À l'Est des Montagnes de Brume

an 2941

grimoire

« Pourquoi toute cette agitation dans les bois cette nuit ? » dit le Seigneur des Aigles. Il était perché, noir dans le clair de lune, au sommet d’un piton rocheux qui se dressait à la frontière orientale des montagnes. « J’entends la voix des loups ! Les gobelins préparent-ils quelque mauvais coup dans la forêt ? »

Il déploya ses ailes et, sans attendre, deux de ses gardes postés sur les rochers de chaque côté s’envolèrent à leur tour. Décrivant des cercles dans le ciel, ils aperçurent l’anneau des Wargs, un tout petit rond situé loin en bas. Mais les aigles ont la vue perçante et peuvent discerner des choses minuscules à très bonne distance. Le Seigneur des Aigles des Montagnes de Brume pouvait d’ailleurs regarder le soleil sans ciller, et voir un lapin bouger au sol à un mille dans les airs, même au clair de lune. Et bien qu’il n’ait pu distinguer les gens perchés aux arbres, il vit le tumulte qui régnait chez les loups, les petits éclairs de feu, et entendit les hurlements et les plaintes monter faiblement jusqu’à lui. Il vit aussi la lune miroiter sur des heaumes et des lances de gobelins ; car cette engeance était sortie de ses montagnes et descendait les collines en de longues files qui serpentaient jusque dans les bois.

Les aigles ne sont pas de gentils petits oiseaux. Certains sont lâches et même cruels. Mais ceux de la race ancienne des montagnes du Nord étaient les plus nobles de tous les oiseaux : fiers, forts, intrépides et généreux. Ils n’aimaient pas les gobelins, pas plus qu’ils ne les craignaient. Lorsqu’ils leur prêtaient la moindre attention (ce qui n’arrivait que rarement, car ils ne se nourrissaient pas de telles créatures), ils fondaient sur eux et les faisaient fuir, terrifiés, jusqu’à leurs cavernes, et mettaient fin aux ravages qu’ils étaient en train de causer. Les gobelins détestaient les aigles et les craignaient, mais ils ne pouvaient les détrôner du haut des montagnes où ils siégeaient.

Ce soir-là, le Seigneur des Aigles était bien curieux de savoir ce qui se passait, alors il fit venir à lui beaucoup d’autres aigles et ils s’éloignèrent des montagnes. Et toujours en tournoyant et tournoyant, ils descendirent et descendirent encore vers le cercle des loups et le lieu de rassemblement des gobelins.

Et heureusement ! Car d’horribles choses se déroulaient dans la clairière et alentour. Les loups qui avaient pris feu et qui s’étaient enfuis dans la forêt y avaient allumé plusieurs incendies. L’été battait son plein et, du côté est des montagnes, cela faisait quelque temps qu’il n’avait pas plu. Les fougères séchées, les vieilles branches, les aiguilles de pin qui tapissaient le sol, et les arbres morts ici et là ne tardèrent pas à flamber. Tout autour de la clairière des Wargs, le feu dansait. Mais les gardes des loups ne quittaient pas leurs arbres. Fous de rage, ils bondissaient et hurlaient autour des troncs en maudissant les nains dans leur affreux parler ; leurs langues pendaient, leurs yeux menaçants rougeoyaient comme les flammes vives.

Puis soudain, des gobelins accoururent en hurlant. Ils croyaient qu’une confrontation avec les hommes des bois avait lieu, mais ils comprirent bientôt ce qui s’était réellement passé. Certains d’entre eux s’assirent par terre pour mieux en rire. D’autres agitèrent leurs lances en frappant leurs boucliers. Les gobelins ne craignent pas le feu ; et ils imaginèrent bientôt un plan des plus amusants à leurs yeux.

