Lac souterrain aux Montagnes de Brume

an 2941

grimoire

Quand Bilbo ouvrit les yeux, il se demanda s’il les avait vraiment ouverts, car il faisait tout aussi noir qu’en les gardant fermés. Il n’y avait personne nulle part. Imaginez sa frayeur ! Il n’entendait rien, ne voyait rien, et ses mains ne sentaient rien hormis la pierre sur laquelle il était étendu.

Très lentement, il se dressa à quatre pattes et avança à tâtons jusqu’à atteindre la paroi rocheuse du tunnel. Il se dirigea d’un côté, puis de l’autre, mais ne trouva rien : aucun signe des gobelins, aucun signe des nains, rien du tout. La tête lui tournait, et il n’était même plus sûr de la direction qu’ils suivaient au moment de sa chute. Il devina comme il le put et rampa sur une bonne distance, quand soudain, sa main rencontra ce qui ressemblait à un petit anneau de métal froid gisant sur le sol de la galerie. Ce fut un tournant dans sa carrière, mais il ne le savait pas. Il mit l’anneau dans sa poche presque sans réfléchir ; de toute manière, il ne semblait d’aucune utilité pour l’instant. Il ne continua pas bien loin, mais s’assit sur la pierre froide et s’abandonna au désespoir le plus total, pendant un long moment. Il s’imagina en train de faire cuire des œufs et du bacon chez lui, dans sa cuisine – car son ventre lui disait qu’il était grand temps de manger quelque chose ; mais cela ne le rendit que plus misérable.

Il ne savait absolument pas quoi faire, ni ce qui s’était passé, ni pourquoi, si on l’avait laissé derrière, les gobelins ne l’avaient pas attrapé – ni même pourquoi sa tête était si douloureuse. En fait, il était resté sans connaissance, loin des regards et des pensées des autres, dans un coin très sombre pendant un bon bout de temps.

Après s’être assis un moment, il fouilla ses poches pour trouver sa pipe. Elle n’était pas cassée, ce qui était déjà bien. Puis il farfouilla dans sa blague à tabac, et elle n’était pas vide, ce qui était encore mieux. Alors il trifouilla en quête d’allumettes mais n’en trouva pas ; et tous ses espoirs furent anéantis. C’était tout de même une bonne chose, comme il le reconnut quand il eut repris tous ses esprits, car je n’ose pas imaginer ce que les craquements d’allumettes et l’odeur du tabac auraient pu débusquer des sombres recoins de cet horrible endroit. N’empêche que, sur le moment, il se sentit très abattu. Mais en remuant ses poches et en tâtant ses vêtements à la recherche d’allumettes, sa main avait rencontré la poignée de sa petite épée – le poignard dérobé aux trolls, qu’il avait complètement oublié ; pas plus que les gobelins ne l’avaient remarqué, fort heureusement, car il le portait sous ses hauts-de-chausse.

Il le tira du fourreau : sa lame brillait d’un faible éclat. « C’est donc aussi une lame elfique, se dit-il, et les gobelins ne sont pas tellement proches, même s’ils ne sont jamais assez loin. »

Mais quelque part en lui-même, il fut soulagé. N’était-ce pas merveilleux de pouvoir manier une épée forgée à Gondolin pendant les guerres contre les gobelins, si souvent chantées dans les chansons ? De plus, il avait remarqué que ces armes faisaient forte impression sur les gobelins qui y étaient soudainement confrontés.

« Faire demi-tour ? pensa-t-il. Très mauvaise idée ! Partir de côté ? Impossible ! Aller de l’avant ? Seule chose à faire ! Allons ! » C’est alors qu’il se leva et s’éloigna rapidement, brandissant sa petite épée et tâtant la paroi rocheuse de son autre main, le cœur palpitant et tambourinant.

Bilbo se trouvait évidemment en fâcheuse posture. Mais rappelez-vous, ce n’était pas aussi dépaysant pour lui que ce l’eût été pour vous ou pour moi. Les hobbits ne sont pas tout à fait comme les gens ordinaires ; et dites-vous bien que, si leurs trous sont des endroits autrement plus agréables et mieux aérés que les tunnels des gobelins, les hobbits sont tout de même plus habitués que nous à ces galeries, et n’y perdent pas facilement leur sens de l’orientation – une fois qu’ils se sont remis d’avoir été assommés. De plus, ils se déplacent très discrètement, se cachent sans difficulté et encaissent à merveille les chutes et les contusions ; et ils ont un fonds de sagesse et de judicieux dictons qui restent en grande partie inconnus des hommes, ou qui se sont effacés de leur mémoire il y a bien longtemps.

