Emyn Muil
29 février 3019
Aux premières ombres de la nuit, ils entreprirent l’étape suivante de leur voyage. Sam se retourna au bout d’un moment et regarda le chemin qu’ils avaient suivi. L’ouverture du ravin était comme une fente noire dans la sombre falaise. « Je suis content qu’on ait récupéré la corde, dit-il. On a laissé un beau casse-tête à ce misérable chenapan, en tout cas. Qu’il essaie ses sales pieds claquants sur ces saillies ! »
Ils s’éloignèrent des bords de la falaise, contraints de se frayer un chemin à travers un désert de gros rochers et de pierres inégales, rendus glissants par la pluie forte. Le sol continuait de descendre en pente raide. Ils n’étaient pas encore parvenus bien loin qu’ils virent une grande fissure noire s’ouvrir tout à coup à leurs pieds. Elle n’était pas très large, mais assez pour qu’ils ne s’aventurent pas à sauter par-dessus dans la pénombre. Ils croyaient entendre de l’eau gargouiller en son creux. Sur leur gauche, elle remontait vers le nord en direction des collines, leur barrant ainsi la route de ce côté, du moins tant qu’il ferait nuit.
« On ferait mieux de redescendre vers le sud en restant le long de la falaise, je pense, dit Sam. On trouvera peut-être un recoin quelque part par là, ou même une caverne. »
« Oui, je suppose, dit Frodo. Je suis fatigué, et je ne pense pas pouvoir me démener beaucoup plus longtemps parmi ces pierres – même si tout retard me pèse. Je voudrais qu’il y ait devant nous un sentier déjà tracé : alors je continuerais jusqu’à ce que les jambes me lâchent. »
Marcher ne leur parut pas plus aisé sur le sol raboteux aux pieds des Emyn Muil. Et Sam n’y trouva aucun endroit où se réfugier : rien que des pentes nues et rocailleuses, dominées par la falaise qui redevenait haute et abrupte à mesure qu’ils rebroussaient chemin. Enfin, à bout de forces, ils se laissèrent simplement choir sur le sol, à l’abri d’un gros rocher non loin de la base du précipice. Ils restèrent là quelque temps, abattus, blottis l’un contre l’autre dans la nuit froide et dure, lentement gagnés par le sommeil malgré tous leurs efforts pour y échapper. La lune était à présent brillante et haute. Sa frêle lueur blanche éclairait la face des rochers et inondait les murs renfrognés de la falaise, changeant toute la vaste et menaçante obscurité en un gris pâle et froid, strié d’ombres noires.
« Bon ! dit Frodo, se levant et s’emmitouflant dans sa cape. Prends donc ma couverture, Sam, et dors un peu. Je vais aller faire quelques rondes. » Il se raidit tout à coup ; puis, se baissant, il agrippa Sam par le bras. « Qu’est-ce que c’est que ça ? souffla-t-il. Là-bas, sur la falaise ! »
Sam leva les yeux et inspira bruyamment entre ses dents. « Ssss ! fit-il. Voilà ce que c’est. C’est ce Gollum ! Serpents et vipères ! Et dire que j’étais sûr qu’on le perdrait avec notre bout d’escalade ! Regardez-le ! On dirait une sale araignée en train de ramper sur un mur. »
Sur une paroi abrupte, d’aspect presque lisse dans le pâle clair de lune, une petite forme noire se déplaçait, étalant ses membres fluets. Ses mains et ses pieds tendres et adhérents trouvaient peut-être des fentes et des prises qu’aucun hobbit n’aurait jamais remarquées ; en tout cas, on aurait dit qu’elle rampait simplement sur des pattes collantes, comme un gros insecte prédateur. Et elle descendait tête première, comme pour flairer son chemin. Parfois, elle la relevait lentement, retroussant son long et maigre cou ; et les hobbits apercevaient alors deux points de lumière pâle et brillante, des yeux qui cillaient un instant dans le clair de lune avant d’être rapidement refermés.
« Vous croyez qu’il nous voit ? » demanda Sam.
« Je ne sais pas, dit doucement Frodo, mais ça m’étonnerait. Ces capes elfiques sont difficiles à voir, même pour des yeux amis : j’ai peine à te voir à seulement quelques pas, quand tu es dans l’ombre. Et j’ai entendu dire qu’il n’aime pas Soleil ni Lune. »
« Alors pourquoi il descend juste au bon endroit ? » répliqua Sam.
