Caras Galadhon

14 février 3019

grimoire

Un soir, Frodo et Sam se promenaient ensemble dans la fraîcheur du crépuscule. Tous deux étaient de nouveau agités. Frodo s’était soudain senti étreint par l’ombre d’une séparation : étrangement, il savait que l’heure était très proche où il devrait quitter la Lothlórien.

« Que penses-tu des Elfes à présent, Sam ? dit-il. Je t’ai déjà posé la même question une fois – cela me semble faire une éternité ; mais tu en as vu souvent depuis. »

« Et comment ! dit Sam. Et je dirais qu’il y a Elfes et Elfes. Tous aussi elfiques les uns que les autres, mais pas tous pareils. Les gens d’ici sont pas des vagabonds et des sans foyer, ils nous ressemblent un peu plus à nous : on dirait qu’ils sont à leur place ici, même plus que nous autres dans le Comté. Difficile de dire si c’est eux qui ont fait le pays ou si c’est le pays qui les a faits – si vous voyez ce que je veux dire. C’est merveilleux comme c’est calme, ici. On dirait qu’il se passe jamais rien, et personne a l’air de s’en plaindre. S’il y a de la magie quelque part, elle est bien cachée, là où j’arrive pas à mettre la main dessus, pour ainsi dire. »

« On peut la voir et la sentir partout », dit Frodo.

« N’empêche, dit Sam, on voit personne en faire. Pas de feux d’artifice, comme ce pauvre vieux Gandalf nous en montrait. Je me demande bien pourquoi qu’on n’a pas vu le Seigneur ni la Dame pendant tout ce temps. J’ai idée qu’elle pourrait faire des choses merveilleuses, elle, si elle voulait. Ce que j’aimerais voir ça, de la magie elfe, monsieur Frodo ! »

« Pas moi, dit Frodo. Je suis satisfait. Et ce ne sont pas les feux d’artifice de Gandalf qui me manquent, mais ses sourcils broussailleux, et ses colères, et sa voix. »

« Vous avez raison, dit Sam. Et c’est pas moi qui trouverais quelque chose à redire, vous le savez bien. J’ai souvent eu envie de voir un peu de magie comme c’est dit dans les vieux contes, mais j’ai jamais entendu parler d’un pays comme ç’ui-là. C’est comme être à la maison et en vacances en même temps, si vous me comprenez. J’ai pas envie de partir. Mais je commence tout de même à me dire que, s’il faut continuer, alors autant en finir tout de suite.

« C’est l’ouvrage qu’on commence jamais qu’est le plus long à achever, comme disait mon vieil ancêtre. Et j’ai pas l’impression que ces gens-là peuvent faire grand-chose d’autre pour nous aider, avec ou sans magie. C’est quand qu’on va sortir d’ici que Gandalf va nous manquer le plus, que je me dis. »

« Ce n’est que trop vrai, Sam, j’en ai peur, dit Frodo. Mais j’espère vraiment qu’avant de partir, on pourra revoir la Dame des Elfes. »

Et c’est alors qu’ils virent, comme en réponse à ses paroles, la dame Galadriel s’approcher. Grande, et belle, et blanche elle était, avançant sous les arbres. Elle ne dit mot mais les appela à elle.

Prenant une autre direction, elle les mena vers les pentes sud de Caras Galadhon, après quoi ils passèrent une haute haie verdoyante et entrèrent dans un jardin fermé. Aucun arbre n’y poussait, et il s’étendait à ciel ouvert. L’étoile du soir s’était levée, et elle brillait d’un feu blanc au-dessus des bois de l’ouest. Empruntant un long escalier, la Dame descendit dans le profond vallon vert, au fond duquel murmurait le ruisseau argent qui sortait de la fontaine, sur la colline. En bas, sur un court piédestal taillé comme un arbre aux multiples rameaux, était posée une vasque d’argent, large et peu profonde, près de laquelle se trouvait une aiguière argentée.

Ayant puisé de l’eau au ruisseau, Galadriel remplit la vasque jusqu’au bord et souffla dessus ; et quand l’eau fut de nouveau calme, elle parla. « Voici le Miroir de Galadriel, dit-elle. Je vous ai amenés ici pour que vous puissiez y regarder, si le cœur vous en dit. »

L’air était parfaitement immobile, le vallon plongé dans l’ombre ; et à ses côtés, la Dame elfe était grande et pâle. « Que devons-nous chercher, et qu’allons-nous y voir ? » demanda Frodo, plein de révérence.

