta silencieux. Enfin, il se décida à parler. « Mes amis, dit-il, et vous tous, gens de cette cité et des Terres de l’Ouest ! Il vient de se passer des choses d’une grande tristesse, mais aussi d’un grand éclat. Allons-nous pleurer ou nous réjouir ? Contre tout espoir, le Capitaine de nos ennemis a été défait, et vous avez entendu l’écho de son dernier tourment. Mais il n’est pas disparu sans nous causer un grand malheur et une perte immense. J’aurais pu les éviter, n’eût été la folie de Denethor. L’emprise de notre Ennemi est devenue si grande ! Hélas ! mais je vois maintenant par quel moyen sa volonté a pu s’introduire au cœur même de la Cité.
« Les Intendants ont cru que ce secret n’était connu que d’eux-mêmes ; mais j’ai deviné il y a longtemps qu’une des Sept Pierres de Vision au moins était conservée ici, dans la Tour Blanche. Du temps de sa sagesse, Denethor, conscient de ses limites, n’aurait jamais osé s’en servir pour défier Sauron. Mais la sagesse lui a fait défaut ; et je crains que, devant le péril grandissant de son royaume, il n’ait regardé dans la Pierre et qu’elle ne l’ait floué : bien trop souvent, ai-je raison de croire, depuis que Boromir est parti. Un homme de sa stature ne pouvait être soumis à la volonté du Pouvoir Noir ; n’empêche qu’il voyait seulement ce que ce Pouvoir souhaitait lui montrer. Nul doute que les renseignements ainsi obtenus lui ont souvent été utiles ; mais la vision de la toute-puissance du Mordor qui s’offrait à sa vue alimentait son désespoir, jusqu’à lui faire perdre l’esprit. »
« Maintenant je comprends ce qui m’avait paru si étrange ! dit Pippin, et ce souvenir le fit frissonner. Le Seigneur avait quitté la pièce où Faramir était étendu ; et ce n’est qu’à son retour que je l’ai trouvé changé. Vieux et brisé, je me suis dit. »
« Peu après que Faramir eut été emmené dans la Tour, beaucoup d’entre nous ont vu une étrange lueur s’échapper des plus hautes fenêtres, dit Beregond. Mais nous l’avions aperçue avant, et le bruit a longtemps couru dans la Cité, disant que le Seigneur montait parfois à sa chambre haute pour lutter en pensée avec son Ennemi. »
« Hélas ! j’ai donc deviné juste, dit Gandalf. Voilà comment la volonté de Sauron est entrée à Minas Tirith ; et voilà pourquoi j’ai été retenu ici. Et ici je devrai rester, car d’autres seront bientôt sous ma charge, en plus de Faramir.
« Il me faut à présent descendre à la rencontre de ceux qui viennent à nous. J’ai vu, sur le champ de bataille, un spectacle qui m’a beaucoup affligé ; et d’autres malheurs pourraient encore survenir. Suivez-moi, Pippin ! Quant à vous, Beregond, vous feriez mieux de rentrer à la Citadelle et de raconter au chef de la Garde ce qui s’est passé. Il sera de son devoir, j’en ai peur, de vous relever de vos fonctions ; mais dites-lui que, si je puis lui donner conseil, le mieux serait de vous envoyer aux Maisons de Guérison, au chevet de votre capitaine, afin que vous puissiez le protéger et le servir, et être à ses côtés quand il se réveillera – s’il se réveille un jour. Car, grâce à vous, il a été sauvé du feu. Maintenant, partez ! Je reviendrai bientôt. »
Sur ce, il se détourna et descendit avec Pippin dans la Cité. Et comme ils se hâtaient vers les cercles inférieurs, le vent amena une pluie grise, et tous les feux baissèrent, et une grande fumée s’éleva devant eux.