Pierre d'Erech

8 mars 3019

grimoire

La lumière était encore grise tandis qu’ils chevauchaient, car le soleil demeurait sous les crêtes noires de la Montagne Hantée devant eux. Une grande crainte pesait déjà sur eux lorsqu’ils passèrent les rangs de pierres anciennes conduisant au Dimholt. Là, dans la pénombre d’arbres noirs que Legolas lui-même eut peine à endurer, ils parvinrent à un renfoncement au pied de la montagne devant lequel se dressait, au beau milieu du chemin, une unique pierre levée, haute et imposante, tel un doigt menaçant.

« Mon sang se glace dans mes veines », dit Gimli ; mais personne ne répondit, et le son de sa voix retomba sans vie sur les aiguilles de sapin humides répandues à ses pieds. Les chevaux refusèrent de contourner la sinistre pierre, et leurs cavaliers durent mettre pied à terre pour les conduire. Ainsi, ils finirent par arriver au creux du vallon, où se dressait une haute paroi rocheuse ; et dans cette paroi s’ouvrait la Porte Sombre, béante, comme la bouche de la nuit. Des signes et des figures, effacés et impossibles à lire, étaient gravés au-dessus de sa large voussure, et la peur en émanait telle une vapeur grise.

La Compagnie s’arrêta, et il n’y avait pas un cœur parmi eux qui ne tremblât, sauf peut-être celui de Legolas du peuple des Elfes, pour qui les fantômes des Hommes n’inspirent aucune terreur.

« Cette porte est mauvaise, dit Halbarad, et ma mort se trouve au-delà. J’oserai la franchir tout de même ; mais aucune bête ne voudra entrer. »

« Nous devons pourtant y entrer, et par conséquent les chevaux le devront aussi, dit Aragorn. Car les lieues sont nombreuses au-delà de ces ténèbres, si jamais nous les traversons ; et chaque heure perdue dans le Sud rapprochera le triomphe de Sauron. Suivez-moi ! »

Aragorn ouvrit alors la marche, et sa volonté était telle, en cette heure fatidique, que tous les Dúnedain et leurs chevaux le suivirent. Car les chevaux des Coureurs avaient tant d’amour pour leurs cavaliers qu’ils étaient prêts à affronter la terreur de la Porte, tant que leurs maîtres seraient eux-mêmes assez solides pour les guider. Mais Arod, le coursier du Rohan, refusa d’avancer, et il tremblait et suait d’une angoisse qui faisait peine à voir. Alors Legolas posa les mains sur ses yeux, et il lui chanta des mots qui bruirent doucement dans la pénombre, et la bête finit par se laisser emmener. Et voilà que Gimli le Nain se tenait seul devant la Porte.

Ses genoux tremblaient, et il pestait contre lui-même. « En voilà une chose inouïe ! dit-il. Un Elfe qui entre sous terre là où un Nain n’ose pas ! » Sur ce, il s’engouffra à l’intérieur. Mais sitôt qu’il passa le seuil, il lui parut traîner des jambes de plomb ; et une cécité lui voila les yeux, même à lui, Gimli fils de Glóin, qui avait marché sans frémir en maints endroits des profondeurs du monde.


Aragorn avait apporté des torches de Dunhart, et il en tenait une devant lui pour éclairer la voie. Elladan en portait une autre à l’arrière, et Gimli, titubant derrière, faisait tout pour le rattraper. Il ne voyait rien d’autre que la faible lueur des torches ; mais quand la Compagnie s’arrêtait, il lui semblait être entouré d’une multitude de voix chuchotantes, et les mots murmurés n’étaient en aucune langue qu’il eût jamais entendue auparavant.

Rien ne les assaillait ni ne s’opposait à leur passage ; pourtant, la peur grandissait toujours plus chez le Nain à mesure qu’il avançait – surtout, parce qu’il savait qu’il ne pouvait plus faire demi-tour : toutes les issues derrière lui étaient investies par une armée invisible qui les suivait dans le noir.

Le temps passa, un temps indéfinissable – jusqu’au moment où Gimli se trouva devant un spectacle dont il devait toujours abhorrer le souvenir. La voie était large, pour autant qu’il pût en juger ; mais la Compagnie déboucha soudainement dans un grand espace vide, et les murs s’effacèrent de part et d’autre. La peur l’envahit à tel point qu’il pouvait à peine marcher. Puis quelque chose étincela devant eux sur la gauche, au milieu des ténèbres, tandis qu’Aragorn approchait sa torche. Celui-ci s’arrêta pour aller voir ce dont il s’agissait.

