Morannon

4 mars 3019

grimoire

Le lendemain avant l’aube, leur voyage vers le Mordor était terminé. Les marais et le désert étaient derrière eux. Devant, sombres sur un ciel blafard, les hautes montagnes dressaient leurs cimes menaçantes.

À la lisière occidentale du Mordor se déployait la lugubre chaîne de l’Ephel Dúath, les Montagnes de l’Ombre, et au nord, les cimes déchiquetées et les crêtes arides des Ered Lithui, d’un gris de cendre. Mais à l’endroit où les deux chaînes se rejoignaient, n’étant en fait que les segments d’une seule et unique muraille autour des mornes plaines de Lithlad et de Gorgoroth, et de la froide mer intérieure de Núrnen au centre du pays, elles étendaient de longs bras vers le nord ; et entre ces deux bras se trouvait un profond défilé. C’était Cirith Gorgor, le Col Hanté, l’entrée du pays de l’Ennemi. De hauts escarpements s’y abaissaient de chaque côté ; et de part et d’autre de l’ouverture s’élevaient deux collines abruptes, à la face noire et nue. Au sommet de chacune se dressaient les Dents du Mordor, deux hautes et fortes tours. Les Hommes du Gondor, dans une démonstration d’orgueil et de suprématie, les y avaient construites en des temps désormais très lointains, après la chute de Sauron et sa fuite, au cas où il tenterait de regagner son ancien royaume. Mais la puissance du Gondor avait fait défaut, les hommes s’étaient assoupis et, pendant de longues années, les tours étaient restées à l’abandon, livrées au délabrement. Sauron était alors revenu. Depuis, elles avaient été remises à neuf, réarmées, et occupées avec une constante vigilance. Leurs faces étaient de pierre, et leurs fenêtres tels des yeux sombres fixant le nord, l’ouest et l’est, chacune d’entre elle abritant une multitude de regards qui ne dormaient jamais.

Devant l’entrée du col, d’un escarpement à l’autre, le Seigneur Sombre avait fait construire un rempart de pierre. Il était percé d’une unique porte de fer, et des sentinelles ne cessaient d’aller et venir derrière ses créneaux. Sous les collines de part et d’autre, la roche était criblée de trous de ver : une centaine de cavernes où se terrait une armée d’orques, prêts à sortir au moindre signal, comme des fourmis partant en guerre. Nul ne pouvait passer les Dents du Mordor sans sentir leur morsure, à moins d’être convoqué par Sauron, ou de connaître les mots de passe secrets qui ouvriraient la Morannon, la porte noire de son pays.

Les deux hobbits contemplèrent les tours et le mur d’un regard consterné. Même à cette distance, la faible lumière leur laissait voir le mouvement des gardes au sommet du mur, et les patrouilles devant la porte. Étendus à plat ventre, ils regardaient furtivement par-dessus le bord d’un espace creux au milieu des rochers, dans l’ombre allongée de l’éperon situé tout au nord de l’Ephel Dúath. Sillonnant l’air lourd en ligne droite, un corbeau n’eût peut-être volé qu’un furlong, depuis leur cachette jusqu’au faîte noir de la tour la plus proche. Une fumée vague et sinueuse en émanait, comme si un feu couvait au pied de la tour, dans la colline même.


Le jour vint, et le soleil fauve clignota au-dessus des mornes crêtes des Ered Lithui. Soudain, on entendit le cri de farouches trompettes : elles retentirent du haut des tours de garde, puis, au loin, de forteresses et d’avant-postes cachés dans les collines, vinrent les sonneries de réponse ; et plus loin encore, distants, mais sinistres et caverneux, résonnèrent, dans le pays de néant qui s’étendait au-delà, les puissants cors et tambours de Barad-dûr. Un autre affreux jour de peur et de labeur se levait au Mordor ; les gardes de nuit étaient appelés à leurs profondes salles et galeries, alors que ceux de jour, aux yeux funestes et impitoyables, s’avançaient à leur poste. Un faible reflet d’acier se voyait sur le rempart.