« Tout doux, Sam ! dit Frodo. Il nous sent peut-être. Et il a l’ouïe aussi fine que les Elfes, je pense. Je crois qu’il a entendu quelque chose : nos voix, sans doute. Nous avons beaucoup crié sur la falaise ; et nous parlions bien trop fort à l’instant encore. »
« Eh bien, j’en ai assez de lui, dit Sam. Il s’est montré une fois de trop à mon goût, et je vais lui dire deux mots si j’en ai l’occasion. De toute manière, j’ai pas l’impression qu’on pourrait lui fausser compagnie, maintenant. »
Ramenant son capuchon sur son visage, Sam s’avança vers la falaise à pas de loups.
« Attention ! souffla Frodo, lui emboîtant le pas. Ne lui fais pas peur ! Il est beaucoup plus dangereux qu’il n’en a l’air. »
La forme noire était à présent aux trois quarts de la descente, et peut-être à cinquante pieds du sol, tout au plus. Tapis dans l’ombre d’un gros rocher, d’une immobilité de pierre, les hobbits le guettèrent. Il semblait être arrivé à un passage difficile, ou troublé par quelque chose. Les hobbits l’entendaient renifler, et de temps à autre venait un sifflement perçant qui aurait pu être un juron. Il leva la tête, et ils crurent l’entendre cracher. Puis il reprit sa descente. Ils pouvaient maintenant entendre sa voix grinçante et sifflante.
« Ach, sss ! Attention, trésor ! Hâtons-nous lentement. Faut pas se cassser le cou, n’essst-ce pas, mon trésor ? Non, trésor – gollum ! » Il leva de nouveau la tête, et la lune le fit cligner des yeux. Il les referma vivement. « On la hait, souffla-t-il. Méchante, méchante lumière frisssonneuse, sss… Elle nous espionne, trésor… elle nous fait mal aux yeux. »
Il approchait maintenant du pied de la falaise, et les sifflements se firent plus aigus et plus clairs. « Où essst-ce qu’il est, où essst-ce qu’il est : mon Trésor, mon Trésor ? C’est à nous, oui, à nous, et on le veusse. Ssales voleurs, ssales voleurs, ssales petits voleurs. Où qu’ils sont avec mon Trésor ? On les maudit ! On les z’hait. »
« On dirait pas qu’il sait qu’on est ici, hein ? murmura Sam. Et c’est quoi, son Trésor ? Est-ce qu’il parle de l’… »
« Chut ! lui souffla Frodo. Il approche, maintenant, assez pour nous entendre murmurer. »
De fait, Gollum s’était de nouveau arrêté brusquement : sa grosse tête se balançait de côté et d’autre sur son cou décharné, comme pour écouter. Ses pâles yeux étaient à demi ouverts. Sam se retenait, mais ses doigts lui démangeaient. Ses yeux, remplis de colère et de dégoût, restaient fixés sur cet être misérable, qui se remit alors en mouvement, toujours murmurant et sifflant.
Enfin il ne se trouva plus qu’à une douzaine de pieds du sol, juste au-dessus de leurs têtes. À partir de là, la descente était brusque, car la falaise était légèrement en surplomb, et même Gollum ne put trouver de prise d’aucune sorte. Il parut vouloir se retourner, de manière à présenter les jambes d’abord, lorsqu’il tomba soudain avec un cri et un sifflement stridents. Afin d’amortir sa chute, il se roula en boule, comme une araignée dont le fil est soudainement rompu dans sa descente.
Sam, sortant de sa cachette en un éclair, traversa en quelques bonds l’espace qui le séparait de la falaise. Avant que Gollum ait pu se relever, il s’était jeté sur lui. Mais Gollum fut beaucoup plus difficile à mater qu’il ne s’y attendait, même en étant pris de la sorte, soudainement et par surprise, tout juste après une chute. Avant que Sam ait pu l’empoigner, de longs bras et jambes s’entortillèrent autour de lui, retenant ses bras, et une implacable étreinte, douce mais terriblement forte, le saisit comme des cordes qui n’auraient cessé de se serrer ; des doigts poisseux tâtonnaient vers sa gorge. Il sentit alors des dents acérées s’enfoncer dans son épaule. Tout ce qu’il trouva à faire fut de projeter sa tête ronde et dure de côté, frappant la créature en plein visage. Gollum siffla et cracha, mais il ne relâcha pas son étreinte.
