Porte des Gobelins
an 2941
Ils poursuivirent leur route. Le sentier raboteux disparut. Les buissons et les longues herbes entre les rochers, les tapis de verdure broutés par les lapins, le thym, la sauge, la marjolaine, les hélianthèmes jaunes – tous disparurent, et les marcheurs se retrouvèrent au sommet d’un vaste éboulis de pierres qui plongeait à pic, les restes d’un glissement de terrain. Lorsqu’ils entamèrent leur descente, des cailloux et des débris roulèrent sous leurs pieds ; bientôt, de plus gros éclats de roche remuèrent avec bruit, délogeant plus bas d’autres morceaux qui se mirent à glisser et à débouler ; puis de grosses pierres se détachèrent et dégringolèrent avec fracas, soulevant des nuages de poussière. Tout le flanc de la colline semblait alors en mouvement, et ils dévalaient la pente, affolés, serrés les uns contre les autres au milieu de ce tumulte glissant, vrombissant, ponctué du craquement de la roche.
Ce furent les arbres au bas de la pente qui les sauvèrent. Ils atteignirent l’orée d’une vaste pinède qui escaladait les contreforts des montagnes à partir des forêts plus sombres et plus profondes au creux des basses terres. Certains d’entre eux s’accrochèrent aux troncs et se hissèrent jusqu’aux premières branches, d’autres (comme le petit hobbit) se réfugièrent derrière un arbre pour éviter d’être assaillis par la pierre. Bientôt, l’éboulement s’arrêta. Le danger était passé, et l’on n’entendit plus que le fracas distant des dernières grosses roches qui bondissaient et tournoyaient parmi les fougères et les racines, loin en bas.
« Eh bien ! ça nous a fait faire un bon bout de chemin, dit Gandalf ; et même les gobelins sur notre piste auront fort à faire pour descendre ici sans faire de bruit. »
« Sans doute, grogna Bombur, mais ils n’auront aucun mal à nous envoyer des pierres derrière la tête. » Bilbo et les nains, très mécontents, se frottaient les jambes et les pieds, couverts de bleus et de meurtrissures.
« Balivernes ! Nous allons bifurquer de ce côté, ce qui nous mettra hors de portée de l’éboulis. Il faut faire vite ! Voyez comme il fait noir ! »
Le soleil avait plongé depuis longtemps derrière les montagnes. Déjà, les ombres s’épaississaient autour d’eux, même s’ils pouvaient voir, loin à travers les arbres et au-delà des cimes noires de ceux qui poussaient en bas, la lumière du soir sur les plaines. Ils clopinaient maintenant dans une forêt de pins, marchant aussi vite qu’il le pouvaient le long d’un sentier en pente douce qui descendait tout droit vers le sud. Parfois ils naviguaient dans un océan de fougères dont les hautes frondes passaient par-dessus la tête du hobbit ; parfois ils se déplaçaient en silence sur un tapis d’aiguilles ; et pendant ce temps, l’obscurité et le silence de la forêt grandissaient. Il n’y avait ce soir-là aucun vent, pas le moindre soupir des branches au sommet des arbres.
« Faut-il aller encore plus loin ? » demanda Bilbo. Il faisait si noir qu’il avait peine à voir la barbe de Thorin s’agiter à côté de lui, et le silence était tel que la respiration des nains lui parvenait comme un bruit rauque. « Mes orteils sont tout meurtris et déformés, mes jambes me font mal, et mon estomac ballotte comme un sac vide. »
« Un peu plus loin », répondit Gandalf.
Après ce qui sembla une éternité, ils débouchèrent soudain sur un espace complètement dénué d’arbres. La lune s’était levée et brillait dans la clairière. Sans qu’ils aient pu dire pourquoi, l’endroit leur parut sinistre, même si tout semblait parfaitement normal.
Tout à coup ils entendirent un hurlement en contrebas, un long hurlement à donner le frisson. Il fut suivi d’un deuxième, plus à droite et beaucoup plus près d’eux, puis d’un troisième, non loin à gauche. Des loups hurlaient à la lune, des loups sur le point de se rassembler !
Les loups ne fréquentaient pas le voisinage de M. Bessac, et aucun ne vivait près de son trou, mais il connaissait ce bruit. On le lui avait décrit bien assez souvent dans les contes. Quand il était jeune, l’un de ses cousins (du côté Touc), qui était plus âgé que lui et qui avait beaucoup voyagé, s’amusait à l’imiter pour lui faire peur. Mais l’entendre ainsi dans la forêt au clair de lune, c’en était trop pour lui. Même les anneaux magiques ne peuvent vous protéger des loups – surtout ces bandes malfaisantes vivant dans l’ombre des montagnes infestées de gobelins, par-delà la Lisière de la Sauvagerie aux frontières de l’inconnu. Les loups de cette espèce ont le nez plus fin que les gobelins, et ils n’ont pas besoin de vous voir pour vous attraper !