« N’éprouve-t-il aucune peur ? marmonna le Nain. Dans toute autre caverne, Gimli fils de Glóin eût été le premier à courir vers le reflet d’or. Mais pas ici ! Qu’il reste où il est ! »

Néanmoins, il s’approcha, et il vit Aragorn s’agenouiller tandis qu’Elladan élevait les deux torches. Devant lui se trouvaient les ossements d’un homme de grande stature. Il avait été vêtu de mailles, et tout son harnais était encore intact ; car l’air de la caverne était extrêmement sec, et son haubert était doré. Sa ceinture était d’or et de grenats, et un heaume aux riches parures d’or recouvrait son crâne gisant face contre terre. Il était tombé près du mur au fond de la grotte, comme ils le voyaient à présent ; et il y avait devant lui une porte de pierre fermée à double tour : les os de ses doigts tentaient encore d’en agripper les fentes. Une épée reposait près de lui, ébréchée et en morceaux, comme s’il avait voulu fendre le roc dans son ultime désespoir.

Aragorn ne le toucha pas, mais après l’avoir observé un moment en silence, il se leva et soupira. « Jamais les fleurs de simbelmynë ne viendront à pousser ici, jusqu’à la fin des temps, murmura-t-il. Neuf tertres et sept autres sont aujourd’hui recouverts d’herbe, et durant toutes ces longues années, il est resté étendu à la porte qu’il ne réussissait pas à ouvrir. Où peut-elle mener ? Pourquoi voulait-il la franchir ? Personne ne le saura jamais !

« Car telle n’est pas ma mission ! cria-t-il, se retournant et s’adressant aux ténèbres chuchotantes qui les suivaient. Gardez vos trésors et vos secrets cachés dans les Années Maudites ! La hâte est notre seul besoin. Laissez-nous passer, et puis venez ! Je vous donne rendez-vous à la Pierre d’Erech ! »


Il n’y eut aucune réponse, sinon un silence absolu, plus effrayant que les murmures précédents ; puis un vent froid s’engouffra dans la caverne et fit vaciller les torches, qui s’éteignirent, et ne purent être rallumées. Des moments qui suivirent, une ou plusieurs heures, Gimli ne se rappela pas grand-chose. Les autres allèrent de l’avant, mais lui restait à la remorque, poursuivi par une horreur tâtonnante qui semblait toujours sur le point de le saisir ; et une rumeur hantait ses pas, comme l’ombre d’un nombreux piétinement. Il se traîna avec peine jusqu’au moment où, réduit à ramper comme une bête, il se sentit incapable de tenir plus longtemps : soit il trouvait une issue qui lui permettrait de s’échapper, soit il battait follement en retraite, à la rencontre de la peur qui le suivait.

Soudain il entendit un tintement d’eau, un son dur et clair comme une pierre qui tombe dans un rêve d’ombres noires. La lumière crût, et voici ! la Compagnie franchit une autre porte en forme de voûte, large et haute, au travers de laquelle un petit ruisseau s’écoulait en bordure du chemin ; au-delà, une route dévalait en pente raide entre deux à-pics nettement découpés sur le ciel, loin au-dessus de leurs têtes. Cette faille était si profonde et si étroite que le ciel était sombre, et de petites étoiles y scintillaient. Pourtant, comme Gimli devait l’apprendre par la suite, il restait encore deux heures avant la fin du jour, le même qui les avait vus partir de Dunhart ; même si, pour ce qu’il en savait, ce crépuscule pouvait être celui d’une autre année, voire d’un autre monde.


Alors la Compagnie se remit en selle, et Gimli retrouva Legolas. Ils allaient à la file ; le soir tombait dans un bleu profond, et toujours la peur les poursuivait. Legolas, se retournant pour parler à Gimli, jeta un regard en arrière, et le Nain vit une lueur dans les yeux clairs de l’Elfe. Derrière eux venait Elladan, dernier de la Compagnie, mais non de ceux qui avaient pris le chemin descendant.

« Les Morts nous suivent, dit Legolas. Je vois des formes d’Hommes et de chevaux, et de pâles étendards comme des lambeaux de nuages, et des lances comme des arbres serrés, l’hiver, par une nuit de brouillard. Les Morts nous suivent. »

« Oui, les Morts viennent derrière nous. Ils ont été appelés », dit Elladan.


La Compagnie finit par quitter le ravin, aussi subitement que s’ils étaient sortis par la fente d’un mur ; et voici qu’ils se tenaient sur les hauteurs d’une grande vallée, et le ruisseau qu’ils suivaient descendait par de nombreuses chutes en bruissant d’une voix froide.

« Où diantre sommes-nous en Terre du Milieu ? » s’exclama Gimli ; et Elladan répondit : « Nous sommes descendus de la source du Morthond, le long fleuve glacial qui finit par trouver la mer là où elle baigne les murs de Dol Amroth. Vous n’aurez pas à demander d’où il tient son nom : la Sourcenoire, dit-on chez les Hommes. »

Le Val de Morthond formait une grande anse autour des grands à-pics à la face sud des montagnes. Ses pentes abruptes étaient couvertes d’herbe ; mais tout était gris à ce moment, car le soleil avait disparu, et des lumières clignotaient dans les demeures des Hommes, loin en contrebas. La vallée était riche et ses habitants, nombreux.