Les choses eussent bien mal tourné pour Sam, s’il avait été seul. Mais Frodo se leva d’un bond et tira Dard du fourreau. De sa main gauche, il saisit la tête de Gollum par ses cheveux raides et clairsemés, la tirant vers l’arrière, étirant son long cou, et forçant ses yeux pâles et venimeux à fixer le ciel.
« Lâche-le, Gollum ! dit-il. Voici Dard. Tu l’as déjà vue une fois, il y a bien longtemps. Lâche-le, ou tu la sentiras cette fois-ci ! Je vais te trancher la gorge. »
Gollum s’effondra et devint aussi flasque qu’un bout de ficelle mouillée. Sam se releva et se tâta l’épaule. Ses yeux flamboyaient de rage, mais il ne pouvait se venger : son misérable adversaire se traînait à plat ventre sur les pierres, gémissant.
« Ne nous faites pas mal ! Qu’ils nous fassent pas mal, trésor ! Ils vont pas nous faire mal, gentils petits hobbitss ? On voulait rien faire, nous, mais ils nous sautent dessus comme des chats sur des pauvres sourizs, oui, trésor. Et on se sent si seul, gollum. On va être gentil z’avec eux, très gentil, s’ils sont gentils z’avec nous, n’essst-ce pas, si, si. »
« Bon, qu’est-ce qu’on va en faire ? dit Sam. Le ligoter, comme ça il viendra plus fouiner après nous, que je dis. »
« Mais ça nous tuerait, oui, ça nous tuerait, gémit Gollum. Cruels petits hobbitss. Nous ligoter dans le désert froid et dur et nous abandonner, gollum, gollum. » Des sanglots montèrent dans sa gorge glougloutante.
« Non, dit Frodo. Si nous le tuons, il faut y aller d’un seul coup. Mais on ne peut pas faire ça, pas dans ces conditions. Le malheureux ! Il ne nous a fait aucun mal. »
« Ah bon ? dit Sam en se frottant l’épaule. Reste que c’était son intention, et c’est son intention, je gage. Il veut nous étouffer pendant qu’on dort, c’est ça qu’il veut. »
« Sans doute, dit Frodo. Mais quant à ce qu’il entend faire, c’est une autre histoire. » Il resta un moment à réfléchir. Gollum ne bougeait pas, mais il avait cessé de gémir. Sam se tenait au-dessus de lui et lui lançait des regards noirs.
Frodo eut alors l’impression d’entendre des voix, parfaitement nettes, quoique très lointaines, des voix surgies du passé :
C’est pitié que Bilbo n’ait pas poignardé cette ignoble créature quand il en avait l’occasion !
Pitié ? C’est la Pitié qui a retenu son bras. La Pitié et la Clémence : celle de ne pas frapper sans nécessité.
Je ne ressens aucune pitié pour Gollum. Il mérite la mort.
Mérite la mort ! Je suppose que oui. Nombreux sont ceux qui vivent et méritent la mort. Et certains meurent qui méritent la vie. Pouvez-vous leur donner cela ? Ne soyez donc pas si empressé d’infliger la mort au nom de la justice, craignant pour votre sécurité. Même les sages ne peuvent percevoir toutes les fins.
« Très bien, répondit-il tout haut, baissant son arme. Mais j’ai tout de même peur. Et pourtant, vous en êtes témoin, je refuse de toucher à cette créature. Car maintenant que je le vois, j’ai bien pitié de lui. »
Sam dévisagea son maître, qui semblait s’adresser à quelqu’un d’absent. Gollum releva la tête.
« Oui, on est malheureux, trésor, dit-il en geignant. Misère oh misère ! Les hobbits vont pas nous tuer, gentils hobbits. »
« Non, nous ne te tuerons pas, dit Frodo. Mais nous ne te laisserons pas partir, non plus. Tu es plein de malice et de méchanceté, Gollum. Tu seras obligé de venir avec nous, voilà tout, et nous garderons un œil sur toi. Mais tu dois nous aider en retour, si tu peux. Une bonté en requiert une autre. »
« Oui, oui, c’est vrai, dit Gollum, se redressant sur son séant. Gentils hobbits ! On va aller avec eux. On va trouver pour eux des chemins sûrs dans le noir, oui, c’est ça. Mais où qu’ils vont dans ce désert froid et dur, on s’demande, oui, on s’demande, hein ? » Il leva le regard vers eux ; et une brève lueur rusée et pleine de convoitise s’alluma dans ses yeux pâles et clignotants.
