Fendeval

an 2941

grimoire

Bilbo n’oublia jamais comment, ce soir-là au crépuscule, ils dégringolèrent le chemin sinueux et escarpé qui menait dans la vallée secrète de Fendeval. L’air se réchauffait à mesure qu’ils descendaient, et l’odeur de pin lui donnait sommeil, si bien que, de temps à autre, il s’endormait et manquait de tomber, ou se cognait le nez sur l’encolure du poney. Plus ils s’enfonçaient dans la vallée, plus ils reprenaient courage. Les pins cédèrent le pas aux hêtres et aux chênes. Il y avait dans le soir une atmosphère réconfortante. Les dernières touches de vert avaient presque disparu dans l’herbe lorsqu’ils arrivèrent enfin à une clairière non loin au-dessus des rives du cours d’eau.

« Mmm ! on dirait un parfum d’elfes ! » pensa Bilbo, et il leva les yeux vers les étoiles. Elles brillaient d’un vif éclat bleuté. C’est alors qu’une chanson se fit entendre, comme une pluie de rires descendue des arbres :

« Mmm ! on dirait un parfum d’elfes ! » pensa Bilbo, et il leva les yeux vers les étoiles. Elles brillaient d’un vif éclat bleuté. C’est alors qu’une chanson se fit entendre, comme une pluie de rires descendue des arbres :

Ohé ! Que faites-vous,
Mais où donc allez-vous ?
Vos poneys épuisés
Voudraient être ferrés !
Oh ! tra-la-la-lalère
chantez, chantez notre air !

Ohé ! Que cherchez-vous,
Où donc vous rendez-vous ?
Chez nous, le feu crépite
Et les miches sont cuites !
Oh ! tril-lil-lil-lolli
la vallée se réjouit,
ha ! ha !

Ohé ! Vos barbes folles,
Messieurs, traînent au sol !
Et nous, on ne sait trop
Ce que Monsieur Bilbo
Et Dori et Nori
sont venus faire ici
en juin
ha ! ha !

Ohé ! Resterez-vous,
Ou bien partirez-vous ?
Vos poneys égarés
Voudraient se reposer !
Partir serait folie,
Rester serait gentil !
Restez pour écouter
Le temps d’une soirée
notre refrain
ha ! ha !

Ils chantaient et riaient ainsi dans les arbres ; et vous vous dites sans doute que cela ne tient pas debout. Non pas qu’ils s’en soucieraient le moins du monde : ils ne feraient que s’esclaffer davantage si vous le leur disiez. C’étaient des elfes, bien sûr. Bilbo en aperçut bientôt quelques-uns dans l’obscurité grandissante. Il adorait les elfes, même s’il en voyait rarement ; mais il les craignait un peu aussi. Les nains ne s’entendent pas bien avec eux. Même les plus raisonnables, comme Thorin et ses amis, les trouvent stupides (ce qui est assez stupide de leur part) et souvent agaçants. Car certains elfes se moquent d’eux, surtout de leurs barbes, qui les font beaucoup rire.

« Eh bien, eh bien ! dit une voix. Regarde-moi cela ! Bilbo le hobbit sur un poney, très cher ! N’est-ce pas savoureux ! »

« Tout simplement fabuleux ! »

Puis ils se lancèrent dans une autre chanson aussi absurde que celle que j’ai entièrement retranscrite. Enfin l’un d’eux, jeune et élancé, sortit du bosquet et s’inclina devant Gandalf et Thorin.

« Bienvenue dans la vallée ! » dit-il.

« Merci ! » dit Thorin, un peu bourru ; mais Gandalf avait déjà mis pied à terre et conversait joyeusement avec les elfes.

« Vous vous êtes un peu égarés, dit l’elfe ; du moins, si vous cherchez le seul chemin qui traverse la rivière et mène à la maison. Nous vous y conduirons, mais vous feriez mieux de continuer à pied jusqu’à ce que vous ayez franchi le pont. Allez-vous rester un peu et chanter avec nous, ou poursuivre votre route sans vous arrêter ? On prépare à souper, là-bas, dit-il. Je sens les feux de bois pour la cuisson. »

Fatigué comme il l’était, Bilbo aurait aimé rester un peu. Les chants elfiques sont un incontournable, en juin sous les étoiles, quand on aime ce genre de choses. De plus, il aurait aimé échanger quelques mots seul à seul avec ces gens qui semblaient connaître son nom et tout ce qui le concernait, mais qu’il n’avait jamais vus auparavant. Il aurait aimé connaître leur opinion au sujet de son aventure. Les elfes savent des tas de choses, connaissent toutes les nouvelles, et apprennent tout ce qui se passe dans le pays, chez les différents peuples, plus vite que le ruisseau ne va à la rivière, ou même la rivière au fleuve.