Tout de même, je n’aurais pas voulu être à la place de M. Bessac. Le tunnel paraissait interminable. En tout cas, il ne cessait de descendre au même rythme et dans la même direction, à l’exception de quelques méandres. De temps à autre, des passages s’ouvraient sur les côtés, comme il le constatait à la lueur de son épée ou en tâtant la paroi. Il ne s’en préoccupait pas, mais s’empressait de passer devant par crainte des gobelins ou de sombres créatures à demi imaginées qui auraient pu en sortir. Il poussa toujours plus loin, descendit toujours plus bas, sans qu’aucun son ne parvienne à ses oreilles hormis le bruissement soudain des chauves-souris qui le frôlaient, ce qui le fit sursauter au début, jusqu’à ce qu’il y soit habitué. Je ne sais pas combien de temps il marcha ainsi, refusant de faire un pas de plus, sans toutefois oser s’arrêter – loin, toujours plus loin, jusqu’à ce qu’il devienne mort de fatigue, et plus si possible. Le tunnel semblait s’étirer jusqu’à demain, et peut-être même après-demain.

Soudain, sans avertissement, il mit les deux pieds, plouf ! dans l’eau. Beurk ! elle était glaciale. Cette fois, il s’arrêta net. Il se demanda s’il se trouvait devant une simple flaque d’eau, ou au bord d’une source qui traversait la galerie, ou encore, sur les rives d’un lac souterrain aux eaux profondes et troubles. Son épée luisait à peine. Il se tint immobile et tendit l’oreille. Du haut d’un plafond invisible, un liquide tombait goutte à goutte dans l’étendue d’eau ; mais il semblait n’y avoir aucun autre bruit.

« C’est donc une mare ou un lac, et non une source », se dit-il. Mais il n’osait pas aller y patauger dans le noir. Il ne savait pas nager ; il imaginait aussi d’horribles créatures visqueuses, aux yeux globuleux et aveugles, qui frétillaient dans l’eau. Des choses étranges vivent dans les bassins et les lacs au cœur des montagnes : des poissons dont les ancêtres se sont introduits il y a des éternités, et qui ne sont jamais ressortis, tandis que leurs yeux grossissaient, grossissaient et grossissaient en essayant de percer les ténèbres ; et il y a d’autres créatures, plus visqueuses que les poissons. Même dans les galeries et les cavernes creusées par les gobelins, vivent des choses dont eux-mêmes n’ont pas connaissance et qui se sont faufilées de l’extérieur pour se terrer dans l’obscurité. Et certaines de ces galeries remontent à des époques bien antérieures aux gobelins, qui se sont contentés de les élargir et de les relier entre elles ; mais leurs premiers habitants se cachent encore dans les recoins, où ils passent leur temps à fureter et à fouiner.

Là, dans les profondeurs près de l’eau sombre, vivait le vieux Gollum, une petite créature visqueuse. Je ne sais pas d’où il venait, ni qui il était, ou ce qu’il pouvait être. C’était Gollum : noir comme les ténèbres, hormis deux grands yeux ronds qui luisaient dans son visage émacié. Il avait une petite barque, qu’il promenait sur le lac sans aucun bruit – car c’était bien un lac : vaste, profond, et horriblement froid. Il la manœuvrait de ses larges pieds qui pendaient de chaque côté, mais sans jamais faire la moindre ride sur l’eau. Lui, non, jamais. De ses yeux allumés comme des lampes, il guettait les poissons aveugles, qu’il saisissait entre ses longs doigts à la vitesse de l’éclair. Il aimait aussi la viande. Celle des gobelins lui plaisait, quand il en trouvait ; mais il s’assurait de ne jamais être découvert. Il se contentait de les étrangler par-derrière, lorsqu’ils s’aventuraient seuls au bord de l’eau pendant qu’il rôdait alentour. Ils n’y venaient que très rarement, car ils se doutaient que quelque chose de déplaisant se terrait dans les profondeurs, aux racines mêmes de la montagne. Ils avaient débouché sur le lac il y a longtemps, en creusant des tunnels, et n’avaient pu descendre plus bas ; cette route demeurait donc sans issue, et ils n’avaient aucune raison de l’emprunter… sauf si le Grand Gobelin les y envoyait. Parfois, il avait envie d’un peu de poisson du lac, et parfois, ni gobelin ni poisson n’en revenait.

En fait, Gollum vivait sur un îlot de roche visqueuse au milieu du lac. À présent, il guettait Bilbo de loin, ses yeux semblables à des longues-vues. Bilbo ne pouvait le voir, mais Gollum se posait beaucoup de questions à son sujet, car ce n’était visiblement pas un gobelin.

