Morannon
25 mars 3019
Tout autour des collines, les armées du Mordor se déchaînaient. Les Capitaines de l’Ouest sombraient dans la marée montante. Le soleil brillait d’un éclat rouge, et sous les ailes des Nazgûl, les ombres de la mort assombrissaient la terre. Aragorn se tenait sous sa bannière, sévère et silencieux, comme perdu dans le souvenir de choses lointaines ou depuis longtemps passées ; mais ses yeux scintillaient comme des étoiles d’autant plus brillantes que la nuit se fait plus profonde. En haut de la colline se tenait Gandalf, blanc et froid, et nulle ombre ne tombait sur lui. L’assaut du Mordor déferlait comme une vague sur les collines assiégées. Des voix rugissaient comme les flots parmi le naufrage et le fracas des armes.
Comme si une vision était soudain offerte à ses yeux, Gandalf remua ; et il se retourna, regardant vers le nord dans les cieux pâles et clairs. Puis il leva les mains et cria d’une voix forte qui s’éleva au-dessus du tumulte : Les Aigles arrivent ! Et de nombreuses voix crièrent en réponse : Les Aigles arrivent ! Les Aigles arrivent ! Les armées du Mordor levèrent la tête et se demandèrent ce que cet augure pouvait signifier.
Vinrent là Gwaihir le Seigneur du Vent et son frère Landroval, plus grands de tous les Aigles du Nord, plus formidables descendants de Thorondor l’ancien, lui dont les aires étaient disséminées sur les pics inaccessibles des Montagnes Encerclantes, quand la Terre du Milieu était jeune. Derrière eux, en de longues colonnes rapides, venaient tous leurs vassaux des montagnes septentrionales, portés par un vent de tourmente. Ils piquèrent droit sur les Nazgûl, plongeant soudain du haut des airs, et la ruée de leurs vastes ailes passant au-dessus des collines fut comme un grand coup de vent.
Mais les Nazgûl virèrent et prirent la fuite, et ils disparurent parmi les ombres du Mordor, percevant le soudain et terrible appel de la Tour Sombre ; et à ce moment même, toutes les armées du Mordor hésitèrent : le doute les saisit au cœur, leur rire s’éteignit, leurs mains tremblèrent et leurs membres faiblirent. Le Pouvoir qui les conduisait et les nourrissait de haine et de furie vacillait, sa volonté les abandonnait ; et, regardant alors dans les yeux de l’ennemi, ils virent une lueur mortelle et furent saisis d’épouvante.
Tous les Capitaines de l’Ouest crièrent alors haut et fort, car leur cœur se gonfla d’un nouvel espoir au milieu des ténèbres. Du sein des collines assiégées, les chevaliers du Gondor, les Cavaliers du Rohan, les Dúnedain du Nord, en rangs serrés, s’élancèrent contre leurs ennemis flageolants, fendant la presse à grand renfort de lances. Mais Gandalf leva les bras et appela de nouveau d’une voix claire :
« Arrêtez-vous, Hommes de l’Ouest ! Arrêtez-vous et attendez ! Voici venue l’heure du destin. »
Et tandis même qu’il parlait, la terre remua sous leurs pieds. Puis, d’un seul coup, loin au-dessus des tours de la Porte Noire, plus haut que les montagnes, une vaste obscurité monta en flèche et jaillit dans le ciel dans un grand flamboiement. La terre gronda et trembla. Les Tours des Dents oscillèrent, puis chancelèrent et tombèrent, le haut rempart s’écroula, la Porte Noire fut renversée et détruite ; et de loin, d’abord faible, puis s’enflant, enfin montant jusqu’aux nuages, vint un roulement sourd, un rugissement, un long tonnerre retentissant et dévastateur.
« Le royaume de Sauron n’est plus ! dit Gandalf. Le Porteur de l’Anneau a accompli sa Quête. » Et tandis que les Capitaines regardaient au sud vers le Pays de Mordor, il leur sembla que, noire devant la sinistre nuée, s’élevait une immense forme d’ombre, impénétrable, couronnée d’éclairs, emplissant tout le ciel. Elle se dressait impérieusement sur le monde, tendant vers eux une vaste et menaçante main, terrible mais impuissante ; car tandis qu’elle se penchait sur eux, un grand vent la saisit, et elle fut entièrement balayée et se dissipa ; et un silence tomba alors.
Les Capitaines courbèrent le chef ; et lorsqu’ils relevèrent les yeux, voyez ! leurs ennemis prenaient la fuite et la puissance du Mordor se dispersait comme poussière au vent. Comme les fourmis, à la mort de la chose boursouflée et prolifique qui habite leur fourmilière et les tient sous sa domination, errent stupidement et sans but pour trouver l’engourdissement et la mort, ainsi les créatures de Sauron, orque, troll ou bête subjuguée par un sort, couraient çà et là comme des fous ; et d’aucuns se tuaient ou se jetaient dans des fosses, ou encore fuyaient en gémissant pour se terrer dans des trous et des endroits sombres, sans lumière, loin de tout espoir. Mais les Hommes du Rhûn et du Harad, Orientais ou Sudrons, voyaient la ruine de leur guerre et la majesté et la gloire des Capitaines de l’Ouest. Et ceux d’entre eux qui étaient plus lourdement et depuis plus longtemps asservis au mal, haïssant l’Ouest, quoique fiers et hardis, s’assemblèrent à leur tour en vue d’un ultime combat désespéré. Mais la plupart s’enfuirent vers l’est comme ils purent ; et certains jetèrent les armes et demandèrent grâce.
Alors Gandalf, laissant la conduite de la bataille et la question du commandement entre les mains d’Aragorn et des autres seigneurs, se tint au sommet de la colline et appela ; sur quoi le grand aigle, Gwaihir le Seigneur du Vent, descendit et se tint devant lui.
« Par deux fois tu m’as porté, Gwaihir, mon ami, dit Gandalf. La troisième fois sera la dernière, si tu es disposé. Je ne te serai pas un fardeau beaucoup plus grand que lorsque tu m’as emporté du Zirakzigil, où mon ancienne vie s’est consumée. »
« Je vous porterai où bon vous semblera, répondit Gwaihir, fussiez-vous fait de pierre. »
« Alors viens, et que ton frère nous accompagne, et quelque autre de tes gens qui soit des plus rapides ! Car il nous faudra filer plus vite qu’aucun vent, et plus vite que les ailes des Nazgûl. »
« Le Vent du Nord souffle, mais nous volerons plus vite que lui », dit Gwaihir. Et il souleva Gandalf et s’envola rapidement vers le sud, et avec lui venait Landroval, et Meneldor, jeune et vif. Et, passant au-dessus de l’Udûn et du Gorgoroth, ils virent tout le pays en bouleversement au-dessous d’eux, et, devant eux, les feux du Mont Destin vomissant sa colère.