« Qu’allons-nous faire ? Qu’allons-nous faire ? s’écria-t-il. Échapper à des gobelins pour être attrapé par des loups ! » dit-il, et ce devint un proverbe, comme on disait autrefois « tomber de la poêle dans le feu » dans une situation où tout va de mal en pis.
« Montez aux arbres, vite ! » cria Gandalf ; et ils coururent jusqu’aux arbres qui bordaient la clairière, à la recherche de branches assez basses ou de troncs assez minces pour faciliter l’escalade. Ils ne se montrèrent pas trop difficiles, comme vous vous en doutez, et grimpèrent aussi haut qu’ils le purent sans risquer qu’une branche ne se rompe. Si vous aviez pu assister à cette scène (à distance raisonnable), vous auriez ri en voyant leurs barbes pendouiller du haut des arbres où ils étaient perchés, comme des vieillards un peu fêlés qui jouaient aux gamins. Fili et Kili se trouvaient au sommet d’un grand mélèze semblable à un arbre de Noël géant. Dori, Nori, Ori, Oin et Gloin étaient plus à l’aise, juchés dans un énorme pin qui étendait ses branches à intervalles réguliers comme une roue et ses rayons. Bifur, Bofur, Bombur et Thorin en avaient choisi un autre. Dwalin et Balin étaient montés dans un grand sapin efflanqué, aux branches clairsemées, et tentaient de se trouver un siège dans ses plus hautes ramures. Gandalf, qui était passablement plus grand que les autres, avait trouvé un arbre auquel ils ne pouvaient grimper, un vaste pin surplombant directement la clairière. Il était bien caché dans ses branches, mais son regard brillait dans le clair de lune lorsqu’il jetait un œil au-dehors.
Et Bilbo ? Il ne pouvait monter à aucun arbre et se précipitait d’un tronc à l’autre, comme un lapin qui, traqué par un chien, aurait perdu son terrier.
« Tu as encore oublié le cambrioleur ! » dit Nori à Dori, regardant en bas.
« Pourquoi devrais-je toujours avoir ce cambrioleur sur le dos, répondit Dori, au fond des galeries et maintenant dans les arbres ? Est-ce que j’ai l’air d’un porteur ? »
« Il va être dévoré si nous ne faisons rien », dit Thorin, car les hurlements les avaient encerclés, et ils se rapprochaient de plus en plus. « Dori ! » appela-t-il, car ce dernier était posté au bas de l’arbre le plus facile à monter. « Fais vite, tends la main à M. Bessac ! »
Dori était vraiment un brave nain malgré ses protestations. Il eut beau redescendre jusqu’à la première branche et tendre le bras aussi loin que possible, Bilbo ne put atteindre sa main. Dori fut donc obligé de descendre de l’arbre pour lui faire la courte échelle.
À cet instant précis, les loups accoururent dans la clairière en hurlant. Tout à coup, des centaines d’yeux les observaient. Mais Dori ne laissa pas tomber Bilbo. Il attendit que celui-ci se soit hissé dans les branches, puis il sauta à son tour pour s’y accrocher. Juste à temps ! Un loup tenta d’arracher sa cape d’un coup de mâchoire, et faillit l’attraper. Au bout d’une minute à peine, une horde complète aboyait et bondissait furieusement tout autour de l’arbre, l’œil enragé et la langue pendante.
Mais même les Wargs sauvages (car c’est ainsi qu’on appelait les loups malfaisants qui sévissaient par-delà la Lisière de la Sauvagerie) ne peuvent grimper aux arbres. Pour l’instant, ils étaient hors de danger. Heureusement, la nuit était chaude et sans vent. On ne reste jamais assis très longtemps dans un arbre sans ressentir de l’inconfort ; mais par temps froid et venteux, lorsque des loups vous tournent autour, c’est pratiquement un cauchemar.
Cette trouée au milieu des arbres était de toute évidence un lieu de rassemblement, et d’autres loups ne cessaient d’affluer. Ils placèrent des gardes au pied de l’arbre de Bilbo et Dori, puis reniflèrent aux alentours jusqu’à ce qu’ils aient flairé tous les arbres où quelqu’un s’était réfugié. Ils les surveillèrent également, mais le reste de la bande (qui se comptait par centaines) alla s’asseoir en formant un grand cercle dans la clairière, au centre duquel se tenait un grand loup gris. Il s’adressa à eux dans l’horrible langue des Wargs, que Gandalf connaissait. Bilbo ne la comprenait pas, mais elle était affreuse à ses oreilles : c’était comme s’ils ne parlaient que de choses méchantes et cruelles, ce qui d’ailleurs était le cas. De temps à autre, les Wargs assis en cercle répondaient tous ensemble à leur chef, une terrible clameur qui risquait chaque fois de faire tomber le hobbit en bas de son arbre.
