Repère des trolls

an 2941

grimoire

C’est alors qu’ils remarquèrent l’absence de Gandalf. Il les avait suivis jusque-là, sans jamais leur dire s’il prenait part à l’aventure ou s’il leur tenait simplement compagnie pour un certain temps. C’est lui qui avait mangé le plus, parlé le plus, et ri le plus. Mais à présent, il avait tout bonnement disparu !

« Juste au moment où un magicien aurait été le plus utile », grognèrent Dori et Nori (qui partageaient l’avis du hobbit au sujet des repas de la journée : copieux et fréquents).

Ils finirent par conclure qu’il leur faudrait camper sur place. Ils s’abritèrent sous un bouquet d’arbres, où le sol était plus sec, mais le vent faisait trembler les feuilles qui dégouttaient avec un ploc-ploc très désagréable. Le feu, aussi, faisait des siennes. Les nains peuvent faire du feu presque n’importe où avec presque n’importe quoi, avec ou sans vent ; mais ils n’y arrivaient pas cette nuit-là, pas même Oin et Gloin qui étaient passés maîtres en la matière.

Puis l’un des poneys prit peur sans raison et s’enfuit. Il plongea dans la rivière avant qu’ils n’aient pu l’attraper ; et lorsqu’ils réussirent à l’en sortir, Fili et Kili avaient manqué de se noyer, et tous les bagages qu’il transportait avaient été emportés par le courant. C’étaient surtout des vivres, forcément ; il ne restait donc plus grand-chose pour le souper, encore moins pour le petit déjeuner.

Ils étaient tous assis à maugréer, la mine sombre, trempés jusqu’aux os, pendant qu’Oin et Gloin tentaient à nouveau d’allumer le feu et se querellaient. Bilbo se disait tristement que les aventures ne se résumaient pas aux promenades en poney sous le soleil de mai, quand Balin, qui était toujours leur guetteur, s’écria : « Il y a une lueur de ce côté ! » À quelque distance se trouvait une éminence couverte d’arbres, assez denses par endroits. À travers cette masse sombre, ils apercevaient maintenant de la lumière, une lueur rougeâtre et invitante, comme celle d’un feu ou de torches brillantes.

Après l’avoir observée pendant quelque temps, ils commencèrent à se disputer. Certains disaient « non » et d’autres « oui ». Certains disaient qu’il ne fallait pas hésiter à aller voir, que rien ne pouvait être pire qu’un maigre souper et un petit déjeuner encore plus austère, après une nuit dans des vêtements mouillés.

D’autres disaient : « Ces régions sont peu connues et elles sont trop proches des montagnes. Les voyageurs passent rarement par ici désormais. Les anciennes cartes sont inutiles : les choses se sont détériorées et la route n’est pas surveillée. On n’a pratiquement jamais entendu parler du roi dans les parages, et moins vous êtes curieux, moins vous risquez de vous attirer des ennuis. » Certains disaient : « Après tout, nous sommes quatorze. » D’autres disaient : « Où est donc passé Gandalf ? » En fait, cette question était sur toutes les lèvres. Alors il se mit à pleuvoir comme jamais, et Oin et Gloin en vinrent aux coups.

C’en était trop. « Après tout, nous avons un cambrioleur avec nous », dirent-ils ; et ils se mirent en route, conduisant leurs poneys par la bride (avec toute la prudence qui s’imposait) en direction de la lumière. Ils atteignirent la colline et se retrouvèrent bientôt sous le couvert des arbres. Ils gravirent la pente, mais aucun sentier proprement dit ne s’y trouvait qui eût mené à une ferme ou à une résidence ; et en dépit de leurs meilleurs efforts il y eut pas mal de bruissements, de craquements et de grincements (et pas mal de grognements et de jurons), tandis qu’ils cheminaient à travers les arbres dans l’obscurité totale.

Soudain, la lueur rouge brilla d’un vif éclat non loin devant, entre les fûts des arbres.

