Isengard

5 mars 3019

grimoire

Isengard était une étonnante place forte, et elle avait longtemps été belle ; et de grands seigneurs y avaient habité, gardiens du Gondor sur ses remparts de l’Ouest, et des hommes sages observant les étoiles. Mais Saruman l’avait lentement pliée à ses desseins changeants – et améliorée, comme il le pensait dans son égarement ; car tous ces artifices et ces procédés subtils pour lesquels il avait délaissé sa sagesse première, et dont il croyait naïvement être l’inventeur, venaient en fait du Mordor ; si bien que toute son œuvre n’était rien, sinon une pâle copie, une réplique d’enfant ou une servile flatterie, de cette vaste forteresse – armurerie, prison, foyer d’une grande puissance : Barad-dûr, la Tour Sombre, laquelle ne souffrait aucune rivale et se gaussait des flatteries, attendant son heure, sûre de sa grandeur et de son incommensurable force.

Telle était la forteresse de Saruman, ou ce que la rumeur en faisait ; car de mémoire d’homme, personne au Rohan n’en avait passé les portes, sauf peut-être quelques âmes perfides comme Langue de Serpent, qui venaient secrètement et ne disaient à personne ce qu’ils y avaient vu.


Or Gandalf s’avança vers la grande colonne à la Main, et il la passa ; et comme il la passait, les Cavaliers s’étonnèrent de voir qu’elle ne semblait plus blanche. Elle était souillée comme de sang séché ; et en y regardant de plus près, ils constatèrent que ses ongles étaient rouges. Gandalf, sans y prêter attention, poursuivit sa route à travers la brume, et ils le suivirent à contrecœur. Tout autour d’eux à présent, comme par une soudaine crue des eaux, de grandes mares s’étendaient en bordure du chemin, remplissant les creux ; et de petits ruisseaux dégoulinaient parmi les pierres.

Gandalf s’arrêta enfin et leur fit signe d’approcher ; et le rejoignant, ils virent que devant lui, les brumes s’étaient écartées, laissant voir un pâle ensoleillement. L’heure de midi était passée. Ils étaient aux portes d’Isengard.

Mais les portes, tordues et jetées bas, gisaient à terre. Et alentour, la pierre fendue, dispersée en milliers de fragments déchiquetés, jonchait partout le sol ou formait des amas de décombres. La grande arche se dressait encore, mais elle s’ouvrait désormais sur un trou à ciel ouvert : le tunnel était mis à nu, et dans les murs qui s’élevaient comme des falaises de part et d’autre, une force destructrice avait ouvert de grandes brèches et de larges crevasses ; leurs tours étaient réduites en poussière. La Grande Mer, eût-elle lâché tout son courroux sur les collines dans un vent de tempête, n’aurait pu causer plus grande dévastation.

L’anneau, au-delà des portes, était rempli d’une eau fumante : un chaudron bouillonnant où flottaient et tanguaient les débris de poutres et de mâts, de coffres et de tonneaux, de mobilier brisé. Des piliers tordus ou penchés dressaient leurs fûts éclatés au-dessus de l’inondation, mais tous les chemins étaient submergés. Loin à l’horizon, eût-on dit, se dressait l’îlot rocheux, à demi voilé de nuages enveloppants. Restée intacte au milieu de la tempête, sombre et haute, la tour d’Orthanc était encore debout. Des eaux pâles clapotaient à ses pieds.

Le roi et toute son escorte restaient silencieux sur leurs montures, étonnés de voir que la puissance de Saruman était déchue ; mais ils n’auraient su dire comment cela s’était produit. À présent, leurs regards se tournèrent vers l’arche et les portes en ruine. Ils virent là, non loin d’eux, un grand amas de décombres ; et soudain ils s’aperçurent que deux petites formes y étaient étendues à leur aise, vêtues de gris, quasi invisibles parmi les pierres. Des plats, des bols et des bouteilles étaient posés à côté d’elles, comme si elles venaient de prendre un bon repas et faisaient alors trêve à leur labeur. L’une semblait assoupie ; l’autre, jambes croisées et bras derrière la tête, était adossée à une pierre brisée, et elle projetait de sa bouche de longs rubans et de petits ronds d’une mince fumée bleue.