Certains rassemblèrent les loups en bande. D’autres empilèrent des fougères et des broussailles autour des troncs d’arbres. D’autres encore se hâtèrent de tous côtés en piétinant le sol à grands coups, éteignant presque toutes les flammes – mais ils laissèrent le feu brûler tout près des arbres où se trouvaient les nains et l’alimentèrent avec des branches mortes, des feuilles et des fougères. Un cercle de feu et de fumée entoura bientôt les nains, un cercle que les gobelins empêchaient de se propager, mais qui progressait lentement vers l’intérieur et commençait à lécher le combustible entassé sous les arbres. La fumée irritait les yeux de Bilbo et il sentait la chaleur des flammes ; et à travers les colonnes noires, il pouvait voir les gobelins danser et tourner en rond comme on le fait autour d’un feu de joie à la mi-été. À l’extérieur du cercle des guerriers danseurs, armés de lances et de haches, se trouvaient les loups qui observaient et attendaient à distance respectueuse.

Les gobelins entonnèrent alors une horrible chanson :

Quinze oiseaux dans cinq sapins
pris au piège comme des lapins !
Comme ils volent bas, ces petits oiseaux-là !
Mais qu’allons-nous faire de ces moineaux-là ?
Les déplumer ou les faire roussir ?
Les embrocher ou les faire bouillir ?

Puis ils s’arrêtèrent et crièrent : « Envolez-vous, petits oiseaux ! Envolez-vous si vous le pouvez ! Descendez, petits oiseaux, ou vous rôtirez dans vos nids ! Chantez, chantez, petits oiseaux ! Pourquoi ne pas chanter un air ? »

« Allez-vous-en, petits garçons ! s’écria Gandalf à son tour. Les oiseaux ne sont pas au nid ! Et les vilains petits garçons qui jouent avec le feu vont en pénitence ! » Il disait cela pour les irriter, et pour leur montrer qu’il n’était pas effrayé – même si en vérité il l’était, malgré ses grands pouvoirs. Mais ils ne lui prêtèrent aucune attention et continuèrent à chanter.

Brûle, brûle, arbre, plante !
Siffle, danse, torche crépitante !
Luis dans la nuit ! Tu nous réjouis,
Ya hé !
Fais-les cuire et fais-les frire :
barbes brûlantes, cheveux fumeux,
la peau pendante, les yeux vitreux.
Ne restera demain des nains
que des poussières
dans la clairière !
Cuis, l’oiseau, cui-cui, l’oiseau !
Cuis dans la nuit ! Tu nous réjouis,
Ya hé !
Ya-harri-hé !
Ya hoï !

À ce cri de Ya hoï ! les flammes atteignirent l’arbre de Gandalf. En quelques instants, elles gagnèrent les autres. L’écorce prit feu, les premières branches crépitèrent.

Puis Gandalf grimpa au sommet de son arbre. Une soudaine splendeur jaillit de son bâton à la vitesse de l’éclair, alors qu’il s’apprêtait à plonger du haut des airs dans un océan de lances. C’eût été sa perte, même s’il eût certainement tué de nombreux gobelins en s’abattant ainsi sur eux comme la foudre. Mais il ne sauta jamais.

À cet instant précis, le Seigneur des Aigles fondit sur lui, l’agrippa dans ses serres et disparut.

Il y eut un hurlement de colère et de surprise chez les gobelins. Le Seigneur des Aigles, mis au courant par Gandalf, poussa alors un grand cri. Les grands oiseaux qui l’accompagnaient se retournèrent brusquement et foncèrent sur la clairière comme d’immenses ombres noires. Les loups aboyaient et grinçaient des dents ; les gobelins hurlaient et trépignaient de rage, projetant leurs lourdes lances dans les airs, en vain. Les aigles piquèrent droit sur eux ; le souffle violent de leurs battements d’ailes les jeta à terre ou les mit en fuite ; leurs serres déchirèrent le visage des gobelins. D’autres oiseaux volèrent à la cime des arbres et saisirent les nains, qui grimpaient désormais plus haut qu’ils ne l’avaient jamais osé.