« Maintenant, c’est au tour du cambrioleur », dirent-ils. Ils voulaient parler de Bilbo, bien sûr. « Vous devrez aller de l’avant, découvrir tout ce qu’il y à savoir au sujet de cette lumière, à quoi elle sert, et si tout est parfaitement sûr et sans danger, lui dit Thorin. Maintenant, filez, et revenez vite si tout va bien. Sinon, revenez si vous le pouvez ! Si vous ne pouvez pas, hululez deux fois comme un hibou et une fois comme une chouette et nous ferons ce qui est en notre pouvoir. »

Bilbo dut partir avant d’avoir pu lui expliquer qu’il ne pouvait hululer, ne serait-ce qu’une seule fois, ni comme un hibou, ni comme une chouette – pas plus qu’il ne pouvait voler comme une chauve-souris. Mais du moins, les hobbits peuvent se mouvoir silencieusement dans les bois, tout à fait silencieusement. Ils en sont fiers, et Bilbo avait signifié plusieurs fois son mépris de ce qu’il appelait « ce vacarme de nains » depuis qu’ils étaient partis – quoique, à mon avis, ni vous ni moi n’aurions rien entendu si toute cette cavalcade nous était passée sous le nez par une nuit venteuse. Quant à Bilbo qui avançait bien tranquillement vers la lueur rouge, je ne pense pas qu’une belette s’en serait même aperçue. Donc, naturellement, il se rendit tout près du feu – car il s’agissait bien d’un feu – sans alerter qui que ce soit. Et voici ce qu’il vit.

Trois individus corpulents assis autour d’un très grand feu de hêtre. Ils faisaient rôtir du mouton sur de longues tiges de bois et léchaient le jus de viande qui leur coulait entre les doigts. Une odeur appétissante flottait dans l’air. Il y avait aussi à leurs côtés tout un tonneau de boisson, qu’ils buvaient dans des pichets. Mais c’étaient des trolls. Assurément des trolls. Même Bilbo, si peu aventureux, s’en rendit compte : par leurs traits épais et mal dégrossis, leur taille, la forme de leurs jambes, sans parler de leur langage, qui n’était pas celui des conversations mondaines, mais alors pas du tout.

« Du mouton hier, du mouton aujourd’hui, et j’te parie qu’ce s’ra encore du mouton d’main ! » dit l’un des trolls.

« Même pas un p’tit bout d’chair humaine à s’mettre dans l’ventre depuis des lunes ! dit un autre. Qu’est-ce qui y’a pris, à Léon, d’nous emmener dans c’te pays de misère, j’me l’demande… et v’là qu’on commence à manquer d’bière », dit-il, donnant une poussée à son voisin Léon en train de prendre une gorgée.

Léon s’étouffa. « La ferme ! s’écria-t-il aussitôt qu’il le put. Les gens vont pas s’arrêter ici en masse juste pour se faire manger par toi et pis Hubert ! Ça fait un village et demi que vous mangez rien qu’à vous deux depuis qu’on est descendus des montagnes. Combien d’aut’ i’ vous en faut ? Et y a pas si longtemps qu’vous m’auriez r’mercié pour un peu d’mouton des basses terres aussi gras que ç’ui-là ! » Il mordit à belles dents dans un gigot qu’il était en train de faire rôtir et s’essuya les lèvres sur sa manche.

Oui, j’ai bien peur que les trolls ne se comportent ainsi, même ceux qui n’ont qu’une seule tête. Après avoir entendu tout cela, Bilbo eût mieux fait de réagir tout de suite. Soit il aurait dû tranquillement rebrousser chemin et avertir ses amis qu’il y avait trois trolls bien charpentés et de mauvais poil, prêts à déguster du nain rôti ou même du poney, pour changer ; soit il aurait dû tenter immédiatement un bon petit vol à la tire. Un cambrioleur de première envergure, aux habiletés vraiment légendaires, n’aurait pas hésité à leur faire les poches – avec un troll, c’est presque toujours payant, si vous pensez en être capable –, à faucher le mouton directement sur les broches et à leur ravir la bière, avant de déguerpir sans qu’ils le remarquent. D’autres, plus pragmatiques, mais moins consciencieux dans leur travail, auraient sans doute préféré leur planter un poignard dans le dos avant de faire main basse sur leurs affaires. La soirée eût alors été beaucoup plus gaie.