Sam prit un air renfrogné et se passa la langue sur les dents ; mais il semblait être conscient de quelque chose d’inhabituel dans l’humeur de son maître, et savait qu’il n’y avait pas matière à discussion. La réponse de Frodo ne l’en étonna pas moins.
Frodo regarda droit dans les yeux de Gollum, qui vacillèrent et se dérobèrent. « Tu le sais, ou tu le devines assez bien, Sméagol, dit-il d’un ton posé et sévère. Nous allons au Mordor, évidemment. Et tu connais le chemin, je crois. »
« Ach ! sss ! » dit Gollum en se couvrant les oreilles, comme si la franchise de Frodo et sa libre mention des noms lui faisaient mal. « On le devinait, oui, on l’avait deviné, chuchota-t-il ; et on voulait pas qu’ils y aillent, hein ? Non, trésor, pas les gentils hobbits. Cendres, cendres et poussière, et la soif, voilà ce qu’il y a ; et des trous, des trous et des trous, et puis des Orques, des milliers de z’Orques. Les gentils hobbits doivent pas aller… sss ! dans ces endroits-là. »
« Alors tu y es allé ? insista Frodo. Et on essaie encore de t’y attirer, pas vrai ? »
« Oui, oui. Non ! s’écria Gollum d’une voix stridente. Une fois, une fois par accident que c’était, pas vrai, trésor ? Oui, par accident. Mais on veut pas y retourner, non, non ! » Alors, sa voix et son langage changèrent soudain ; sa gorge s’étrangla de sanglots, et il parla, mais non à eux. « Laissez-moi tranquille, gollum ! Vous m’avez fait mal. Oh, mes pauvres mains, gollum ! Je, on… je ne veux pas revenir. Je ne le trouve pas. Je suis fatigué. Je… on ne le trouve pas, gollum, gollum, non, nulle part. Ils sont toujours éveillés. Des Nains, des Hommes et des Elfes, des Elfes terribles avec des yeux brillants. Je ne le trouve pas. Ach ! » Il se leva et serra sa longue main décharnée comme un nœud d’os, la brandissant vers l’Est. « On veut pas ! cria-t-il. Pas pour vous. » Puis il s’effondra de nouveau. « Gollum, gollum, gémit-il, face contre terre. Ne nous regardez pas ! Allez-vous-en ! Rendormez-vous ! »
« Il ne s’en ira pas et ne s’endormira pas à ton commandement, Sméagol, dit Frodo. Mais si vraiment tu souhaites être libéré de lui, alors tu dois m’aider. Et cela veut dire trouver pour nous un chemin vers lui, je le crains. Mais tu n’es pas obligé d’aller jusqu’au bout, ni même de passer les portes de son pays. »
Gollum se rassit et le regarda de sous ses paupières. « Il est là-bas, ricana-t-il. Toujours là. Les Orques vous emmèneront jusqu’au bout. Facile d’en trouver à l’est du Fleuve. Pas demander à Sméagol. Pauvre, pauvre Sméagol, il est parti il y a longtemps. Ils ont pris son Trésor, et il est perdu, maintenant. »
« Peut-être qu’on le retrouvera, si tu viens avec nous, dit Frodo. »
« Non, non, jamais ! Il a perdu son Trésor », dit Gollum.
« Debout ! » dit Frodo.
Gollum se leva et recula jusqu’à la falaise.
« Bon ! reprit Frodo. T’est-il plus facile de trouver un chemin de jour ou de nuit ? Nous sommes fatigués ; mais si tu choisis la nuit, nous partirons sans attendre.
« Les grandes lumières nous font mal aux yeux, oh oui, gémit Gollum. Pas sous la Face Blanche, pas tout de suite. Elle va bientôt s’en aller derrière les collines, oui, c’est ça. Reposez-vous un peu d’abord, gentils hobbits ! »
« Alors assieds-toi, dit Frodo, et ne bouge pas ! »