Parth Galen
26 février 3019
Après avoir erré sans but à travers le bois, Frodo sentit que ses pas le conduisaient vers les pentes de la colline. Il parvint à un sentier, restes à demi effacés d’une route de l’ancien temps. Aux endroits abrupts, des escaliers de pierre avaient été taillés, mais ils étaient beaucoup érodés et fendus, partout malmenés par les racines des arbres. Frodo grimpait depuis un certain temps, sans se soucier d’où il allait, lorsqu’il parvint à un endroit herbeux. Des sorbiers poussaient alentour, et une grande pierre plate se trouvait au milieu. Cette petite pelouse surélevée était ouverte sur l’est, et elle était à présent inondée de soleil matinal. Frodo s’arrêta et regarda par-dessus les eaux du Fleuve, vers Tol Brandir et les oiseaux qui tournoyaient dans l’immense gouffre d’air qui le séparait de l’île vierge. La voix du Rauros montait comme un formidable rugissement, mêlée d’un grondement profond et vibrant.
Il s’assit sur la pierre et posa le menton dans ses mains, tourné vers l’est, les yeux dans le vague. Tout ce qui s’était produit depuis que Bilbo avait quitté le Comté défilait dans sa tête, et il se rappela toutes les paroles de Gandalf dont il put se souvenir et les médita longuement. Le temps passait, mais Frodo n’était pas plus près d’en arriver à un choix.
Soudain, il sortit de sa réflexion : il avait l’étrange sensation que quelqu’un était derrière lui, que des yeux hostiles le guettaient. Se levant d’un bond, il se retourna ; mais à sa grande surprise il ne vit que Boromir, et son visage était aimable et souriant.
« J’avais peur pour vous, Frodo, dit-il en s’avançant. Si Aragorn a raison et qu’il y a des Orques aux alentours, aucun de nous ne devrait errer seul, vous encore moins : tant de choses dépendent de vous. Et j’ai le cœur trop lourd. Puis-je rester et vous parler un peu, maintenant que je vous ai trouvé ? Ce serait pour moi un réconfort. Quand les voix sont nombreuses, tout propos devient un débat sans fin. Mais à deux, peut-être est-ce possible de trouver la sagesse. »
« C’est gentil à vous, répondit Frodo. Mais je ne vois pas quels propos pourraient m’aider. Car je sais ce que je dois faire, mais j’ai peur de le faire, Boromir : peur. »
Boromir resta silencieux. Le Rauros rugissait sans fin. Le vent murmurait aux branches des arbres. Frodo frissonna.
Soudain, Boromir vint s’asseoir à côté de lui. « Êtes-vous sûr de ne pas souffrir inutilement ? dit-il. Je souhaite vous aider. Votre choix est difficile : il faut vous donner conseil. N’accepterez-vous pas le mien ? »
« Je crois savoir quel conseil vous me donneriez, Boromir, dit Frodo. Et ce paraîtrait sage, n’était la mise en garde de mon cœur. »
« La mise en garde ? Contre quoi ? » dit brusquement Boromir.
« Contre les faux-fuyants. Contre la voie de la facilité. Contre le refus du fardeau qui m’est échu. Contre… eh bien, puisqu’il faut le dire, contre le fait de s’en remettre à la force et à la loyauté des Hommes. »
« Pourtant, cette force vous a longtemps protégé à votre insu, là-bas dans votre petit pays. »
« Je ne doute pas de la valeur de votre peuple. Mais le monde change. Les murs de Minas Tirith sont peut-être forts, mais ils ne le sont pas assez. S’ils cèdent, qu’arrivera-t-il alors ? »
« Nous tomberons vaillamment au combat. Mais on peut encore espérer qu’ils tiendront. »
« Pas tant que l’Anneau subsiste », dit Frodo.
« Ah ! L’Anneau ! » dit Boromir, et ses yeux s’allumèrent. « L’Anneau ! N’est-il pas ironique que nous éprouvions tant de peur et de doute pour une si petite chose ? Une si petite chose ! Et je ne l’ai vue qu’un instant dans la maison d’Elrond. Serait-ce trop vous demander de me la montrer encore une fois ? »
Frodo leva les yeux. Son cœur se glaça soudain. Il aperçut l’étrange lueur dans le regard de Boromir, alors que son visage demeurait amical et bienveillant. « Il vaut mieux qu’elle reste cachée », répondit-il.
« Comme vous voudrez. Je n’en ai cure, dit Boromir. Mais ne puis-je même pas en parler ? Car vous ne faites jamais qu’imaginer son pouvoir entre les mains de l’Ennemi – ses mauvais usages et non son bon emploi. Le monde change, dites-vous. Minas Tirith tombera si l’Anneau subsiste. Mais pourquoi ? Si l’Anneau était chez l’Ennemi, certes. Mais pourquoi, s’il était avec nous ? »
« N’avez-vous pas assisté au Conseil ? répondit Frodo. Parce que nous ne pouvons nous en servir, et que tout ce que l’on en fait aboutit au mal. »
Boromir se leva et se mit à arpenter la pelouse avec impatience. « Ainsi vous continuez, s’écria-t-il. Gandalf, Elrond – tous ces gens vous ont appris à dire cela. En ce qui les concerne, il se peut qu’ils aient raison. Ces elfes, ces semi-elfes et ces magiciens, il finirait par leur arriver malheur, peut-être. Pourtant, il m’arrive souvent de me demander s’ils sont sages ou simplement timorés. Mais à chacun sa manière. Les Hommes au cœur fidèle, eux, ne seront pas corrompus. Nous autres de Minas Tirith sommes restés loyaux durant de longues années d’épreuves. Nous ne désirons pas la puissance des seigneurs-magiciens, seulement la force de nous défendre, pour une juste cause. Et voici qu’au moment critique, le hasard met au jour l’Anneau de Pouvoir ! C’est un cadeau, dis-je : un cadeau aux ennemis du Mordor. C’est folie de ne pas s’en servir, se servir du pouvoir de l’Ennemi contre lui-même. Les intrépides, les sans pitié, eux seuls remporteront la victoire. Que ne pourrait un guerrier en cette occasion, un meneur d’hommes ? Que ne pourrait Aragorn ? Ou s’il refuse, pourquoi pas Boromir ? L’Anneau me donnerait un pouvoir de Commandement. Comme je repousserais les armées du Mordor, et tous les hommes afflueraient sous mon drapeau ! »
Boromir allait et venait, parlant de plus en plus fort. Il semblait presque avoir oublié Frodo, discourant sur les murailles et l’armement, et sur le rassemblement des hommes ; il envisageait de grandes alliances et de glorieuses victoires à venir ; et il renversait le Mordor et devenait lui-même un puissant roi, sage et bienveillant. Soudain il s’arrêta et agita les bras.