Il monta dans sa barque et quitta son île en toute hâte, tandis que Bilbo restait assis au bord de l’eau (et du découragement), profondément troublé. Soudain, Gollum apparut et siffla en un murmure :

« Qu’on nous éclaboussse, mon trézzzzor ! Ce doit être un morceau de choix ; du moins ça nous ferait une bouchée succulente, ça, gollum ! » Et en disant gollum il produisit un affreux bruit de déglutition dans sa gorge. C’est de là qu’il tenait son nom, même s’il se désignait toujours lui-même en disant « mon trésor ».

Le hobbit tressaillit violemment quand le sifflement parvint à ses oreilles, et tout à coup il aperçut les yeux luminescents fixés sur lui.

« Qui êtes-vous ? » dit-il, brandissant son poignard.

« Lui, qu’est-ce que c’est, mon trézzzor ? » susurra Gollum (qui se parlait toujours à lui-même, n’ayant personne d’autre à qui s’adresser). C’est de cela qu’il était venu s’informer, car il n’était pas vraiment affamé, pour l’instant, seulement curieux ; sinon, il aurait bondi sur sa proie avant et susurré après.

« Je suis M. Bilbo Bessac. J’ai perdu les nains, j’ai perdu aussi le magicien ; je ne sais plus où je suis et je ne veux pas le savoir, seulement partir d’ici. »

« Qu’essst-ce qu’il a dans ses mains ? » dit Gollum en regardant l’épée, qui ne lui plaisait pas trop.

« Une épée, une lame forgée à Gondolin ! »

« Sssss », fit Gollum, et il devint tout à coup très poli. « P’têt’ si vous restez là qu’on causerait un peu avec lui, mon trézzzor. Il aime les énigmes, p’têt’ que oui, hein ? » Il voulait paraître amical, en tout cas pour l’instant, le temps de se faire une meilleure idée de l’épée et du hobbit – savoir s’il était vraiment seul, s’il était bon à manger, et si lui-même avait réellement faim. Quant aux énigmes, ce fut tout ce qui lui vint à l’esprit. Les poser, et parfois y répondre, était le seul jeu auquel il s’adonnait, du temps où il côtoyait d’autres étranges créatures assises dans leurs trous, il y a fort, fort longtemps, avant de perdre tous ses amis et d’être chassé ; avant d’avoir rampé, tout seul, jusque dans les ténèbres sous les montagnes.

« Très bien », dit Bilbo, qui voulait lui faire plaisir, le temps de se faire une meilleure idée de lui – savoir s’il était vraiment seul, s’il était féroce ou affamé, et si c’était un ami des gobelins.

« Vous d’abord », dit-il, puisqu’il n’avait pas eu le temps de songer à une énigme.

Ainsi Gollum siffla-t-il :

Elle a des racines que personne ne voit,
Dépasse tous les arbres du bois.
Jamais elle ne cesse de monter,
Jamais on ne la voit pousser.

« Facile ! dit Bilbo. Une montagne, je suppose. »

« Il devine ça facilement ? On veut qu’il se mesure à nous, mon trézzzor ! Si le trésor lui demande, et qu’il ne répond pas, on le mange, mon trézzzor. S’il nous demande et qu’on ne répond pas, alors on fait ce qu’il veut, hein ? On lui montre la sortie, oui ! »

« D’accord ! » dit Bilbo, qui n’osait pas le contredire, et qui à présent se creusait les méninges pour trouver des énigmes qui l’empêcheraient d’être dévoré.

Trente chevaux blancs sur une colline rouge :
D’abord, ils mâchonnent,
Puis, ils pilonnent,
Puis, aucun ne bouge.

Ce fut tout ce qui lui vint à l’esprit : l’idée de manger lui trottait par la tête, vous comprenez. Mais c’était plutôt usé, en fait d’énigme, et Gollum connaissait la réponse aussi bien que vous.

« Il ressasse ses vieilles salades ? siffla-t-il. Des dents ! des dents ! mon trézzzor ; mais on n’en a que six ! » Puis il posa sa deuxième énigme :

Sans voix, il crie,
Sans jambes se lève,
Sans dents, il mord,
Murmure sans lèvres.

« Un petit instant ! » s’écria Bilbo, encore tracassé par l’idée de manger (ou d’être dévoré). Heureusement, il avait déjà entendu quelque chose d’assez semblable, et en se concentrant, il trouva la réponse. « Le vent, le vent, bien sûr », dit-il, et il fut si content d’avoir deviné l’énigme qu’il en inventa une sur-le-champ. « Voilà qui devrait donner du fil à retordre à cette vilaine petite créature souterraine », pensa-t-il.

