Carrock

an 2941

grimoire

Le lendemain, Bilbo se réveilla avec le soleil de l’aurore dans les yeux. Il se leva d’un bond pour voir quelle heure il était et pour mettre sa bouilloire sur le feu… mais se rendit compte qu’il n’était pas du tout chez lui. Alors il se rassit et rêva d’un savon et d’une brosse. Il ne reçut ni l’un ni l’autre, ni thé, ni toasts, ni bacon pour son petit déjeuner, seulement du lapin et du mouton froids. Puis il dut se préparer à reprendre la route.

Cette fois, on lui permit de monter sur le dos d’un aigle et de s’accrocher entre ses ailes. Le souffle de l’air était partout sur lui et il ferma les yeux. Les nains criaient des adieux et promettaient de récompenser le Seigneur des Aigles s’ils en avaient un jour l’occasion ; et quinze grands oiseaux déployèrent leurs ailes au flanc de la montagne. À l’est, le soleil frôlait encore l’horizon. La matinée était fraîche, et la brume sommeillait au creux des vallées et serpentait de part et d’autre des cimes et au sommet des collines. Bilbo entrouvrit les yeux. Ils étaient déjà haut dans les airs : le monde paraissait lointain et les montagnes disparaissaient rapidement derrière eux. Il referma les yeux et s’agrippa plus fermement.

« Ne pincez pas ! dit l’aigle. Inutile de vous effrayer comme un lapin, même si je vous trouve une certaine ressemblance. C’est une belle matinée et il vente très peu. Y a-t-il quelque chose de plus agréable que de voler ? »

Bilbo aurait voulu répondre : « Un bain chaud, suivi d’un petit déjeuner tardif sur la pelouse » ; mais il jugea plus sage de se taire et se contenta de relâcher un tout petit peu son étreinte.

Au bout d’un long moment, les aigles durent repérer l’endroit où ils se dirigeaient, même à cette hauteur vertigineuse, car ils se mirent à descendre en décrivant de grandes spirales. Ils tourbillonnèrent longtemps ainsi, puis le hobbit rouvrit enfin les yeux. Ils s’étaient beaucoup rapprochés du sol. En bas, on voyait des arbres qui ressemblaient à des chênes et à des ormes, ainsi que de vastes prairies et un long cours d’eau qui les traversait. Mais là, surgissant de terre en plein milieu du cours d’eau qui le contournait de chaque côté, se dressait un grand rocher, presque une colline de pierre, comme un avant-poste des lointaines montagnes, ou un immense bloc lancé à des lieues dans la plaine par un géant parmi les géants.

Un à un, les aigles descendirent à vive allure au sommet de ce rocher et y déposèrent leurs passagers.

« Bon vent ! crièrent-ils, où qu’il vous amène, et puissiez-vous retrouver vos aires à la fin du voyage ! » Voilà comment les aigles formulent leurs adieux.

« Puissent vos ailes vous porter jusqu’aux mers du soleil et aux sentiers de la lune », répondit Gandalf, qui connaissait leurs manières.

Ainsi ils se séparèrent. Et même si le Seigneur des Aigles devait ensuite devenir le Roi de Tous les Oiseaux et porter une couronne dorée, tout comme ses quinze chefs et leurs colliers d’or (tous façonnés du précieux métal offert par les nains), Bilbo ne les revit jamais – sauf dans les airs et de loin, à la bataille des Cinq Armées. Mais comme il en sera question à la fin de ce récit, nous n’en dirons pas davantage pour l’instant.

Au sommet du piton rocheux se trouvait une plateforme d’où partait un sentier creusé par l’usure, avec maints escaliers qui descendaient jusqu’à la rive. Là, un passage à gué constitué de grosses pierres plates permettait de rejoindre la prairie de l’autre côté du cours d’eau. Il y avait une petite grotte (un lieu accueillant, au sol caillouteux) au pied des escaliers et tout près du gué, et la compagnie s’y rassembla pour discuter de ce qu’il convenait de faire.

J.R.R. Tolkien