« Eh bien, on y est ! dit Sam. La Porte est là-devant, et j’ai comme l’impression que c’est ici que ça s’arrête pour nous. Ma parole, l’Ancêtre aurait bien une ou deux choses à dire s’il me voyait ici ! Souvent il disait que je finirais mal, si je faisais pas attention à moi, qu’il disait. Mais maintenant, je crois bien que je le reverrai jamais, le pauvre vieux. Il aura pas droit à son J’te l’avais bien dit, Sam : c’est dommage. Il pourrait bien me le répéter jusqu’à ce qu’il manque d’air, si seulement je pouvais revoir sa vieille fraise. Mais il faudrait d’abord que je me lave, sinon il me reconnaîtrait pas.

« Je suppose qu’on doit pas demander : “Par où on va maintenant ?” On peut pas continuer – à moins de demander aux Orques de nous déposer quelque part. »

« Non, non ! Pas d’espoir. On ne peut pas continuer. Sméagol l’a dit. Il a dit : allons à la Porte et puis on verra. Et on voit bien. Oh oui, mon trésor, on voit bien. Sméagol savait que les hobbits ne pourraient pas continuer. Oh oui, Sméagol savait. »

« Alors pourquoi diantre est-ce que tu nous as emmenés ici ? » dit Sam, peu d’humeur à se montrer juste ou à tout le moins raisonnable.

« Le maître l’a dit. Le maître dit : “Conduis-nous à la Porte.” Alors bon Sméagol obéit. Le maître l’a dit, sage maître. »

« C’est vrai », dit Frodo. Ses traits étaient sombres et crispés, mais résolus. Il était crotté, hagard, l’air creusé par la fatigue ; mais la peur ne le courbait plus, et ses yeux étaient clairs. « Je l’ai dit, car j’ai l’intention d’entrer au Mordor, et je ne connais pas d’autre chemin. Je passerai donc par ici. Je ne demande à personne de me suivre. »

« Non, non, maître ! » gémit Gollum, le caressant. Il semblait éprouver une grande détresse. « Pas d’espoir de ce côté ! Pas d’espoir ! N’amenez pas le Trésor à Lui ! Il va nous dévorer tous, s’Il l’obtient, dévorer le monde entier. Gardez-le, bon maître, et soyez gentil avec Sméagol. Ne le laissez pas tomber entre Ses mains. Ou partez d’ici, allez dans de jolis endroits, et redonnez-le au petit Sméagol. Oui, oui, maître, redonnez-le, hein ? Sméagol le gardera en sécurité ; il fera beaucoup de bien, surtout aux gentils hobbits. Les hobbits rentrent chez eux. N’allez pas à la Porte ! »

« J’ai ordre d’aller au pays de Mordor, et par conséquent, j’irai, dit Frodo. S’il n’y a qu’un seul chemin, je devrai le suivre. Advienne que pourra. »


Sam ne dit rien. Ce qu’il voyait sur le visage de Frodo lui suffisait ; il savait que toute intervention de sa part était inutile. Et puis après tout, il n’avait jamais vraiment eu d’espoir, lui, depuis le tout début de l’affaire ; mais, en bon hobbit, il n’avait pas eu besoin d’espoir, tant que le désespoir pouvait être remis à plus tard. Maintenant, ils étaient arrivés au bout du bout. Mais il était toujours demeuré aux côtés de son maître ; c’était avant tout pour cette raison qu’il était venu, et il resterait à ses côtés. Son maître n’entrerait pas seul au Mordor. Sam irait avec lui – et au moins, ils seraient débarrassés de Gollum.

Gollum, toutefois, ne l’entendait pas de cette oreille, du moins pour le moment. Agenouillé aux pieds de Frodo, il geignait en se tordant les mains. « Pas par là, maître ! implora-t-il. Il y a un autre chemin. Oh oui, que oui, il y en a un. Un autre chemin, plus sombre, plus difficile à trouver, plus secret. Mais Sméagol le connaît. Laissez Sméagol vous montrer ! »

« Un autre chemin ! » répéta Frodo d’un ton dubitatif, abaissant sur Gollum un regard scrutateur.