Un œil dans un visage bleu
Vit un œil dans un visage vert.
« Cet œil-là me ressemble un peu,
Dit le premier œil, il est similaire,
Non pas dans les cieux,
Mais bien sur la terre. »

« Ss, ss, ss », fit Gollum. Il habitait sous terre depuis très, très longtemps et n’avait plus l’habitude de ce genre de choses. Mais au moment où Bilbo commençait à croire que le misérable serait incapable de répondre, Gollum se remémora ses souvenirs d’autrefois, bien des siècles auparavant, à l’époque où il vivait avec sa grand-mère, dans un trou au bord d’une rivière : « Sss, sss, mon trézzzor, dit-il. Le soleil sur les marguerites, ça veut dire, ça. »

Mais ces énigmes du monde extérieur, toutes banales puissent-elles sembler, étaient fatigantes pour lui. Elles lui rappelaient aussi l’époque où il était moins solitaire, moins méchant et moins sournois, et cela l’irritait. De plus, elles lui donnaient faim ; il choisit donc, cette fois, quelque chose de plus difficile et de plus déplaisant :

Elle ne peut être vue ni être touchée,
Ni être entendue ni même respirée.
Elle gît derrière les étoiles et sous les collines,
Remplit les trous vides sous les racines.
Elle vient d’abord et pour finir,
Termine la vie, tue le rire.

Hélas pour Gollum, Bilbo connaissait ce genre de devinette ; et de toute manière, la réponse se trouvait tout autour de lui. « L’obscurité ! » dit-il sans même se gratter la tête ou se donner la peine de réfléchir.

Un coffre sans charnières, ni couvercle, ni clef,
Qui pourtant renferme un trésor doré.

demanda-t-il pour gagner du temps, en attendant d’en trouver une qui soit vraiment difficile. Celle-ci lui paraissait affreusement rabâchée, même s’il l’avait formulée différemment. Mais elle s’avéra une sacrée colle pour Gollum. Il émit quelques sifflements pour lui-même, mais n’offrit aucune réponse ; il murmura et crachota.

Au bout d’un certain temps, Bilbo s’impatienta. « Eh bien, qu’est-ce que c’est ? dit-il. Ce n’est pas une bouilloire qui déborde, comme vous semblez le penser d’après le bruit de votre bouche. »

« Qu’il nous donne une chance, mon trézzzor, une toute petite chance, ss, ss. »

« Eh bien, dit Bilbo après lui avoir donné une grosse chance, allez-vous deviner ? »

Mais soudain, Gollum se souvint de l’époque lointaine où il chapardait dans les nids ; et il s’assoyait au bord du fleuve avec sa grand-mère pour lui montrer à gober… « Des œufffs ! siffla-t-il. Des œufffs, c’est ça ! » Puis il posa l’énigme suivante :

Vivant sans souffle, mortellement froid ;
Jamais n’a soif, toujours il boit,
En cotte de mailles, ne cliquette pas.

Lui aussi se disait que c’était terriblement facile, puisqu’il pensait toujours à la réponse. Mais il n’avait pu trouver mieux à cet instant-là, tant l’énigme des œufs l’avait troublé. Cela représentait néanmoins un défi pour Bilbo, qui n’aimait pas tellement l’eau et s’en approchait le moins souvent possible. Je suppose que vous connaissez la réponse, bien entendu, ou que vous la devinerez en un clin d’œil, dans le confort de votre foyer, sans que la menace d’être dévoré puisse venir gêner votre réflexion. Bilbo, assis sur la pierre, s’éclaircit la voix une ou deux fois, mais ne put livrer aucune réponse.

Au bout d’un moment, Gollum susurra avec délectation : « Essst-ce qu’il est bon, mon trésor ? Essst-ce qu’il est juteux ? Essst-ce qu’il croque bien sous la dent ? » Il se mit à lorgner Bilbo dans les ténèbres.

« Un petit instant », dit Bilbo, secoué d’un frisson. « Je viens de vous donner une très longue chance. »

« Il doit faire vite, vite ! » dit Gollum en se hissant hors de sa barque, tout près de la rive, pour mieux atteindre Bilbo. Mais au moment où il posait dans l’eau un de ses longs pieds palmés, un poisson effrayé bondit à la surface et retomba sur les orteils du hobbit.

« Beurk ! fit Bilbo, il est froid et gluant ! » – et c’est alors qu’il devina. « Un poisson, un poisson ! s’écria-t-il. C’est la réponse ! »

Gollum fut terriblement déçu ; mais Bilbo lui servit de but en blanc une autre énigme, et Gollum dut retourner dans sa barque pour y réfléchir.

Sans-jambes posé sur une-jambe, deux-jambes assis non loin sur trois-jambes, quatre-jambes en reçut un peu.