« Il est bien des choses que je puis commander au Miroir de révéler, répondit-elle, et à certains je puis montrer ce qu’ils désirent voir. Mais le Miroir montre aussi des choses de sa propre initiative, souvent plus étranges et plus profitables que celles que nous souhaitons voir. Je ne puis dire ce que tu verras, si tu laisses le Miroir opérer à sa guise. Car il montre ce qui fut, ce qui est, et ce qui pourrait être. Mais lequel des trois leur est montré, même les plus grands sages ne peuvent toujours le dire. Désires-tu y regarder ? »

Frodo ne répondit pas.

« Et toi ? dit-elle, se tournant vers Sam. Car c’est, je crois, ce que les tiens appellent de la magie, même si je ne vois pas bien ce qu’ils veulent dire ; et je crois savoir qu’ils usent du même mot pour décrire les artifices de l’Ennemi. Mais ceci, dirons-nous, est la magie de Galadriel. N’as-tu pas dit que tu souhaitais voir de la magie elfe ? »

« Oui, oui, répondit Sam, tremblant un peu, entre la peur et la curiosité. Je vais y jeter un œil, madame, si vous permettez.

« Et je serais pas fâché de voir un peu ce qui se passe cheu nous, dit-il à Frodo en aparté. J’ai l’impression d’être parti depuis bien trop longtemps. Mais si ça se trouve, je verrai rien que les étoiles, ou quelque chose que je comprendrai pas. »

« Si cela se trouve, fit la Dame avec un doux rire. Mais allons, tu regarderas, et tu verras ce que tu pourras bien voir. Ne touche pas à l’eau ! »

Sam monta sur la base du piédestal et se pencha sur la vasque. L’eau paraissait dure et sombre. Des étoiles s’y reflétaient.

« Y a rien que des étoiles, comme je pensais », dit-il. Puis il retint son souffle, car les étoiles s’éteignirent. Comme si un voile sombre venait d’être retiré, le Miroir devint gris, avant de s’éclaircir complètement. Un soleil brillait, et des branches d’arbres ondoyaient et s’agitaient au vent. Mais avant que Sam ait pu se faire une idée de ce qu’il voyait, la lumière s’évanouit ; et à présent il crut voir Frodo le visage blême, profondément endormi au pied d’une haute falaise noire. Puis il sembla se voir lui-même avancer dans un passage sombre, et grimper un interminable escalier en colimaçon. Soudain il se rendit compte qu’il cherchait quelque chose de toute urgence, sans savoir toutefois ce que c’était. Comme un rêve, la vision changea, se répétant, et il vit de nouveau les arbres. Mais cette fois, ils n’étaient pas aussi proches, et il pouvait voir ce qui se passait : ils ne se balançaient pas au vent, ils tombaient et s’écrasaient au sol.

« Hé, mais ! cria Sam d’une voix outrée. V’là ce maudit Ted Sablonnier en train de couper des arbres qu’il devrait pas. Fallait pas les abattre : c’est l’avenue derrière le Moulin qui donne de l’ombre à la route de Belleau. Si je pouvais lui mettre la main au collet, je l’abattrais, lui ! »

Mais Sam s’aperçut alors que le Vieux Moulin avait disparu, et qu’à sa place, un gros édifice de brique rouge était en voie d’être construit. Beaucoup de gens s’affairaient autour. Il y avait une haute cheminée rouge non loin. Une fumée noire parut voiler la surface du Miroir.

« Y a de ces diableries qui se trament dans le Comté, dit-il. Elrond savait de quoi il parlait en voulant y renvoyer M. Merry. » Puis soudain, Sam lâcha un cri et se recula vivement. « Je peux pas rester ici ! dit-il, affolé. Faut que je rentre à la maison. Ils ont creusé toute la rue du Jette-Sac, et voilà-t-y pas le pauvre vieil Ancêtre qui descend la Colline avec toutes ses bricoles dans une brouette. Faut que je rentre à la maison ! »