« Ssi ! Ssi, c’est vrai ! Un autre chemin, oui, il y en avait bien un. Sméagol l’a trouvé. Allons voir s’il est encore là ! »

« Tu n’en avais encore jamais parlé. »

« Non. Le maître n’avait pas demandé. Le maître n’avait pas dit ce qu’il entendait faire. Il ne dit rien au pauvre Sméagol. Il dit : “Sméagol, conduis-moi à la Porte… et puis au revoir ! Sméagol n’a qu’à s’enfuir et être sage.” Mais maintenant, il dit : “J’ai l’intention d’entrer au Mordor par ici.” Alors Sméagol a très peur. Il ne veut pas perdre le gentil maître. Et il a promis, le maître l’a fait promettre de sauver le Trésor. Mais le maître va le Lui apporter, tout droit à la Main Noire, si le maître passe par ici. Alors Sméagol doit les sauver tous deux, et il pense à un chemin qui était là, autrefois. Gentil maître. Sméagol très gentil, toujours prêt à aider. »


Sam plissa le front. S’il avait pu transpercer Gollum de son regard, il l’aurait fait. Il était assailli de doutes. Selon toute apparence, Gollum était réellement bouleversé et désireux d’aider Frodo. Mais Sam, se rappelant le débat qu’il avait surpris, avait peine à croire que Sméagol en était sorti gagnant, lui qui avait été si longtemps enseveli ; sa voix, à tout le moins, n’avait pas eu le dernier mot lors du débat. Sam supposait que les deux moitiés, Sméagol et Gollum (Fouineur et Chlingueur, disait-il en lui-même), avaient conclu une trêve, une alliance provisoire : aucun ne souhaitait que l’Ennemi s’empare de l’Anneau ; les deux voulaient éviter que Frodo soit capturé, mais aussi le tenir à l’œil, aussi longtemps que possible – tant que Chlingueur aurait encore la possibilité de mettre la main sur son « Trésor ». Sam doutait qu’il y eût réellement un autre chemin pour entrer en Mordor.

« Et c’est une chance qu’aucune des deux moitiés du vieux scélérat soit au courant de ce que le maître a l’intention de faire, pensa-t-il. S’il se doutait que M. Frodo entend mettre fin à son Trésor une bonne fois pour toutes, il y aurait des ennuis assez vite, je parie. De toute façon, le vieux Chlingueur a tellement peur de l’Ennemi – et il est sous des ordres à lui, ou l’était – qu’il préférait nous dénoncer plutôt que d’être pris à nous aider ; et plutôt que de laisser son Trésor être fondu, peut-être. Du moins c’est mon idée. Et j’espère que le maître y pensera comme il faut. Il est aussi sage qu’un autre, mais il a le cœur tendre, voilà ce qu’il a. Y a pas un Gamgie qui pourrait dire ce qu’il va décider de faire. »

Frodo ne répondit pas tout de suite à Gollum. Pendant que Sam retournait ses doutes dans son esprit lent mais perspicace, Frodo se tint là, les yeux fixés sur l’escarpement noir de Cirith Gorgor. Le creux dans lequel ils s’étaient réfugiés s’ouvrait au flanc d’une colline basse : celle-ci dominait une longue vallée encaissée qui s’étendait entre eux et les premiers éperons de la muraille montagneuse. Au fond de la vallée, s’élevaient les fondations noires de la tour de garde ouest. À la lumière du matin, les routes qui convergeaient vers la Porte du Mordor étaient nettement visibles, pâles et poussiéreuses : l’une remontait tortueusement vers le nord, une autre s’amenuisait vers l’est, parmi les brumes qui s’accrochaient aux pieds des Ered Lithui ; une autre encore courait vers eux. Contournant brusquement la tour, elle s’engageait dans un étroit défilé et passait non loin en dessous de l’endroit où ils se tenaient. À l’ouest, sur sa droite, elle longeait les épaulements des montagnes et tournait vers le sud, passant dans l’ombre profonde qui enveloppait tout le versant occidental de l’Ephel Dúath ; échappant au regard de Frodo, elle poursuivait sa course dans le pays étroit situé entre les montagnes et le Grand Fleuve.