Le moment n’était pas vraiment bien choisi pour cette devinette, mais Bilbo avait hâte d’en finir. Elle eût sans doute été plus difficile pour Gollum s’il la lui avait posée à un autre moment. Mais dans ces circonstances, puisqu’il était question de poisson, « sans-jambes » se devinait assez aisément, et le reste venait tout seul. « Du poisson sur une petite table, un homme assis à côté sur un tabouret, le chat reçoit les arêtes » : c’est évidemment la réponse, et Gollum ne tarda pas à la lui donner. Puis il se dit qu’il était temps de demander quelque chose de plus ardu et angoissant. Voici ce qu’il dit :

Cette chose, toutes choses dévore :
Oiseaux, bêtes, arbres, flore ;
Elle mord l’acier, ronge le fer,
Réduit la pierre en poussière ;
Elle tue les rois, sème la ruine,
Abat montagnes et collines.

Assis dans le noir, le pauvre Bilbo passa en revue tous les horribles noms des géants et des ogres dont il avait entendu parler dans les contes, mais aucun d’entre eux n’avait fait toutes ces choses. Il avait le sentiment que la réponse était très différente et qu’il aurait dû la connaître, mais il ne pouvait mettre le doigt dessus. Il commença à avoir peur, ce qui n’aide pas à la réflexion. Gollum sortit de sa barque. Il plongea dans l’eau clapotante et nagea jusqu’à la rive en s’aidant de ses longues extrémités ; et Bilbo vit ses yeux s’approcher. La langue semblait lui coller au palais ; il voulait crier : « Laissez-moi le temps ! Laissez-moi le temps ! » Mais tout ce qui sortit de sa bouche fut un cri aigu et soudain :

« Le temps ! Le temps ! »

Bilbo fut sauvé par la chance, et rien d’autre. Car c’était bien sûr la réponse.

Gollum fut à nouveau déçu et sentit la colère monter en lui. Ce jeu commençait à l’agacer ; de plus, il lui donnait vraiment faim. Cette fois, il ne retourna pas dans sa barque. Il s’assit dans le noir auprès de Bilbo. Le hobbit en fut terriblement incommodé et perdit toute contenance.

« Il faut qu’il nous pose une quesstion, mon trézzzor. Si, sssi ! Une question de pluss à deviner, trézzzor », dit Gollum.

Mais Bilbo n’arrivait tout simplement pas à en dénicher une, avec cette sale créature humide et froide assise à côté de lui, qui le pressait et lui donnait des petits coups insistants. Il se gratta, il se pinça, sans succès : rien ne lui venait à l’esprit.

« Demandez-nous ! Demandez-nous ! » dit Gollum.

Bilbo se pinça et se gifla ; il serra sa petite épée entre ses doigts ; il fouilla même dans sa poche avec son autre main. Il y trouva l’anneau qu’il avait ramassé dans le tunnel et dont il ne se souvenait plus.

« Qu’est-ce qu’il y a dans ma poche ? » dit-il tout haut. Il se parlait à lui-même, mais Gollum crut qu’il s’agissait d’une énigme et fut extrêmement perturbé.

« Pas jusste ! Pas jusste ! siffla-t-il. C’est pas jusste, mon trésor, de nous demander ce qu’il a dans ses sssales petites poches ! »

Bilbo, voyant ce qui s’était produit et n’ayant rien d’autre à lui demander, saisit la balle au bond. « Qu’est-ce qu’il y a dans ma poche ? » répéta-t-il avec plus de fermeté.

« S-s-s-s-s, siffla Gollum. Il doit nous laissser trois chances, mon trézzzor, trois chances. »

« Très bien ! Devinez donc ! » dit Bilbo.

« Des mains ! » fit Gollum.

« Faux », dit Bilbo, qui venait heureusement de retirer sa main de sa poche. « Essayez encore ! »

« S-s-s-s-s », fit Gollum, plus perturbé que jamais. Il songea à tout ce qu’il gardait dans ses poches à lui : des arêtes de poisson, des dents de gobelins, des coquilles mouillées, un morceau d’aile de chauve-souris, une pierre effilée pour aiguiser ses crocs, et d’autres vilaines choses. Il tenta de s’imaginer ce que les autres gardaient dans leurs poches.

« Un couteau ! » dit-il enfin.

« Faux ! » répondit Bilbo, qui avait perdu le sien quelque temps auparavant. « Dernière chance ! »

Gollum était désormais beaucoup plus pitoyable que lorsque Bilbo lui avait posé l’énigme de l’œuf. Il sifflait, crachotait et se balançait d’avant en arrière de manière répétée, tapait des pieds, gigotait et se tortillait ; mais il ne pouvait se résoudre à utiliser sa dernière chance.