Mais les nains ne désiraient qu’une chose : que le souper leur soit servi le plus tôt possible, et ils ne voulaient pas rester. Ils poursuivirent leur chemin, conduisant leurs poneys, jusqu’à un sentier bien tracé qui les mena au bord de la rivière. Elle était rapide et sonore, comme c’est le cas en montagne les soirs d’été, quand le soleil a brillé toute la journée sur la neige des hautes cimes. Il n’y avait qu’un pont de pierre étroit, sans parapet, pas plus large qu’il ne le fallait pour y mener un poney ; et ils durent procéder avec lenteur et prudence, un à un, chacun conduisant son poney par la bride. Les elfes avaient apporté de brillantes lanternes sur la rive, et chantaient un joyeux refrain tandis que la compagnie franchissait la rivière.

« Ne trempez pas votre barbe dans l’écume, mon bon père ! » crièrent-ils à Thorin, étalé presque à quatre pattes. « Elle est déjà assez longue sans la mouiller ! »

« Veillez à ce que Bilbo ne mange pas tous les gâteaux ! blaguèrent-ils. Il est encore trop gras pour se faufiler par les trous de serrure ! »

« Chut, chut ! Bonnes Gens ! Et bonsoir ! dit Gandalf qui venait en dernier. Les vallées ont des oreilles, et la langue des elfes est trop enjouée. Bonsoir ! »

Ainsi parvinrent-ils enfin à la Dernière Maison Hospitalière, trouvant ses portes grandes ouvertes.


Or, aussi étrange que cela puisse paraître, les bonnes choses et les jours agréables sont vite racontés, et ne suscitent pas grand intérêt ; tandis que les choses inconfortables, époustouflantes et même épouvantables font souvent de meilleurs récits, et sont de toute manière bien plus longs à détailler. Ils restèrent longtemps dans cette demeure, au moins quatorze jours, et ils eurent du mal à la quitter. Bilbo y serait volontiers resté pour toujours – même si un vœu lui avait permis de retrouver son trou de hobbit en deux coups de cuiller à pot. Pourtant, il y a peu à dire à propos de leur séjour.

Le maître de maison était un ami des elfes – l’un de ceux dont les ancêtres ont eu un rôle à jouer dans les étranges contes d’avant le commencement de l’Histoire, les guerres entre les maléfiques gobelins et les elfes et les premiers hommes du Nord. Du temps de notre récit, il y avait encore des gens issus à la fois des elfes et des héros du Nord, et Elrond, le maître de cette maison, était leur chef.

Il avait la noblesse et la beauté d’un seigneur elfe, la force d’un guerrier, la sagesse d’un magicien – vénérable comme un roi des nains et aussi doux que l’été. Il apparaît dans bien des récits, mais son rôle dans la grande aventure de Bilbo est limité, quoique déterminant, comme vous le constaterez si nous y arrivons un jour. Sa demeure était parfaite, que l’on préfère la bonne nourriture, la sieste, le travail, les histoires et les chants, ou simplement s’asseoir et réfléchir, ou même un peu de tout cela. Les choses maléfiques n’entraient pas dans cette vallée.

Comme j’aimerais avoir le temps de vous présenter ne serait-ce que quelques-uns des contes et des chansons qu’ils entendirent dans cette maison ! Tous, même les poneys, reprirent du courage et des forces au bout des quelques jours passés là-bas. Leurs vêtements furent raccommodés et leurs blessures soignées, tant celles du corps que du cœur. Leurs sacs furent remplis de vivres et de provisions faciles à transporter, mais assez riches pour les conduire au-delà des montagnes. Leurs plans bénéficièrent des meilleurs conseils. C’est ainsi qu’arriva la veille de la mi-été : ils devaient repartir le lendemain, aux premières lueurs du jour le plus long de l’année.

Elrond connaissait les secrets des runes de toutes sortes. Ce jour-là, il examina les épées qu’ils avaient trouvées dans le repaire des trolls, et dit : « Ces lames ne sont pas l’œuvre des trolls. Ce sont de vieilles épées, de très vieilles épées des Hauts Elfes de l’Ouest, mon peuple. Elles ont été forgées à Gondolin à l’époque des Grandes Guerres contre les gobelins. Elles devaient provenir de l’antre d’un dragon ou d’un butin de gobelins, car les dragons et les gobelins ont détruit cette cité il y a bien longtemps. D’après les runes, Thorin, celle-ci s’appelait Orcrist, Pourfendeuse de Gobelins, dans l’ancienne langue de Gondolin : c’était une lame de renom. Celle-ci, Gandalf, se nommait Glamdring, Assommoir à Ennemis, jadis portée par le roi de Gondolin. Gardez-les bien ! »

« Où donc les trolls les ont-ils prises, je me le demande ? » dit Thorin, considérant son épée avec un intérêt renouvelé.