« Et ils nous disent de le jeter ! s’exclama-t-il. Je n’ai pas dit le détruire. Ce pourrait être bon, si la raison laissait aucun espoir d’y parvenir. Ce n’est pas le cas. La seule idée qu’on nous propose est d’envoyer un demi-homme au Mordor, marchant à l’aveuglette et offrant à l’Ennemi toutes les chances de le reprendre pour lui-même. De la folie !
« Vous le voyez bien, n’est-ce pas, mon ami ? dit-il, se retournant tout à coup vers Frodo. Vous dites que vous avez peur. Et cela, même les plus braves vous le pardonneraient. Mais n’est-ce pas plutôt votre bon sens qui s’indigne ? »
« Non, j’ai peur, dit Frodo. Simplement peur. Mais je suis content de vous avoir entendu parler franchement. J’ai l’esprit plus clair, à présent. »
« Vous viendrez donc à Minas Tirith ? » s’écria Boromir. Il avait les yeux brillants et les traits avides.
« Vous vous méprenez », dit Frodo.
« Mais vous viendrez, au moins pour quelque temps ? insista Boromir. Ma cité est maintenant toute proche ; et se rendre de là au Mordor n’est pas beaucoup plus long que d’ici. Il y a longtemps que nous sommes en pays sauvage, et il vous faut savoir ce que fait l’Ennemi avant de vous-même passer à l’action. Venez avec moi, Frodo, dit-il. Il faut vous reposer avant d’entreprendre ce voyage, s’il doit être entrepris. » Il posa sa main sur l’épaule du hobbit en un geste amical ; mais Frodo la sentit trembler d’une excitation contenue. Il s’éloigna vivement et le regarda avec affolement : sa taille d’Homme était presque le double de la sienne, et sa force maintes fois supérieure.
« Pourquoi êtes-vous si hostile ? dit Boromir. Je suis un homme loyal, non un voleur ou un prédateur. J’ai besoin de votre Anneau : vous le savez, maintenant ; mais je vous donne ma parole que je ne désire pas le garder. Me permettrez-vous au moins de mettre mon plan à l’essai ? Prêtez-moi l’Anneau ! »
« Non ! non ! s’écria Frodo. Le Conseil m’a confié la charge de le porter. »
« C’est par votre propre folie que l’Ennemi nous vaincra, cria Boromir. J’enrage rien que d’y penser ! Vous êtes fou ! Fou et entêté ! Courant ainsi à votre perte et ruinant notre cause à tous. Si des mortels peuvent prétendre à l’Anneau, ce sont les hommes de Númenor, non les Demi-Hommes. Il n’est pas à vous, sinon par un malheureux hasard. Il aurait pu être à moi. Il devrait être à moi. Donnez-le-moi ! »
Frodo ne répondit pas, mais il s’écarta vivement, de façon à mettre la grande pierre plate entre eux. « Allons, allons, mon ami ! dit Boromir d’une voix adoucie. Pourquoi ne pas vous en débarrasser ? Pourquoi ne pas vous libérer du doute et de la peur ? Vous n’avez qu’à mettre la faute sur moi, si vous voulez. Vous n’avez qu’à dire que j’étais trop fort, que je vous l’ai pris par la force. Car je suis trop fort pour vous, demi-homme », cria-t-il ; et il sauta tout à coup par-dessus la pierre et se jeta sur Frodo. Son beau et aimable visage était hideusement déformé ; un feu rageait dans ses yeux.
Frodo fit un bond de côté et remit la pierre entre eux. Il n’y avait qu’une seule chose à faire : tremblant, il sortit l’Anneau attaché à sa chaîne et le glissa rapidement à son doigt, alors même que Boromir se précipitait de nouveau sur lui. L’Homme étouffa un cri, écarquilla un moment des yeux stupéfaits, puis il se mit à courir dans tous les sens, cherchant ici et là parmi les arbres et les rochers.
« Misérable tricheur ! cria-t-il. Laisse-moi te mettre la main dessus ! Maintenant, je vois le fond de ta pensée. Tu vas remettre l’Anneau à Sauron pour nous livrer à lui. Tu n’attendais que l’occasion de nous laisser dans le pétrin. Soyez maudits, toi et tous les demi-hommes, voués à la mort et aux ténèbres ! » Puis, trébuchant sur une pierre, il tomba de tout son long, face contre terre. Pendant un instant, il demeura immobile, comme foudroyé par sa propre malédiction ; puis il se mit soudain à pleurer.
Se relevant, il se passa la main sur les yeux, balayant ses larmes. « Qu’ai-je dit ? s’écria-t-il. Qu’ai-je fait ? Frodo, Frodo ! appela-t-il. Revenez ! Une folie m’a pris, mais elle est passée. Revenez ! »