« Allons ! dit Bilbo. J’attends ! » Il parlait d’un ton hardi et enjoué, mais il se demandait vraiment ce que Gollum allait faire de lui, quelle que soit l’issue de la partie.

« Le temps est écoulé ! » dit-il.

« Une ficelle ou rien ! » s’écria Gollum d’une voix stridente, ce qui n’était pas tout à fait honnête, puisqu’il tentait deux réponses à la fois.

« Faux et faux ! » annonça Bilbo, très soulagé ; et sans attendre, il se leva d’un bond, s’adossa contre le mur le plus proche et brandit sa petite épée. Il savait bien sûr que, le jeu des énigmes étant fabuleusement ancien et profondément sacré, même les créatures les plus abjectes n’auraient osé tricher à ce jeu. Mais il ne s’attendait pas à ce que cette chose visqueuse lui tienne promesse contre son gré. Elle trouverait n’importe quelle excuse pour se défiler. Et tout compte fait, cette dernière question n’était pas une énigme à proprement parler, selon les lois anciennes.

Mais du moins, Gollum ne l’attaqua pas tout de suite. L’épée du hobbit retenait toute son attention. Il restait assis immobile, tremblant et chuchotant. Enfin, Bilbo s’impatienta.

« Eh bien ? dit-il. Qu’en est-il de votre promesse ? Je veux m’en aller. Vous devez me montrer la sortie. »

« C’est ce qu’on lui a dit, trésor ? Montrer la sortie au vilain petit Besssac, oui, oui. Mais qu’est-ce qu’il a dans ses poches, hein ? Pas de ficelle, trésor, mais pas rien. Oh non ! gollum ! »

« Peu importe, dit Bilbo. Une promesse est une promesse. »

« Il est fâché, impatient, trésor, siffla Gollum. Mais il doit attendre, oui, il doit. On ne peut pas monter dans les galeries si vite. On doit aller chercher des choses, oui, des choses pour nous aider. »

« Eh bien, faites vite ! » dit Bilbo, soulagé de le voir partir. Il croyait que c’était une excuse, que Gollum ne reviendrait pas. De quoi parlait-il ? Que pouvait-il aller chercher sur le lac noir ? Mais il se trompait. Gollum avait bel et bien l’intention de revenir. Il était furieux, à présent, et il avait faim. Et c’était une vilaine créature, parfaitement misérable, et son plan était déjà mûri.

Non loin sur le lac se trouvait son île, dont Bilbo ignorait tout, et là, dans sa cachette, il conservait quelques babioles et un très bel objet, magnifique, merveilleux. Il avait un anneau, un anneau d’or, son trésor.

« Mon cadeau d’anniversaire ! » murmura-t-il pour lui-même, comme il l’avait fait si souvent au fil des jours interminables dans les ténèbres. « C’est ce qu’on veut, maintenant, oui ; on le veut ! »

Il le voulait parce que c’était un anneau de pouvoir : si vous glissiez cet anneau à votre doigt, vous étiez invisible ; impossible de vous voir autrement qu’en plein jour, et encore, seulement par votre ombre, qui d’ailleurs était faible et diffuse.

« Mon cadeau d’anniversaire ! Il m’est venu au jour de mon anniversaire, mon trésor. » C’est ce qu’il n’avait jamais cessé de se répéter. Mais qui sait comment Gollum avait obtenu cet objet, au temps jadis où de tels anneaux étaient encore en circulation ? Même le Maître qui les gouvernait eût peut-être été incapable de le dire. Gollum le porta longtemps, au début, mais il le fatiguait ; puis il le garda dans une bourse tout contre sa peau, mais il l’irritait ; à présent, il le cachait habituellement dans une cavité rocheuse de son île, et il s’y rendait constamment pour le contempler. Et il le mettait encore parfois, quand il ne pouvait plus supporter d’en être séparé, ou lorsqu’il était très, très affamé et qu’il en avait assez du poisson. Alors il rôdait dans les sombres galeries à la recherche de gobelins errants. Il pouvait même s’aventurer en des endroits où les torches brillaient, l’aveuglaient et lui piquaient les yeux ; car il n’aurait rien à craindre. Oh non, rien du tout. Personne ne le verrait, personne ne le remarquerait, jusqu’à ce que ses doigts les serrent à la gorge. Il l’avait porté, seulement quelques heures auparavant, et avait attrapé un tout petit gobelin. Comme il avait couiné ! Il lui restait encore un ou deux os à ronger, mais il voulait quelque chose de plus tendre.

