Marais Morts
1 mars 3019
Il se remit en chemin, mais son inquiétude croissait ; et de temps à autre, il se dressait de toute sa hauteur, étirant le cou vers l’est et le sud. Pour lors, les hobbits ne pouvaient entendre ni sentir ce qui le troublait. Puis soudain, tous trois s’arrêtèrent et se raidirent pour écouter. Frodo et Sam crurent entendre au loin un long cri plaintif, aigre et cruel. Ils frissonnèrent. Au même moment, le mouvement d’air leur devint perceptible ; et il se mit à faire très froid. Dressant l’oreille, ils crurent entendre la rumeur d’un vent lointain qui approchait. Les lumières vaporeuses baissèrent, vacillèrent et s’éteignirent.
Gollum refusait d’avancer. Il se tenait là, tout frémissant et bredouillant, quand le vent les assaillit d’un coup, sifflant et grondant au-dessus des marais. La nuit s’éclaircit, assez pour leur permettre de voir, ou d’entrevoir, de vagues traînées de brouillard tourbillonnant au-dessus d’eux et les passant. Levant les yeux, ils virent que les nuages s’écartaient et se déchiraient ; alors la lune parut loin au midi, brillant au milieu des épaves flottantes.
Au début, cette vue réjouit le cœur des hobbits ; mais Gollum se recroquevilla au sol, pestant entre ses dents et maudissant la Face Blanche. Puis Frodo et Sam, contemplant le ciel, respirant les froides bouffées à pleins poumons, le virent approcher : un petit nuage issu des collines maudites ; une ombre noire lâchée du Mordor ; enfin une vaste forme, ailée et menaçante. Elle passa devant la lune et fila vers l’ouest avec un cri mortel, plus rapide que le vent dans sa course impétueuse.
Ils se jetèrent à plat ventre et rampèrent, éperdus, sur la terre froide. Mais l’ombre d’horreur tournoya et revint, et elle plongea plus avant, juste au-dessus d’eux, balayant le relent marécageux de ses horribles ailes. Puis elle s’éloigna, aussi vive que la colère de Sauron, et rentra au Mordor ; et le vent rugit derrière elle, laissant les Marais Morts nus et mornes. La plaine désolée, aussi loin que portât le regard, jusqu’à la lointaine menace des montagnes mêmes, était tachetée du clair de lune intermittent.
Frodo et Sam se relevèrent et se frottèrent les yeux, tels des enfants tirés d’un cauchemar et retrouvant la nuit familière encore étendue sur le monde. Mais Gollum restait étendu au sol, comme assommé. Ils eurent du mal à lui faire reprendre ses sens et, pendant un moment, il ne voulut pas relever la tête mais se tint à genoux, appuyé sur ses coudes et se couvrant la nuque de ses grandes mains plates.
« Spectres ! gémit-il. Spectres volants ! Le Trésor est leur maître. Ils voient tout, tout. Rien n’échappe à leur vue. Face Blanche maudite ! Et ils Lui disent tout. Il voit, Il sait. Ach, gollum, gollum, gollum ! » Il fallut attendre que la lune se couche, loin à l’ouest, derrière Tol Brandir, pour qu’il consente à se relever et à continuer.
Dès lors, Sam crut discerner un nouveau changement chez Gollum. Il était plus servile, toujours plus désireux de paraître amical ; mais Sam surprenait parfois d’étranges regards chez lui, presque toujours dirigés vers Frodo ; et il retombait peu à peu dans son ancienne manière de parler. Mais Sam avait une autre inquiétude qui le préoccupait de plus en plus. Frodo semblait fatigué, fatigué jusqu’à l’épuisement. Il ne disait rien, en fait il parlait à peine ; et il ne se plaignait pas, mais il marchait comme sous le poids d’un fardeau qui n’aurait cessé de s’alourdir ; plus que jamais, il était à la traîne, au point que Sam devait souvent prier Gollum d’attendre, afin que leur maître ne soit trop distancé.
En fait, à chaque pas franchi en direction des portes du Mordor, Frodo sentait l’Anneau s’alourdir sur la chaîne suspendue à son cou. Il commençait à le sentir comme un véritable poids qui l’attirait vers le bas. Mais il était autrement plus troublé par l’Œil, comme il le nommait en son for intérieur. C’était lui, plus que le poids de l’Anneau, qui l’obligeait à se faire tout petit, et à se courber en marchant. L’Œil : ce sentiment horrible, toujours croissant, d’une volonté hostile, usant d’un pouvoir immense afin de percer à jour toutes les ombres de nuages, celles de la terre et de la chair, pour vous voir : pour vous tenir cloué sous son regard mortel, nu, immuable. Et ces voiles qui le tenaient encore à distance, devenus si minces, si frêles et minces. Frodo savait exactement où étaient désormais le siège et le cœur de cette volonté : aussi sûrement qu’un homme peut deviner la direction du soleil les yeux fermés. Il lui faisait face, et sentait sa puissance battre sur son front.
Gollum devait éprouver quelque chose de similaire. Mais les tiraillements de son cœur misérable – entre la présence oppressante de l’Œil, la convoitise de l’Anneau alors si proche, et sa servile promesse, prononcée à demi dans la crainte du fer froid –, les hobbits n’en devinaient rien. Frodo n’y songeait même pas. Sam, avant tout absorbé par son maître, était à peine conscient du nuage sombre qui avait envahi son propre cœur. Il avait fait passer Frodo devant lui, et dès lors, il surveillait chacun de ses mouvements, le soutenait s’il trébuchait, et cherchait à l’encourager par des paroles maladroites.