« Tu ne peux rentrer seul chez toi, dit la Dame. Tu ne souhaitais pas rentrer sans ton maître avant de regarder dans le Miroir ; pourtant, tu savais que des choses funestes étaient peut-être en train de se passer dans le Comté. Rappelle-toi que le Miroir montre bien des choses, et que toutes ne sont pas encore advenues. Certaines ne se réalisent jamais, à moins que ceux qui en ont la vision ne se détournent de leur chemin pour les empêcher. En matière de décisions, le Miroir est un dangereux conseiller. »

Sam s’assit par terre et enfouit son visage dans ses mains. « J’aurais jamais dû venir ici ; et de la magie, j’en ai assez vu », dit-il, et il se tut. Au bout d’un moment, il reprit d’une voix empâtée, comme s’il luttait contre les larmes. « Non, je vais rentrer par le long chemin avec M. Frodo, ou alors pas du tout, dit-il. Mais j’espère vraiment rentrer un jour. S’il se trouve que ce que j’ai vu est vrai, quelqu’un va avoir affaire à moi ! »


« Désires-tu maintenant regarder, Frodo ? dit la dame Galadriel. Tu ne voulais pas voir de magie elfe et tu te disais satisfait. »

« Me conseillez-vous de regarder ? » s’enquit Frodo.

« Non, dit-elle. Je ne te conseille ni l’un ni l’autre. Je ne suis pas une conseillère. Tu pourrais apprendre quelque chose ; et que ta vision soit belle ou mauvaise, elle pourrait être profitable, mais elle pourrait aussi ne pas l’être. Ce peut être bon de voir, comme ce peut être dangereux. Mais je pense, Frodo, que tu as assez de courage et de sagesse pour t’y hasarder, ou je ne t’aurais pas emmené ici. Fais comme bon te semblera ! »

« Je vais regarder », dit Frodo, montant sur le piédestal et se penchant sur l’eau sombre. Le Miroir s’éclaircit aussitôt et il vit un paysage crépusculaire. Des montagnes noires se dressaient au loin devant un ciel pâle. Une longue route grise serpentait à perte de vue. Au loin, une silhouette marchait lentement sur la route, petite et indistincte au début, mais devenant plus grande et plus claire à mesure qu’elle avançait. Soudain, Frodo s’aperçut qu’elle lui rappelait Gandalf. Il faillit crier son nom, puis il vit que la silhouette n’était pas vêtue de gris, mais de blanc, un blanc qui luisait faiblement dans la pénombre ; et dans sa main se trouvait un bâton blanc. Sa tête était penchée de telle sorte qu’il ne pouvait voir aucun visage ; et alors la silhouette, suivant un tournant de la route, passa en dehors du Miroir. Un doute s’installa dans l’esprit de Frodo : était-ce une vision de Gandalf dans un de ses nombreux voyages en solitaire, longtemps auparavant, ou était-ce plutôt Saruman ?

La vision changea alors, brève, toute petite, mais très vive : un aperçu de Bilbo arpentant nerveusement sa chambre. La table était encombrée de paperasses en désordre ; la pluie battait les fenêtres.

Il y eut ensuite une pause, suivie de plusieurs scènes rapides que Frodo rattacha d’instinct à une même grande histoire, histoire dont il faisait désormais partie. La brume se dissipa, et il se trouva devant un spectacle qu’il n’avait encore jamais vu auparavant mais qu’il reconnut aussitôt : la Mer. Des ténèbres tombèrent. Une grande tempête fit rage sur les flots démontés. Puis, devant le Soleil ensanglanté, près de sombrer dans une épave de nuages, il vit se dessiner le contour noir d’un grand navire à la voilure déchiquetée qui s’avançait depuis l’Ouest. Puis, une grande rivière traversant une cité populeuse. Puis une forteresse blanche flanquée de sept tours. Et enfin, un autre navire aux voiles noires ; mais le matin était revenu, la lumière frissonnait sur l’eau, et un étendard portant l’emblème d’un arbre blanc rutilait au soleil. Une fumée se leva comme dans l’incendie d’un champ de bataille, et le soleil se recoucha au milieu de flammes rouges qui se fondirent en une brume grise ; et dans cette brume vint se perdre un petit navire, étincelant de lumières. Il disparut, et Frodo soupira, prêt à se retirer.