« Rien à craindre, non, murmura-t-il pour lui-même. Il ne nous verra pas, n’est-ce pas, mon trésor ? Non. Il ne nous verra pas, et sa ssale petite épée sera inutile, oui, assurément. »

Voilà ce qui se tramait dans sa sournoise petite tête lorsqu’il faussa compagnie à Bilbo et clapota jusqu’à sa barque, s’éloignant dans les ténèbres. Bilbo pensait bien ne plus jamais le revoir. Il attendit tout de même un moment ; car il ne savait aucunement comment faire pour trouver la sortie tout seul.

Tout à coup, il entendit un cri déchirant qui lui donna froid dans le dos. Gollum jurait et se lamentait dans l’obscurité, apparemment non loin de là. Il était sur son île, tâtonnant ici et là, fouillant chaque recoin, en vain.

Bilbo l’entendait crier : « Où est-il ? Où est-il ? Il est perdu, mon trésor, perdu, perdu ! Qu’on nous maudissse, qu’on nous écrase, mon trésor est perdu ! »

« Qu’y a-t-il ? appela Bilbo. Qu’avez-vous perdu ? »

« Il ne doit pas demander, s’écria Gollum. Pas ses oignons, non, gollum ! Il est perdu, gollum, gollum, gollum. »

« Eh bien, je le suis aussi, s’exclama Bilbo, et je veux me retrouver ! Et j’ai gagné la partie, et vous avez promis. Alors, venez donc ! Venez et faites-moi sortir, puis vous continuerez vos recherches. » Aussi misérable semblait-il à ses yeux, Bilbo ne put trouver en son cœur beaucoup de pitié pour Gollum ; et cet objet qu’il désirait tant ne pouvait guère être bénéfique, se disait-il. « Venez donc ! » répéta Bilbo.

« Non, pas tout de suite, trésor ! répondit Gollum. On doit le chercher, il est perdu, gollum. »

« Mais vous n’avez jamais deviné ce que je vous ai demandé, et vous avez promis », dit Bilbo.

« Jamais deviné ! » fit Gollum. Puis, un sifflement aigu s’éleva tout à coup dans l’obscurité. « Sssss ! Qu’est-ce qu’il a dans ses poches ? Dites-le-nous. Il faut nous dire d’abord. »

Bilbo ne voyait aucune raison de ne pas le lui dire. Cette fois, Gollum avait deviné plus vite que lui : naturellement, puisque cette chose l’avait obsédé pendant un nombre incalculable d’années ; et il avait toujours craint qu’elle ne lui soit dérobée. Mais Bilbo avait assez attendu. Après tout, il avait gagné la partie, de manière assez honnête, et en risquant sa peau. « Il fallait deviner, répondit-il ; ce n’est pas à moi de vous le dire. »

« Mais ce n’était pas une question légitime, dit Gollum. Pas une énigme, trésor, non. »

« Eh bien, pour ce qui est des questions, répliqua Bilbo, j’ai été le premier à vous en poser une. Qu’avez-vous perdu ? Dites-le-moi ! »

« Qu’est-ce qu’il a dans ses poches – ssss ? » Le sifflement se fit plus fort et plus perçant, et levant les yeux en sa direction, Bilbo constata avec horreur que deux petits points de lumière le regardaient. À mesure que le soupçon envahissait son esprit, les yeux de Gollum s’enflammaient perceptiblement.

« Qu’avez-vous perdu ? » insista Bilbo.

Les yeux de Gollum brûlaient maintenant d’un feu verdâtre, et il s’approchait rapidement. Il avait regagné sa barque, pagayant de toutes ses forces jusqu’à la rive sombre ; et le soupçon et la perte cuisante qui lui étreignaient le cœur étaient tels qu’aucune épée ne l’effrayait plus.

Bilbo ne pouvait deviner ce qui l’avait rendu fou, mais il savait que c’en était fait : cette misérable créature était bien décidée à le tuer. Au dernier moment, il tourna les talons et se précipita à l’aveuglette dans le tunnel sombre par où il était descendu, longeant la paroi en s’aidant de sa main gauche.

« Qu’est-ce qu’il a dans ses poches ? » Le sifflement s’était rapproché, et il y eut un éclaboussement tandis que Gollum sautait de sa barque. « Qu’ai-je donc, en effet ? » se demanda Bilbo, haletant et trébuchant sur la pierre. Il mit la main gauche dans sa poche et tâtonna à l’intérieur. L’anneau lui parut très froid lorsqu’il se glissa furtivement à son index.

Le sifflement le talonnait. Il se retourna et aperçut les yeux de Gollum montant vers lui comme deux petites lampes vertes. Terrifié, il se mit à courir plus vite, mais soudain il se cogna les orteils contre une saillie du sol et s’étala de tout son long sur sa petite épée.