Le pauvre petit Bilbo faillit de nouveau être laissé derrière ! Il put tout juste s’accrocher aux jambes de Dori, qui fut le dernier à être ramassé. Ils s’élevèrent ensemble au-dessus du tumulte, échappant à l’incendie, tandis que Bilbo se balançait dans le vide, au bout de ses bras sur le point de se rompre.

Loin en bas, les gobelins et les loups se dispersaient partout dans les bois. Quelques aigles volaient toujours en cercles au-dessus du champ de bataille. Les flammes bondirent subitement à la cime des arbres, qui s’embrasèrent tout entiers d’un feu crépitant. Il y eut soudain une rafale d’étincelles et de fumée. Bilbo s’était échappé juste à temps !

Bientôt, la lueur du brasier s’évanouit sous leurs pieds, comme un point de lumière rouge sur un plancher noir. Déjà haut dans le ciel, ils ne cessaient de s’élever en décrivant de grands cercles tourbillonnants. Bilbo n’oublia jamais cette envolée, cramponné aux chevilles de Dori. Il geignait : « Mes bras, mes bras ! » tandis que Dori gémissait : « Mes pauvres jambes, mes pauvres jambes ! »

En altitude, Bilbo était (au mieux) pris de vertige. Il se sentait tout chose quand il lui arrivait de regarder en bas d’un tout petit précipice ; et il n’avait jamais aimé les échelles, sans parler des arbres (n’ayant jamais dû se sauver des loups auparavant). Je vous laisse imaginer combien la tête lui tournait à présent, en regardant ses orteils se balancer dans le vide, et en voyant les terres sombres se déployer sous lui, touchées çà et là par le clair de lune sur un rocher à flanc de colline ou sur un ruisseau dans la plaine.

Les cimes blanches des montagnes s’approchaient, comme des aiguilles baignées de lune surgissant des ombres. Été ou pas, l’air semblait se refroidir. Bilbo ferma les yeux et se demanda s’il pourrait tenir plus longtemps. Puis il imagina ce qui arriverait s’il lâchait prise, le cœur au bord des lèvres.

Le vol se termina juste à temps pour lui, juste avant que ses bras ne l’abandonnent. Il lâcha les chevilles de Dori en soufflant bruyamment et tomba sur une rude plate-forme, celle d’une aire d’aigle. Il resta étendu sans rien dire. Ses pensées oscillaient entre la surprise d’avoir été sauvé du feu, et la crainte de tomber du haut de cette corniche, dans les profondes ténèbres qui se trouvaient de chaque côté. Après les mésaventures des trois derniers jours, il se sentait vraiment dans un drôle d’état, n’ayant pratiquement rien mangé depuis, et il s’entendit réfléchir à haute voix : « Je sais maintenant ce qu’un morceau de bacon ressent lorsqu’il est sorti de la poêle et remis sur l’étagère ! »

« Non, vous ne savez pas, répondit la voix de Dori, car le bacon sait qu’il doit tôt ou tard retourner dans la poêle ; on espère que ce sera différent dans notre cas ! Et les aigles ne sont pas des fourchettes ! »

« Non, pas des couchettes… des fourchettes, je veux dire », fit Bilbo, près de s’endormir. Il se redressa et jeta un regard inquiet en direction de l’aigle qui s’était perché à côté d’eux. Il se demandait quelles autres sottises il avait pu dire, et si l’aigle s’en formaliserait. Il vaut mieux ne pas manquer de respect à un aigle, quand vous êtes de la taille d’un hobbit et que vous êtes en visite chez lui la nuit !

L’aigle ne fit qu’aiguiser son bec sur une pierre, et lissa ses plumes sans faire attention à lui.

Bientôt, un autre aigle le rejoignit. « Le Seigneur des Aigles te prie de conduire les prisonniers à la Grande Corniche », cria-t-il avant de s’envoler de nouveau. L’autre oiseau saisit Dori dans ses griffes et disparut dans la nuit avec lui, laissant Bilbo tout seul. Il eut tout juste la force de se demander ce que le messager avait voulu dire par « les prisonniers », et il commençait à s’imaginer en train d’être déchiqueté comme un lapin, quand son tour arriva.