Pendant un moment, Théoden, Éomer et ses hommes les dévisagèrent avec grand étonnement. Parmi toutes les ruines d’Isengard, ce spectacle était pour eux le plus étrange. Mais avant que le roi eût pu ouvrir la bouche, la petite forme avaleuse de fumée s’avisa soudain de leur présence, tandis qu’ils se tenaient là, silencieux, devant la nappe de brume. Elle sauta sur pied ; et ils virent que c’était un jeune homme, ou qui semblait tel, car ce n’était guère qu’une moitié d’homme à en juger par sa stature ; sa tête brune et frisée était découverte, mais il était vêtu d’une cape qui, bien que salie par le voyage, était de même couleur et de même forme que celles que portaient les compagnons de Gandalf à leur arrivée à Edoras. Il s’inclina bien bas, la main sur la poitrine. Puis, sans paraître remarquer le magicien et ses amis, il se tourna vers Éomer et le roi.

« Bienvenue, messires, à Isengard ! dit-il. Nous sommes les gardiens des portes. Meriadoc, fils de Saradoc, est mon nom ; et mon compagnon qui, hélas ! est accablé de fatigue – ce disant, il secoua discrètement son voisin d’un coup de pied – est Peregrin, fils de Paladin, de la Maison de Touc. Nous venons d’un pays loin dans le Nord. Le seigneur Saruman est chez lui ; mais pour l’heure, il est enfermé avec un dénommé Langue de Serpent ; sans quoi il n’aurait sans doute pas manqué d’accueillir de si honorables hôtes. »

« Sans doute pas ! dit Gandalf avec un rire. Et est-ce Saruman qui vous a ordonné de garder ce qui reste de ses portes, et de guetter l’arrivée de visiteurs éventuels, quand vous pourriez distraire votre attention du manger et du boire ? »

« Non, cher monsieur, la chose lui a échappé, répondit Merry avec gravité. Il a été très pris ces derniers jours. Nos ordres nous viennent de Barbebois, qui se charge d’administrer Isengard à sa place. Il m’a demandé d’accueillir le Seigneur du Rohan avec des mots appropriés. J’ai fait de mon mieux. »

« Et vos compagnons, eux ? Et moi, et Legolas ? s’écria Gimli, incapable de se contenir plus longtemps. Misérables déserteurs, coquins aux pieds laineux et à la tête crépue ! Vous nous avez menés dans une belle chasse ! Deux cents lieues par les marais et les forêts, les batailles et la mort, tout ça pour vous délivrer ! Et voilà qu’on vous trouve ici à ripailler et à paresser… et à fumer ! Fumer ! Où avez-vous pris cette herbe, espèces de scélérats ? Pic et pioche ! La rage et la joie me tiraillent à tel point que, si je n’éclate pas, ce sera un prodige ! »

« Tu parles pour moi, Gimli, dit Legolas en riant. Quoique j’aimerais plutôt savoir où ils ont pris le vin. »

« Il n’y a qu’une chose que vous n’ayez pas trouvé dans votre chasse, et c’est un surplus d’intelligence, dit Pippin en ouvrant un œil. Ainsi vous nous trouvez assis, victorieux, sur un champ de bataille, parmi tout un butin d’armées, et vous vous demandez où nous avons déniché quelques commodités bien méritées ! »

« Bien méritées ? fit Gimli. Vous ne me ferez pas croire une telle chose ! »

Les Cavaliers se mirent à rire. « Il est évident que nous assistons à des retrouvailles d’amis très chers, dit Théoden. Voici donc vos compagnons perdus, Gandalf ? Ces jours sont voués à l’émerveillement. J’ai déjà vu plusieurs prodiges depuis que j’ai quitté ma maison ; et voici que j’ai maintenant sous les yeux un autre peuple de légende. Ces gens ne sont-ils pas des Demi-Hommes, que certains d’entre nous appellent Holbytlan ? »

« Hobbits, s’il vous plaît, monseigneur », dit Pippin.

« Hobbits ? dit Théoden. Votre langue a pris une étrange tournure ; mais le nom ne paraît pas inapproprié. Des Hobbits ! Aucun récit de ma connaissance ne rend vraiment compte de la réalité. »

Merry s’inclina ; et Pippin se leva et salua profondément. « Vous parlez courtoisement, sire ; du moins, j’espère pouvoir le prendre de cette manière, dit-il. Et voici un autre prodige ! Car j’ai visité bien des pays depuis que j’ai quitté le mien, et je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un qui connaisse des histoires de hobbits. »

« Mon peuple est descendu du Nord il y a longtemps, dit Théoden. Mais je ne vais pas vous tromper : nous ne connaissons aucune histoire qui concerne les hobbits. Tout ce que l’on en dit chez nous, c’est que très loin, par-delà bien des collines et des rivières, vit un peuple de demi-hommes habitant des trous creusés dans des dunes de sable. Mais il n’est aucune légende qui relate leurs faits et gestes, car on dit qu’ils ne font pas grand-chose, et qu’ils se cachent à la vue des hommes, étant capables de disparaître en un clin d’œil ; et ils peuvent contrefaire leur voix pour imiter le sifflement des oiseaux. Mais il semble que l’on pourrait en dire plus long. »

« Beaucoup plus long, sire », dit Merry.