Mais soudain, le Miroir devint complètement noir, comme si un trou s’était ouvert dans le monde du visible et que Frodo regardait dans le vide absolu. Dans cet abîme de noir apparut un Œil unique, lequel grossit peu à peu, jusqu’à recouvrir presque toute la surface du Miroir. Il était si terrible que Frodo en resta cloué sur place, incapable de crier ou de détourner le regard. L’Œil paraissait cerclé de feu, mais il était lui-même vitreux, jaune comme celui d’un chat, intense et vigilant, et la fente noire de sa pupille s’ouvrait sur un gouffre, une fenêtre sur le néant.

Puis l’Œil se mit à rôder, cherchant de-ci de-là ; et Frodo eut l’horrible certitude que lui-même faisait partie des nombreuses choses qu’il cherchait. Mais il savait aussi que l’Œil ne pouvait le voir – pas encore, pas sans qu’il n’en manifeste lui-même le désir. L’Anneau, suspendu à la chaîne qu’il avait au cou, devint alors très lourd, plus lourd qu’une grosse pierre, et sa tête fut entraînée vers le bas. Le Miroir semblait devenir chaud : des volutes de fumée montaient à la surface de l’eau. Frodo glissait vers l’avant.

« Ne touche pas à l’eau ! » dit doucement la dame Galadriel. La vision s’évanouit, et Frodo s’aperçut qu’il regardait les froides étoiles scintiller dans la vasque d’argent. Tremblant de tous ses membres, il fit un pas en arrière et regarda la Dame.

« Je sais ce que tu viens de voir, dit-elle ; car cela occupe mes pensées aussi. N’aie pas peur ! Mais ne va pas croire que c’est seulement en chantant parmi les arbres, ni même par les fines flèches des arcs elfiques, que ce pays de Lothlórien est préservé et défendu contre son Ennemi. Sache, Frodo, qu’au moment même où je te parle, je perçois le Seigneur Sombre et sa pensée, ou tout ce qui dans sa pensée concerne les Elfes. Et lui tâtonne sans cesse pour me voir et percer mon esprit à jour. Mais la porte demeure fermée ! »

Elle leva ses bras blancs et les tendit, paumes vers l’Est, en signe de refus et de déni. Eärendil, l’Étoile du Soir, la bien-aimée des Elfes, éclairait le ciel. Elle était si brillante que la silhouette de la Dame jetait une ombre pâle au sol. Ses rayons se reflétaient sur un anneau à son doigt : il chatoyait comme de l’or poli, nimbé d’une lumière argentée, et une pierre blanche scintillait là, comme si l’Étoile du Soir était venue se poser sur sa main. Frodo considéra l’anneau avec stupéfaction ; car il eut soudain l’impression de tout comprendre.

« Oui, dit-elle, devinant sa pensée. Il n’est pas permis d’en parler, et Elrond lui-même ne pouvait le faire. Mais on ne peut cacher cela au Porteur de l’Anneau, ni à qui a vu l’Œil. C’est au doigt de Galadriel, dans le pays de Lórien, que demeure en vérité l’un des Trois. Voici Nenya, l’Anneau de Diamant, et j’en suis la détentrice.

« Il le soupçonne, mais il ne le sait pas – pas encore. Ne vois-tu pas dès lors en quoi ta venue est pour nous comme le Destin en marche ? Car si tu échoues, nous serons mis à nus devant l’Ennemi. Mais si tu réussis, notre pouvoir sera diminué et la Lothlórien s’évanouira, emportée par la marée du Temps. Nous devrons alors partir dans l’Ouest, ou devenir un peuple rustique des vallons et des cavernes, voué à oublier lentement et à être oublié. »

Frodo baissa la tête. « Et que souhaitez-vous ? » dit-il enfin.

« Que ce qui devrait être soit, répondit-il. L’amour des Elfes envers leur pays et leurs œuvres est plus profond que les profondeurs de la Mer, et leur regret est impérissable et ne pourra jamais être entièrement apaisé. Mais ils renonceront à tout plutôt que de se soumettre à Sauron, car ils le connaissent désormais. Tu ne saurais être tenu responsable du sort de la Lothlórien ; ta seule responsabilité est de mener à bien la tâche qui t’incombe. Je pourrais néanmoins souhaiter, si c’était d’une quelconque utilité, que l’Anneau Unique n’ait jamais été forgé, ou qu’il soit resté perdu à tout jamais. »