Gollum fut sur lui en un éclair. Mais avant que Bilbo n’ait pu réagir, retrouver son souffle, se relever ou brandir son épée, Gollum fila tout droit sans le remarquer, poussant des jurons et des murmures.

C’était à n’y rien comprendre. Gollum voyait parfaitement bien dans le noir ; Bilbo pouvait distinguer le faible éclat de ses yeux, même de dos. Il se releva péniblement et rangea son épée, qui luisait de nouveau faiblement ; puis, avec une extrême prudence, il le suivit. Il ne semblait y avoir rien d’autre à faire. Il eût été inutile de rebrousser chemin jusqu’au lac. Mais si Bilbo le suivait, peut-être Gollum lui montrerait-il une porte de sortie sans le vouloir.

« Qu’on le maudisse ! Qu’on le maudisse ! siffla Gollum. Maudit soit le Bessac ! Il est parti ! Qu’est-ce qu’il a dans ses poches ? Oh ! on le sait, on le devine, mon trésor. Il l’a trouvé, oui, ça doit. Mon cadeau d’anniversaire. »

Bilbo tendit l’oreille. Il commençait enfin à deviner lui-même. Il se hâta un peu et s’approcha de Gollum autant qu’il en eut le courage – Gollum, qui avançait toujours à vivre allure, sans se retourner, mais en jetant des regards de côté, comme Bilbo put s’en rendre compte par la faible lueur qui se promenait sur les parois.

« Mon cadeau d’anniversaire ! Qu’on le maudisse ! Comment on l’a perdu, mon trésor ? Oui, c’est ça. En passant par ici la dernière fois, quand on a étouffé ce ssale petit couineur ! C’est ça. Qu’on le maudisse ! Il nous a échappé, après toutes ces années ! Parti ! gollum. »

Tout à coup, Gollum se laissa tomber sur le sol et se mit à pleurer, d’un son sifflant et glougloutant, horrible à entendre. Bilbo s’arrêta et s’aplatit contre la paroi. Au bout d’un moment, Gollum cessa de pleurer et se mit à parler. Il semblait en dispute avec lui-même.

« Inutile de retourner là-bas, non, pas utile de chercher. On ne se souvient pas de tous ces endroits qu’on a visités. Et ça ne sert à rien. Le Bessac l’a dans ses poches ; le ssale petit fouineur l’a trouvé, qu’on dit. »

« On devine, mon trésor, on ne fait que deviner. On ne sait pas tant qu’on n’a pas trouvé cette ssale créature et qu’on lui tord le cou. Mais il ne sait pas ce que le cadeau peut faire, n’est-ce pas ? Il va juste le garder dans ses poches. Il ne sait pas, et il ne peut pas aller loin. Il est perdu – ssale petite fouine. Il ne sait pas comment sortir. Il l’a dit. »

« Il l’a dit, oui ; mais c’est un tricheur. Il ne dit pas ce qu’il pense dans sa tête. Il ne veut pas dire ce qu’il a dans ses poches. Il sait. Il sait comment entrer, alors il doit savoir comment sortir, oui. Il est parti par la porte de derrière. La porte de derrière, c’est ça. »

« Les gobelins vont l’attraper, alors. Il ne peut pas sortir par là, trésor. »

« Ssss, sss, gollum ! Les gobelins ! Oui, mais s’il a le cadeau, notre précieux cadeau, alors les gobelins vont s’en emparer, gollum ! Ils vont le trouver, ils vont découvrir ce qu’il peut faire. On ne va plus jamais être en sécurité, jamais, gollum ! L’un des gobelins va le mettre, et personne ne le verra. Il sera là, mais invisible. Même nos yeux si futés ne le verront pas ; et il va s’approcher en catimini et nous attraper comme un tricheur, gollum, gollum ! »

« Alors on arrête de discuter, trésor, et on se dépêche. Si le Bessac est parti par là, il faut y aller vite, pour voir. On y va ! Pas loin d’ici. Mais vite ! »

Gollum s’élança en avant et s’en fut à grandes enjambées. Bilbo le suivit, toujours avec prudence, même s’il craignait surtout à présent de faire du bruit en trébuchant sur une autre saillie. Ses pensées s’agitaient dans un tourbillon d’espoir et de questionnements. L’anneau qu’il avait trouvé semblait être un anneau magique : il vous rendait invisible ! Il avait entendu parler de tels objets, bien sûr, dans de très vieux contes, mais ne pouvait croire qu’il en avait réellement trouvé un, et ce, tout à fait par hasard. Néanmoins, il fallait se rendre à l’évidence : Gollum, avec ses yeux brillants, était passé tout près de lui sans le remarquer.

J.R.R. Tolkien