« Pour commencer, reprit Théoden, je n’avais pas entendu dire qu’ils crachaient de la fumée de leur bouche. »

« Cela n’a rien d’étonnant, répondit Merry ; car c’est un art que nous pratiquons depuis quelques générations seulement. C’est Tobold Sonnecornet, de Fondreaulong, dans le Quartier Sud, qui fut le premier à cultiver la véritable herbe à pipe dans ses jardins, vers l’an 1070 de notre comput. Comment le Vieux Toby a découvert cette plante… »

« Vous ne savez pas le danger qui vous guette, Théoden, intervint Gandalf. Ces hobbits resteront assis au bord d’un champ de ruines à discuter des plaisirs de la table, ou des menus exploits de leurs pères, grands-pères, arrière-grands-pères, et cousins éloignés au neuvième degré, si vous les encouragez par excès de patience. Il y aura sans doute un meilleur moment pour nous entretenir de l’histoire de l’herbe à pipe. Où est Barbebois, Merry ? »

« Au nord, complètement de l’autre côté, je pense. Il est parti s’abreuver – d’eau pure, vous comprendrez. La plupart des autres Ents sont avec lui, encore au travail – là-bas. » D’un signe de la main, Merry leur désigna le lac fumant ; et tandis qu’ils regardaient dans cette direction, ils entendirent un grondement et un raclement lointains, comme un bruit d’avalanche venant de la montagne. Un houm-hom s’éleva au loin, telle une sonnerie de cors triomphale.

« Orthanc n’est-elle donc pas gardée ? » demanda Gandalf.

« Eh bien, il y a l’eau, dit Merry. Mais Primebranche et quelques autres la surveillent. Tous les piliers et les poutres que l’on voit sur la plaine n’ont pas été plantés par Saruman. Primebranche, je crois, se tient près du rocher, au pied de l’escalier. »

« Oui, il y a là un grand Ent gris, dit Legolas, mais ses bras sont contre ses hanches, et il se tient aussi raide qu’un arbre de portail. »

« Il est midi passé, dit Gandalf, et pour notre part, nous n’avons rien mangé depuis le petit jour. Mais je souhaite voir Barbebois aussitôt que possible. N’a-t-il laissé aucun message à mon intention – à moins que le vin et la bonne chère ne l’aient chassé de votre esprit ? »

« Il en a laissé un pour vous, dit Merry, et j’y venais, mais j’ai été assailli de bien d’autres questions. Il m’a chargé de vous dire que, si le Seigneur de la Marche et Gandalf veulent bien s’avancer jusqu’au mur nord, ils trouveront Barbebois pour les y accueillir. J’ajouterai qu’ils y trouveront aussi des victuailles du meilleur cru ; elles ont été découvertes et spécialement choisies par vos humbles serviteurs. » Il s’inclina.

Gandalf rit. « Voilà qui est mieux ! dit-il. Eh bien, Théoden, viendrez-vous avec moi à la recherche de Barbebois ? Il faudra faire le tour, mais ce n’est pas loin. Quand vous le verrez, vous apprendrez bien des choses. Car Barbebois n’est autre que Fangorn, l’aîné et le chef des Ents ; et en parlant avec lui, vous entendrez la parole du plus vieux des êtres vivants. »

« J’irai avec vous, dit Théoden. Adieu, mes hobbits ! Puissions-nous nous retrouver dans ma demeure ! Là, vous prendrez place à mes côtés, et vous m’entretiendrez de tout ce que bon vous semblera : les exploits de vos aïeux, aussi loin que vous en ayez souvenance ; et nous parlerons aussi de Tobold le Vieux et de sa science des herbes. Adieu ! »

Les hobbits s’inclinèrent bien bas. « Voilà donc le Roi du Rohan ! glissa Pippin à mi-voix. Un bon petit vieux. Très poli. »

J.R.R. Tolkien