Montagnes de Brume
an 2941
« L’été avance, tout en bas, pensa Bilbo, et c’est le temps des foins et des pique-niques. Si ça continue comme ça, ce sera la moisson et le temps des mûres avant même que l’on commence à redescendre. » Les pensées des autres étaient tout aussi sombres, même si, en disant au revoir à Elrond dans l’air vivifiant du matin à la mi-été, ils avaient évoqué avec gaieté le passage des montagnes, et la rapide chevauchée vers les terres au-delà. Ils se voyaient alors devant la porte secrète au flanc de la Montagne Solitaire, à la toute dernière lune de l’automne ; « et ce sera peut-être le Jour de Durin », avaient-ils dit. Mais Gandalf était demeuré silencieux, hochant la tête d’un air dubitatif. Les nains n’avaient pas emprunté ce chemin depuis maintes années, mais Gandalf était passé par là, et il savait combien le mal et le danger avaient grandi et prospéré dans la Sauvagerie, depuis que les dragons avaient chassé les hommes de ces terres, et que les gobelins s’y étaient secrètement répandus après la bataille des Mines de Moria. Même les meilleurs plans, ceux de sages magiciens comme Gandalf ou de précieux amis comme Elrond, peuvent s’écrouler lorsqu’une dangereuse expédition vous amène au-delà de la Lisière de la Sauvagerie ; et le magicien Gandalf était bien assez sage pour en être conscient.
Il savait que quelque chose d’inattendu pouvait survenir, et n’osait espérer qu’ils réussiraient à franchir sans de terribles mésaventures ces impérieuses montagnes, dont les cimes désolées et les profondes gorges n’étaient sous l’égide d’aucun roi. Et ce qui devait arriver arriva. Ils cheminèrent sans encombre jusqu’au jour où se présenta un orage – plus qu’un orage : un combat d’orages. Vous savez ce qu’un très gros orage peut avoir de terrifiant sur la plaine et dans une vallée riveraine, surtout quand deux puissants orages s’affrontent. Le tonnerre et la foudre sont plus terribles encore lorsque, la nuit, en montagne, deux tempêtes grondent à l’est et à l’ouest et se font la guerre. Les éclairs se lézardent sur les cimes, la roche tremble, et de gros craquements fendent l’air et se perdent en grondements sourds au fond de chaque cavité ; et l’obscurité se remplit d’un vacarme assourdissant et d’une soudaine lumière.
Bilbo n’avait jamais rien vu de tel, même dans sa plus folle imagination. Ils étaient juchés sur une corniche, bordée par un terrible gouffre plongeant dans une vallée obscure. Ils s’étaient abrités pour la nuit sous une saillie rocheuse, et Bilbo, allongé sous une couverture, tremblait des pieds à la tête. En regardant au-dehors à la faveur des éclairs, il vit que, de l’autre côté de la vallée, les géants de pierre étaient sortis et jouaient à se lancer des rochers, qu’ils attrapaient, puis jetaient dans les ténèbres, où ils se fracassaient contre les arbres loin en contrebas, ou volaient en éclats avec bruit. C’est alors qu’un vent se leva, accompagné de pluie ; et le vent fouettait la pluie et la grêle dans toutes les directions, de sorte que leur saillie rocheuse ne les protégeait plus de rien. Ils furent bientôt trempés ; leurs poneys avaient la tête basse et la queue entre les jambes, et certains hennissaient avec effroi. Ils purent entendre les géants s’esclaffer et hurler partout dans la montagne.
« Ça ne va pas du tout ! dit Thorin. Si nous ne sommes pas emportés par le vent, noyés par la pluie ou frappés par l’éclair, ces géants vont nous ramasser et nous botter dans les airs comme des ballons. »
« Eh bien, si vous connaissez un meilleur endroit, montrez-le-nous ! » dit Gandalf, qui se sentait d’humeur revêche et qui n’appréciait guère les géants non plus.
Le résultat de leur dispute fut d’envoyer Fili et Kili à la recherche d’un meilleur abri. Ils étaient dotés d’une excellente vue, et comme ils étaient plus jeunes que les autres d’une cinquantaine d’années, on leur confiait généralement ce genre de tâche (car tout le monde savait bien qu’il était absolument inutile d’envoyer Bilbo). Quand vous cherchez quelque chose, il n’y a pas mieux que de regarder (c’est du moins ce que dit Thorin aux jeunes nains). En regardant, vous êtes presque sûr de trouver quelque chose, mais ce quelque chose n’est pas toujours exactement que vous cherchiez. C’est ce qui arriva cette fois-là.
Fili et Kili revinrent bientôt à quatre pattes, cramponnés aux rochers sous l’assaut du vent. « Nous avons trouvé une grotte où il fait sec, annoncèrent-ils, juste après le tournant, assez grande pour nous tous et pour les poneys. »
« L’avez-vous entièrement explorée ? » demanda le magicien, sachant bien qu’en montagne, les grottes étaient rarement inoccupées.