Je vais vous dire ce que Gandalf entendit, même si Bilbo n’en sut jamais rien. Les Wargs et les gobelins s’adonnaient souvent ensemble à des œuvres funestes. Les gobelins ne s’aventurent jamais bien loin de leurs montagnes, sauf lorsqu’ils en sont chassés et qu’ils se cherchent de nouvelles demeures, ou lorsqu’ils vont en guerre (ce qui, heureusement pour nous, n’est pas arrivé depuis longtemps). Mais dans ce temps-là, ils faisaient parfois incursion dans les terres, surtout pour se procurer de la nourriture ou des esclaves qui les serviraient. Ils faisaient donc souvent appel aux Wargs pour les aider, partageant leur butin avec eux. Parfois, ils étaient montés sur des loups comme on monte à cheval. Or, il semblait qu’une grande incursion de gobelins ait été prévue cette nuit-là. Les Wargs étaient venus rencontrer les gobelins, et ceux-ci étaient en retard. La mort du Grand Gobelin, et toute l’agitation causée par les nains, Bilbo et le magicien, y étaient certainement pour quelque chose, et les gobelins étaient probablement encore à leurs trousses.
Malgré le péril de ces terres lointaines, des hommes hardis venus du Sud avaient récemment entrepris de les repeupler, abattant des arbres et construisant des habitations dans les forêts les plus accueillantes au creux des vallées et sur les berges des cours d’eau. Ils étaient nombreux, courageux et solidement armés, et même les Wargs n’osaient les attaquer en plein jour, ou lorsqu’ils allaient en groupe. Mais les Wargs, avec l’aide des gobelins, projetaient désormais d’attaquer quelques-uns des villages situés près des montagnes à la faveur de la nuit. S’ils avaient mis leur plan à exécution, il n’y aurait eu aucun survivant le lendemain ; et tous auraient été tués sauf les quelques malheureux que les gobelins auraient sauvés des loups afin de les mettre aux fers dans leurs cavernes.
Ces discussions avaient de quoi faire peur, non seulement eu égard aux braves hommes des bois, et à leurs femmes et leurs enfants, mais aussi à cause du danger que couraient maintenant Gandalf et ses amis. Les Wargs étaient furieux, et surpris de les trouver là, au beau milieu de leur rassemblement. Ils les prenaient pour des amis des hommes des bois, venus les espionner pour répandre la nouvelle de leurs plans dans les vallées ; ils auraient alors à livrer une terrible bataille contre les habitants, au lieu de les capturer ou de les dévorer en les surprenant dans leur lit. Aussi les Wargs n’avaient-ils aucunement l’intention de s’en aller et de laisser ces grimpeurs s’échapper, du moins, pas avant l’aube. De toute façon, disaient-ils, les soldats gobelins arriveraient des montagnes bien avant cela ; et les gobelins peuvent monter aux arbres, ou les abattre.
Maintenant vous comprenez pourquoi Gandalf, qui prêtait l’oreille à leurs grognements et à leurs jappements, se mit à avoir terriblement peur, bien qu’il fût magicien, et à se dire qu’ils étaient dans une bien mauvaise passe, encore loin d’être tirés d’affaire. N’empêche qu’il n’allait pas les laisser agir à leur guise, même s’il était difficile de trouver une solution, juché au sommet d’un arbre encerclé par des loups. Il cueillit les grosses pommes de pin qui poussaient dans les branches, puis il en alluma une. Elle crépita d’une flamme bleue et brillante, et il la jeta dans le cercle des loups. L’un d’entre eux la reçut dans le dos, et son pelage touffu s’embrasa immédiatement ; il bondit de côté et d’autre en poussant d’horribles cris. Puis il y en eut une autre, et encore une autre, bleue, rouge, verte. Elles explosèrent par terre au milieu du cercle, jetant de la fumée et des étincelles de couleur. Le chef des loups en reçut une (particulièrement grosse) sur le museau, sauta dix pieds dans les airs, puis se mit à tourner tout autour du cercle, mordant les autres loups et hurlant sa colère et sa peur.
Bilbo et les nains poussèrent des cris de joie. La rage des loups était terrible à voir, et le tapage qu’ils faisaient emplissait toute la forêt. Les loups craignent le feu en toutes circonstances, mais celui-ci était particulièrement redoutable et sorcier. Lorsqu’une étincelle touchait leur pelage, elle s’y enfonçait et leur brûlait la chair, et s’ils tardaient à se rouler par terre, ils s’enflammaient rapidement comme des torches. Bientôt des loups se roulaient partout dans la clairière afin d’éteindre les étincelles qui les brûlaient, mais ceux qui étaient déjà en flammes hurlaient et couraient affolés en mettant le feu à leurs compagnons. Chassés par leurs propres amis, ils s’enfuirent à la recherche d’eau, dévalant les pentes en criant et en gémissant.