Tandis qu’il regardait, Frodo prit conscience d’un formidable grouillement sur la plaine. C’était comme si des armées entières étaient en mouvement, bien que la plupart eussent été voilées par la fumée et les vapeurs venues des landes et des marais au-delà. Mais par endroits, il distinguait des reflets de lances et de heaumes ; et sur le plat en bordure des routes, des cavaliers s’avançaient en de nombreuses compagnies. Il se rappela la vision lointaine qu’il avait eue sur l’Amon Hen, à peine quelques jours auparavant ; même si à présent, cela lui semblait faire des années. Il sut alors que le fol espoir né en son cœur, l’espace d’un instant, était vain. Les trompettes n’avaient pas sonné en manière de défi, mais d’accueil. Ce n’était pas un assaut lancé contre le Seigneur Sombre par les Hommes du Gondor, resurgis comme des spectres vengeurs du tombeau des braves emportés de longtemps. C’étaient des Hommes d’autre origine, issus des vastes Terres de l’Est, appelés par leur Suzerain à se rassembler sous sa bannière ; des armées ayant campé devant sa Porte et qui, l’aube venue, passaient à l’intérieur pour aller encore grossir ses forces. Comme s’il s’avisait tout à coup du péril de leur situation, seuls dans la lumière du jour croissant, si proches de cette menace incommensurable, Frodo ramena vivement son mince capuchon gris sur sa tête et redescendit dans le vallon. Puis il se tourna vers Gollum.

« Sméagol, dit-il, je vais t’accorder ma confiance une fois de plus. Il semble en fait que je n’aie pas le choix, que ce soit mon destin de recevoir de l’aide de toi, où j’en attendais le moins, et que ton destin soit de m’aider, moi que tu as longtemps poursuivi avec de mauvaises intentions. Jusqu’à présent, tu as bien mérité de moi, et tu es resté fidèle à ta promesse. Oui, fidèle, je le dis et je le pense, ajouta-t-il avec un coup d’œil vers Sam ; car voici deux fois que nous sommes laissés à ta merci, et tu ne nous as fait aucun mal. Pas plus que tu n’as tenté de me prendre ce que tu recherchais naguère. Que la troisième fois soit la plus probante ! Mais je t’avertis, Sméagol, tu es en danger. »

« Oui, oui, maître ! dit Gollum. Terrible danger ! Les os de Sméagol en tremblent rien que d’y penser, mais il ne se sauve pas. Il doit aider le gentil maître. »

« Je ne parlais pas du danger que nous courons tous, dit Frodo. Je parle d’un danger qui ne guette que toi. Tu as juré ta promesse sur ce que tu nommes le Trésor. Souviens-t’en ! Il t’obligera à la tenir ; mais il cherchera à la déformer pour mieux te perdre, toi. Déjà, tu te fais mener par lui. Tu t’es révélé à moi, là, stupidement. Redonnez-le à Sméagol, as-tu dit. Ne répète jamais cela ! Ne laisse pas cette pensée grandir en toi ! Tu ne le recouvreras jamais. Mais le désir que tu en conçois pourrait te conduire à une fin amère. Tu ne le recouvreras jamais. En dernière nécessité, Sméagol, je mettrais moi-même le Trésor ; et le Trésor est maître de toi depuis longtemps. Si, le portant, je te commandais, tu obéirais, même si je t’ordonnais de sauter d’un précipice ou de te jeter au feu. Et tel serait mon commandement. Alors prends garde, Sméagol ! »

Sam regarda son maître avec approbation, mais aussi avec surprise : il y avait sur son visage une expression qu’il ne lui connaissait pas, et le ton de sa voix était différent. Il avait toujours considéré que son cher M. Frodo était d’une gentillesse telle qu’elle devait supposer une bonne part d’aveuglement. Bien sûr, il avait en même temps l’intime et inconciliable conviction que M. Frodo était la personne la plus sage du monde (en dehors, peut-être, du Vieux M. Bilbo et de Gandalf). Gollum, à sa façon (et de manière beaucoup plus excusable, puisqu’il le connaissait depuis bien moins longtemps), faisait peut-être la même erreur, prenant sa gentillesse pour de l’aveuglement. Quoi qu’il en soit, son discours le confondit et le terrifia. Il se traîna sur le sol, et rien d’autre ne sortit clairement de sa bouche que les mots gentil maître.

Frodo attendit patiemment et, quelques instants plus tard, il reprit d’un ton moins sévère. « Allons, Gollum, ou Sméagol si tu préfères, parle-moi de cet autre chemin, et montre-moi, si tu peux, en quoi il y a là suffisamment d’espoir pour que je me détourne de ma route. J’ai grand’hâte. »

J.R.R. Tolkien