Bilbo le savait. Les livres lui avaient appris bien des choses qu’il n’avait jamais vues ou faites. Il était vraiment très alarmé, et tout aussi dégoûté ; il aurait voulu être à cent lieues de là, et pourtant… il sentait qu’il ne pouvait revenir auprès de Thorin et Compagnie les mains vides. Il resta donc à hésiter dans l’ombre. Parmi tous ces tours de passe-passe dont il avait entendu parler, faire les poches des trolls lui paraissait le moins difficile. Enfin décidé, il se faufila derrière un arbre tout juste derrière Léon.

Hubert et Tom s’étaient levés pour reprendre de la bière. Léon était occupé à boire. Alors Bilbo prit son courage à deux mains et glissa sa petite main dans l’énorme poche de Léon. Une bourse s’y trouvait, grosse comme un sac à patates aux yeux de Bilbo. « Ha ! » pensa-t-il, s’enthousiasmant peu à peu pour le métier en retirant soigneusement l’objet. « C’est un début ! »

C’en était un ! Les bourses des trolls sont des plus polissonnes, et celle-ci ne faisait pas exception. « Hé là, qui êtes-vous ? » s’écria-t-elle d’une toute petite voix en sortant de la poche ; et Léon se retourna sur-le-champ et saisit Bilbo par le cou avant qu’il n’ait pu se réfugier derrière l’arbre.

« Dis donc, Hubert, r’garde c’que j’viens d’attraper ! » fit Léon.

« C’est quoi ? » demandèrent les autres en se rapprochant.

« Ma foi, est-ce que j’sais ? Vous êtes quoi ? »

« Bilbo Bessac, un camb… un hobbit », dit le pauvre Bilbo, tremblant comme une feuille, et se demandant comment faire pour hululer avant d’être étranglé.

« Un cambobbit ? » firent-ils un peu surpris. Les trolls n’ont pas la comprenette facile et se méfient de tout ce qu’ils ne connaissent pas.

« Et qu’est-ce qu’un cambobbit fait dans ma poche, hein ? » dit Léon.

« Et pis, est-ce que ça se mange ? » dit Tom.

« On peut essayer », dit Hubert, ramassant une broche.

« Ça ferait pas plus qu’une bouchée », assura Léon, qui avait déjà mangé à sa faim, « une fois écorché et désossé ».

« P’têt’ ben qu’y en a plusieurs dans l’coin et qu’on pourrait faire un pâté, dit Hubert. Eh, toi ! Est-ce qu’y en a d’aut’ comme toi qui s’promènent par ici, essspèce de p’tit lapin sur deux pattes ? » s’écria-t-il en regardant les pieds poilus du hobbit ; et il le ramassa par les orteils et le secoua.

« Oui, plein d’autres », dit Bilbo, avant de se rappeler qu’il ne devait pas trahir ses amis. « Non, aucun, pas un seul », ajouta-t-il du même souffle.

« Qu’ess’ tu veux dire par là ? » fit Hubert, qui le saisit du bon côté, par les cheveux cette fois.