« Je ne puis le dire, répondit Elrond, mais il est probable que vos trolls aient pillé d’autres pilleurs, ou qu’ils aient découvert les vestiges d’anciens vols dans quelque repaire des montagnes. J’ai ouï dire qu’il reste encore des trésors de jadis dans les profondeurs désolées des mines de Moria, oubliés depuis la guerre entre nains et gobelins. »

Thorin médita ces paroles. « Je porterai cette épée avec honneur ! dit-il. Puisse-t-elle bientôt recommencer à pourfendre des gobelins ! »

« Un souhait qui risque d’être exaucé sans attendre, au cœur des montagnes ! dit Elrond. Mais montrez-moi à présent votre carte. »

Il la prit et l’observa longuement, hochant la tête avec regret ; car s’il n’approuvait pas entièrement les nains et leur amour de l’or, il détestait les dragons et leur cruelle méchanceté, et il se rappelait avec chagrin la ruine du Val et de ses joyeuses cloches, et les rives calcinées de la scintillante Rivière Courante. La lune brillait en un large croissant argenté. Il tint la carte dans les airs, devant sa lumière blanche. « Qu’est-ce que cela ? dit-il. Il y a ici des lettres lunaires, à côté des runes ordinaires qui disent : “La porte a cinq pieds de haut et trois y marchent de front.” »

« Que sont ces lettres lunaires ? » demanda le hobbit avec un sursaut d’excitation. Il adorait les cartes, comme je vous l’ai dit ; et il aimait aussi les runes, les lettres et les écritures compliquées, même si les siennes paraissaient toujours un peu minces et difformes.

« Les lettres lunaires sont des runes comme les autres, dit Elrond, mais elles sont invisibles si l’on se contente de les regarder. Elles ne peuvent être vues que lorsque la lune brille derrière elles, et qui plus est, dans le cas des plus ingénieuses, il faut que la lune soit de la même forme et de la même saison que le jour où elles ont été écrites. Les nains les ont inventées, et ils les traçaient avec des plumes d’argent, comme vos amis vous le diront. Celles-ci ont dû être écrites à la veille de la mi-été sous un croissant de lune, il y a longtemps. »

« Que disent-elles ? » demandèrent Gandalf et Thorin d’une seule voix, peut-être un peu vexés de s’être fait damer le pion, fût-ce par Elrond lui-même ; même si en vérité, aucune occasion de découvrir ces runes ne s’était présentée jusque-là, et qu’il faudrait attendre indéfiniment avant qu’il ne s’en présente une autre.

« Tenez-vous près de la pierre grise quand frappera la grive, lut Elrond, et le soleil couchant, aux dernières lueurs du Jour de Durin, brillera sur la serrure. »

« Durin, Durin ! s’exclama Thorin. C’était le père des pères de la plus ancienne race des Nains, les Longues-barbes, et mon premier ancêtre : je suis son héritier. »

« Et que signifie le Jour de Durin ? » demanda Elrond.

« Le premier jour du Nouvel An des nains, dit Thorin, comme toute personne devrait le savoir, est le premier jour de la dernière lune d’automne au seuil de l’hiver. On l’appelle encore Jour de Durin lorsque la dernière lune d’automne et le soleil se côtoient dans le ciel. Mais ce ne sera pas d’un très grand secours, je le crains, car qui peut prédire de nos jours quand pareille occurrence se reproduira ? »

« Cela reste à voir, dit Gandalf. Y a-t-il d’autres écritures ? »

« Rien que cette lune puisse nous révéler », dit Elrond, rendant la carte à Thorin ; et ils descendirent près de l’eau afin d’assister aux danses et aux chants des elfes à la veille de la mi-été.

Le lendemain matin, la journée de mi-été s’annonça aussi belle et rafraîchissante qu’on pouvait le souhaiter : un ciel d’azur sans un seul nuage, et le soleil qui dansait sur l’eau. Ils partirent alors au milieu des chants d’adieu et des vœux de bonne route, le cœur à l’aventure, avec une idée claire du chemin qu’ils devaient suivre à travers les Montagnes de Brume pour gagner les terres au-delà.

J.R.R. Tolkien