« Vous êtes sage et belle et sans peur, dame Galadriel, dit Frodo. Je vous donnerai l’Anneau Unique, si vous le demandez. C’est une trop grande affaire pour moi. »

Galadriel rit alors, d’un rire clair et soudain. « La dame Galadriel est peut-être sage, dit-elle, mais elle vient de trouver son égal en fait de courtoisie. Te voilà gentiment vengé de moi pour avoir mis ton cœur à l’épreuve lors de notre première rencontre. Tu commences à voir d’un œil pénétrant. Je ne nie pas que mon cœur ait eu fort envie de demander ce que tu offres. Maintes longues années ai-je médité ce que je ferais, si le Grand Anneau tombait entre mes mains, et le voilà mis à ma portée ! Le mal ourdi il y a longtemps opère encore de diverses façons, que Sauron résiste ou bien qu’il tombe. N’aurait-ce pas été un fait remarquable à mettre au crédit de son Anneau, si je l’avais pris à mon hôte, par la peur ou par la force ?

« Et voici qu’il me vient enfin. Tu me donneras l’Anneau de ton plein gré ! En lieu et place du Seigneur Sombre, tu installeras une Reine. Et je ne serai pas sombre, mais aussi belle et terrible que le Matin et la Nuit ! Claire comme la Mer et le Soleil et la Neige sur la Montagne ! Aussi redoutable que l’Orage et la Foudre ! Plus forte que les fondations de la terre. Tous m’aimeront et désespéreront ! »

Elle leva la main, et de l’Anneau qu’elle portait surgit une grande lumière qui l’illumina elle seule, laissant tout le reste dans l’ombre. Et telle que Frodo la vit alors, elle semblait incommensurablement grande et terrible, d’une beauté insoutenable, digne d’adoration. Puis elle laissa retomber sa main et la lumière s’évanouit ; et soudain elle rit de nouveau, et voici ! elle parut rapetissée : une elfe toute délicate, simplement vêtue de blanc ; et une voix bienveillante, au timbre doux et triste.

« Je passe l’épreuve avec succès, dit-elle. Je vais diminuer et m’en aller dans l’Ouest, et je resterai Galadriel. »


Ils demeurèrent un long moment silencieux. Enfin, la Dame parla de nouveau. « Rentrons ! dit-elle. Au matin, tu devras partir, car notre choix est maintenant fait, et la marée du sort est en mouvement. »

« J’aimerais poser une question avant que nous partions, dit Frodo, une question que j’ai souvent voulu poser à Gandalf pendant notre séjour à Fendeval. J’ai la permission de porter l’Anneau Unique : pourquoi ne puis-je, moi, voir tous les autres, et connaître les pensées de ceux qui les portent ? »

« Tu n’as pas essayé, dit-elle. Trois fois seulement tu as passé l’Anneau à ton doigt depuis que sa vraie nature t’est connue. N’essaie pas ! Cela te détruirait. Gandalf n’a pu manquer de te dire que les anneaux confèrent un pouvoir à la mesure leur possesseur ? Avant de pouvoir user de ce pouvoir, il te faudrait devenir bien plus fort, et exercer ta volonté à la domination des autres. Mais même sans cela, comme tu es le Porteur de l’Anneau, comme tu l’as eu au doigt et que tu a vu ce qui est caché, ta vue est devenue plus pénétrante. Tu as perçu ma pensée avec plus d’acuité que bien d’autres qui sont considérés comme sages. Tu as vu l’Œil de celui qui détient les Sept et les Neuf. Et n’as-tu pas vu et reconnu l’anneau à mon doigt ? Toi, as-tu vu mon anneau ? » demanda-t-elle, se tournant de nouveau vers Sam.

« Non, madame, répondit-il. À vrai dire, je me demandais de quoi vous parliez. J’ai vu une étoile à travers vos doigts. Mais si vous permettez que je dise ce que je pense, je pense que mon maître avait raison. J’aimerais bien que vous preniez son Anneau. Vous remettriez les choses d’aplomb. Vous les empêcheriez d’aller déterrer l’Ancêtre et de le jeter hors de son trou. Vous feriez payer leur sale besogne à tout ce monde-là. »

« Oui, dit-elle. C’est ainsi que cela commencerait. Mais cela ne s’arrêterait pas là, hélas ! Nous n’en parlerons pas davantage. Partons ! »

J.R.R. Tolkien