Alors, sans se retourner, Aragorn cria d’une voix forte afin que tous puissent entendre : « Amis, oubliez toute lassitude ! Allez, allez à toute bride ! Il faut gagner la Pierre d’Erech avant que ce jour passe, et le chemin est encore long. » Ainsi, sans un regard en arrière, ils traversèrent les champs de montagne jusqu’à un pont qui enjambait les eaux grandissantes du torrent, trouvant alors une route qui descendait dans les terres.

Les lumières s’éteignaient dans les maisons et les hameaux à leur approche ; les portes se fermaient, et les gens au-dehors hurlaient de terreur et se sauvaient comme des bêtes traquées. Le même cri s’élevait chaque fois dans la nuit tombante : « Le Roi des Morts ! Le Roi des Morts est sur nous ! »

Des cloches carillonnaient au fond de la vallée, et tous fuyaient devant Aragorn ; mais les cavaliers de la Compagnie Grise filaient comme des chasseurs dans leur hâte, et bientôt, leurs chevaux trébuchèrent de fatigue. C’est ainsi que, juste avant minuit, et dans des ténèbres aussi noires que les cavernes des montagnes, ils atteignirent enfin la Colline d’Erech.


Longtemps la terreur des Morts avait plané sur cette colline et sur les prés désolés alentour. Car au sommet se dressait une pierre noire et ronde, tel un globe immense, aussi grande qu’un homme, bien qu’à moitié enterrée. Elle ne semblait pas de ce monde, comme si elle était tombée du ciel, et certains le croyaient ; mais ceux qui entretenaient le savoir de l’Occidentale soutenaient que cette pierre avait été sauvée de la ruine de Númenor, et placée là par Isildur quand il avait accosté. Aucun des gens de la vallée n’osait s’en approcher ni ne voulait demeurer près d’elle ; car on disait que c’était un lieu de rendez-vous des Hommes de l’Ombre qui s’y rassemblaient aux jours de peur, se massant autour de la Pierre et chuchotant entre eux.

La Compagnie trouva cette Pierre dans la nuit noire et s’y arrêta. Elrohir tendit alors un cor d’argent à Aragorn, qui le fit retentir ; et ceux qui se tenaient là eurent l’impression que d’autres cors lui répondaient, comme un lointain écho venu de profondes cavernes. Nul autre son ne vint à leurs oreilles ; mais ils sentaient qu’une grande armée s’assemblait autour de la colline qu’ils occupaient ; et un vent froid descendit des montagnes, tel un souffle fantomatique. Mais Aragorn mit pied à terre et, debout près de la Pierre, il cria d’une voix puissante :

« Parjures, pourquoi êtes-vous ici ? »

Et une voix monta dans la nuit et lui répondit, lointaine :

« Pour accomplir notre serment et trouver la paix. »

Puis Aragorn dit : « L’heure est enfin venue. Je vais maintenant à Pelargir-sur-Anduin, et vous allez me suivre. Et quand tout le pays sera lavé des serviteurs de Sauron, je tiendrai votre serment pour accompli, et vous trouverez la paix et serez libres de partir pour toujours. Car je suis Elessar, l’héritier d’Isildur du Gondor. »

Et ce disant, il pria Halbarad de déployer le grand étendard qu’il avait apporté ; et voyez ! celui-ci était noir, et s’il portait quelque emblème, les ténèbres ne le dévoilèrent pas. Puis ce fut le silence, et il n’y eut plus un chuchotement ni un soupir de toute cette longue nuit. La Compagnie bivouaqua près de la Pierre, mais les hommes dormirent peu, par crainte des Ombres qui les cernaient de toutes parts.

Mais quand l’aube vint, froide et pâle, Aragorn se secoua aussitôt, et il mena alors la Compagnie dans le voyage le plus précipité et le plus harassant qu’aucun d’entre eux, lui seul excepté, avait jamais connu ; et seule sa volonté les maintint en selle. Nuls autres Hommes n’auraient pu l’endurer, nuls autres mortels que les Dúnedain du Nord, et avec eux Gimli le Nain et Legolas du peuple des Elfes.

Ils passèrent le Col de Tarlang et entrèrent au Lamedon ; l’Armée Ombreuse se pressait derrière eux, la peur les devançait ; puis ils gagnèrent Calembel-sur-Ciril, et le soleil se coucha en sang au-delà de Pinnath Gelin, loin dans l’Ouest, derrière eux. La région et les gués de la Ciril étaient déserts, car de nombreux hommes étaient partis à la guerre ; et les autres, à la rumeur de la venue du Roi des Morts, avaient trouvé refuge dans les collines. Mais le lendemain, l’aube ne vint pas, et la Compagnie Grise passa dans les ténèbres de l’Orage du Mordor et hors de la vue des mortels ; mais les Morts la suivaient.

J.R.R. Tolkien