L’aigle revint, l’agrippa par le col de son manteau et s’élança dans les airs. Cette fois, il ne vola pas longtemps. Très vite, Bilbo fut déposé, tremblant comme une feuille, sur une vaste corniche au flanc de la montagne. Il n’y avait aucun moyen d’y accéder, sauf par la voie des airs, ni aucun moyen d’en descendre, sauf en sautant du haut d’un précipice. Il vit que tous les autres étaient assis là, adossés à la paroi rocheuse. Le Seigneur des Aigles s’y trouvait également et discutait avec Gandalf.

Il apparut que Bilbo ne serait pas dévoré, tout compte fait. Le magicien et le seigneur aigle s’étaient déjà rencontrés, semblait-il, et ils étaient même quelque peu amis. En fait, Gandalf, qui avait souvent voyagé dans les montagnes, avait un jour rendu service aux aigles en guérissant leur seigneur blessé par une flèche. Comme vous le voyez, « prisonniers » signifiait seulement « les prisonniers délivrés des gobelins », et rien d’autre. Écoutant ce que Gandalf avait à dire, Bilbo comprit qu’ils allaient enfin pouvoir s’échapper de ces terribles montagnes, une fois pour toutes. Avec le Grand Aigle, le magicien examinait la possibilité de transporter les nains, Bilbo et lui-même au-dessus des plaines, ce qui raccourcirait considérablement leur voyage.

Le Seigneur des Aigles ne voulait les amener nulle part où vivaient des hommes. « Ils nous viseraient avec leurs grands arcs en bois d’if, dit-il, car ils croiraient que nous venons pour leurs moutons. Et en d’autres circonstances, ils auraient raison. Non ! il nous fait plaisir de priver les gobelins de leur pâture, et de nous acquitter de notre dette en vous rendant la pareille, mais nous ne risquerons pas nos vies pour des nains en survolant les plaines du Sud. »

« Très bien, dit Gandalf. Emportez-nous là où vous voudrez, et aussi loin que vous le pourrez. Nous vous sommes déjà forts reconnaissants. Mais en attendant, nous sommes affamés. »

« Je suis presque mort de faim », dit Bilbo d’une petite voix fluette que personne n’entendit.

« Peut-être pourrons-nous remédier à cela », répondit le Seigneur des Aigles.

Si vous étiez arrivé quelque temps plus tard, vous auriez sans doute aperçu un grand feu sur la corniche, et la silhouette des nains assemblés autour d’un bon fumet de viande. Les aigles avaient apporté des branchages en guise de combustible, ainsi que des lapins, des lièvres et un petit mouton. Les nains s’occupèrent de tout préparer. Bilbo était trop affaibli pour leur venir en aide ; de toute manière, il ne savait guère comment s’y prendre pour dépouiller un lapin ou pour découper la viande, lui qui la recevait toujours du boucher, déjà parée et prête à cuire. Gandalf, lui aussi, s’était allongé après avoir contribué en allumant le feu, Oin et Gloin ayant perdu leurs briquets à amadou. (Les nains n’ont jamais adopté les allumettes, même de nos jours.)

Ainsi finirent leurs aventures dans les Montagnes de Brume. Bilbo eut bientôt l’estomac rétabli, le ventre plein et l’assurance de dormir avec contentement, même s’il eût préféré, et de loin, du pain et du beurre à des morceaux de viande rôtis sur des bouts de bois. Recroquevillé sur la pierre, il dormit plus profondément qu’il ne l’avait jamais fait chez lui, dans son lit de plume au fond de son trou. Mais toute la nuit, il rêva de sa maison et en visita toutes les pièces dans son sommeil, cherchant toujours un même objet sans pouvoir le trouver, ni même se rappeler à quoi il ressemblait.

J.R.R. Tolkien