« Oui, oui ! » répondirent-ils, mais chacun se doutait qu’ils n’avaient pu y passer beaucoup de temps : ils étaient revenus trop vite. « Elle n’est pas bien grande, ni très profonde. »
C’est là, bien entendu, le danger des grottes : parfois, on ne sait pas jusqu’où elles vont, à quoi mène tel renfoncement, ou ce qui nous attend à l’intérieur. Mais vu les circonstances, la découverte de Kili et Fili était la bienvenue. Ainsi, tous se levèrent et s’apprêtèrent à plier bagage. Le vent hurlait, le tonnerre grondait encore, et ils avançaient avec difficulté, sans parler de leurs poneys. Ce n’était tout de même pas très loin, et bientôt ils tombèrent sur un gros rocher au beau milieu du chemin. En faisant le tour, on découvrait une ouverture assez basse dans le flanc de la montagne. Il y avait tout juste assez de place pour faire rentrer les poneys, une fois déchargés et dessellés. En entrant sous la voûte, ils furent soulagés d’entendre le vent et la pluie à l’extérieur, et non plus tout autour d’eux, et d’être à l’abri des géants et de leurs rochers. Mais le magicien ne laissait rien au hasard. Il alluma son bâton – comme il l’avait fait ce soir-là chez Bilbo, comme vous vous en souvenez peut-être, mais cela semblait faire une éternité –, et à sa lueur, ils explorèrent la grotte de fond en comble
Elle semblait assez vaste, mais pas trop grande ni trop mystérieuse. Le sol y était sec, et elle comptait quelques recoins confortables. Quelque part au fond, il y avait de la place pour les poneys, et ils se tinrent là (manifestement contents d’y être), naseaux fumants, mâchonnant dans leurs musettes. Oin et Gloin voulurent allumer un feu à l’entrée pour faire sécher leurs vêtements, mais Gandalf ne voulut rien entendre. Ils étendirent donc leurs affaires mouillées sur le sol et en sortirent d’autres de leurs paquets ; puis ils disposèrent confortablement leurs couvertures, allumèrent leurs pipes et lancèrent des ronds de fumée. Gandalf leur donna différentes couleurs et les fit danser au plafond pour les amuser. Ils parlèrent et parlèrent encore, oubliant l’orage, discutant de ce que chacun entendait faire avec sa part du trésor (une fois qu’ils auraient mis la main dessus, ce qui à ce moment-là ne semblait pas si impossible) ; et c’est ainsi qu’ils s’endormirent un à un. Et ce fut la dernière fois qu’ils se servirent des poneys, paquets, bagages, outils, et tout le bataclan qu’ils avaient apporté.
Ils se trouvèrent chanceux, en fin de compte, d’avoir eu Bilbo avec eux cette nuit-là. Car pour une raison ou pour une autre, il ne parvint pas à dormir avant un long moment ; et lorsqu’il trouva enfin le sommeil, il fit de bien mauvais rêves. Il rêva qu’une fissure était apparue dans la paroi du fond de la grotte, qu’elle devenait de plus en plus large, et qu’il était très effrayé mais ne pouvait appeler à l’aide ou faire autre chose que de rester allongé et la regarder s’ouvrir. Puis il rêva que le plancher de la grotte se dérobait sous lui et qu’il glissait, commençait à tomber, tomber, sans jamais s’arrêter.
À cet instant il se réveilla en sursaut, horriblement secoué, et découvrit que son rêve était en partie réel. Une fissure s’était ouverte au fond de la grotte : il y avait déjà un large passage. Il eut tout juste le temps de voir la queue des poneys disparaître dans l’ouverture. Naturellement, il poussa un grand cri de détresse, aussi fort qu’un hobbit peut crier, ce qui a de quoi surprendre au vu de la taille de ces gens.
Surgirent alors les gobelins, de gros gobelins, de grands et affreux gobelins, d’innombrables gobelins, en moins de temps qu’il n’en faut pour dire roc et bloc. Il y en avait au moins six sur chaque nain, et même deux sur Bilbo ; et tous furent emmenés brutalement à travers la fissure, en moins de temps qu’il n’en faut pour dire pierre à feu. Mais pas Gandalf. Le cri de Bilbo avait au moins servi à une chose : il l’avait réveillé en une fraction de seconde, et quand les gobelins voulurent le saisir, il y eut dans la grotte un éclair aveuglant et une odeur de poudre à canon, et plusieurs d’entre eux tombèrent raides morts.
La fissure se referma avec un claquement ; Bilbo et les nains se trouvaient du mauvais côté ! Où était Gandalf ? Ni eux ni les gobelins n’en avaient aucune idée, et ces derniers ne s’arrêtèrent pas pour le découvrir. Ils agrippèrent Bilbo et les nains et les firent descendre en vitesse. Il faisait noir, très noir, une obscurité que seuls les yeux des gobelins qui habitent au cœur des montagnes peuvent percer. Des passages se croisaient et se tortillaient dans toutes les directions, mais les gobelins s’y retrouvaient comme vous et moi en route pour le bureau de poste le plus proche. Le chemin descendait encore et toujours, et l’air devenait horriblement étouffant. Les gobelins étaient très brusques : ils les pinçaient sans aucune pitié, et gloussaient et riaient d’une voix horrible, froide comme la pierre ; et Bilbo se trouva même plus malheureux que lorsque le troll l’avait soulevé par les orteils. Il repensait sans cesse à la jolie clarté de son trou de hobbit. Ce ne serait pas la dernière fois.