« Rien d’autre que ce que j’ai dit », répondit Bilbo, haletant. « Et de grâce, ne me faites pas rôtir, gentils messieurs ! Je suis moi-même bon cuisinier, et je cuisine mieux que je cuis, si vous voyez ce que je veux dire. Je vais vous faire un très bon repas, un excellent petit déjeuner pour vous, si vous ne me mangez pas pour souper. »

« Pauv’ p’tit nabot ! » dit Léon. Il avait déjà mangé tout son soûl ; il avait aussi ingurgité pas mal de bière. « Pauv’ p’tit nabot ! Laisse-le partir ! »

« Pas avant qu’i’ m’explique c’que ça veut dire, ça, plein d’autres et pas un seul, dit Hubert. J’veux pas m’faire égorger pendant que j’dors ! Fais-y rôtir les orteils jusqu’à c’qu’i’ nous l’dise ! »

« Pas question ! dit Léon. D’abord, c’est moi qui l’a trouvé ! »

« T’es qu’un gros crétin, Léon, dit Hubert, et c’est pas la première fois que j’te l’dis. »

« Toi, t’es une brute ! »

« J’te laisserai pas m’dire ça, Léon Legros, s’écria Hubert tout en lui mettant son poing dans l’œil.

Puis il y eut une splendide bagarre. Bilbo eut tout juste la présence d’esprit, quand Hubert le laissa tomber par terre, de s’enlever de sous leurs pieds, avant qu’ils ne commencent à se battre comme des chiens, et à se traiter de tous les noms, parfaitement vrais et bien choisis au demeurant, en criant à tue-tête. Bientôt ils se retrouvèrent étendus l’un sur l’autre, se débattant et donnant des coups de pied, tout en se roulant pratiquement dans les braises, pendant que Tom leur assénait des coups de branche pour les faire revenir à la raison – ce qui bien sûr n’eut pour effet que de les enrager davantage.

C’eût été pour Bilbo l’occasion de leur fausser compagnie. Mais ses pauvres petits pieds avaient grandement souffert entre les gros doigts d’Hubert. Il était à bout de souffle et la tête lui tournait, alors il resta étendu là pendant quelques instants, haletant, tout juste en dehors du cercle de lumière.

Balin arriva au beau milieu de l’échauffourée. Les nains avaient entendu du bruit de loin, et après avoir patienté quelques instants en attendant que Bilbo revienne ou qu’il se mette à crier comme un hibou, ils s’avancèrent un à un vers la lumière, marchant à pas de loup. Tom eut à peine le temps d’apercevoir Balin à la lueur du feu qu’il poussa un affreux hurlement. Car les trolls ont vraiment horreur des nains (crus, naturellement). Hubert et Léon cessèrent immédiatement de se battre. « Un sac, Tom, vite ! » crièrent-ils. Avant que Balin, qui se demandait où pouvait être Bilbo dans tout ce charivari, n’ait compris ce qui se passait, on lui passa un sac sur la tête et il se retrouva prisonnier.

« Y en a encore un paquet, dit Tom, j’parie ! Plein d’autres, et pas un seul : maintenant j’comprends, dit-il. Pas de cambobbits, mais beaucoup de ces nains-là. Tu m’suis ? »

« T’as sûrement raison ! dit Hubert. Vaut mieux qu’on reste dans l’ombre. »

Ce qu’ils firent. Armés des sacs qu’ils utilisaient pour emporter leur butin, mouton ou autre, ils attendirent dans l’ombre. Chaque fois qu’un nain arrivait en haut et apercevait le feu, les pichets renversés et le mouton à moitié dévoré, hop ! un sac puant lui tombait dessus à l’improviste et il était fait prisonnier. Balin fut bientôt rejoint par Dwalin, et Fili et Kili ensemble, et Dori, Nori et Ori dans un tas, et Oin, Gloin, Bifur, Bofur et Bombur empilés beaucoup trop près du feu à leur goût.

« Ça leur apprendra ! » dit Tom ; car Bifur et Bombur leur avaient causé beaucoup d’ennuis, se débattant comme des forcenés, ainsi que le font les nains lorsqu’ils sont pris au piège.

Thorin arriva en dernier – sans se laisser prendre par surprise. Il avait flairé le danger et n’eut pas besoin de voir les jambes de ses compagnons dépasser des sacs pour se rendre compte que quelque chose ne tournait pas rond. Il se tint dans l’ombre à quelque distance et lança avec fermeté : « Qu’est-ce qui se passe ici ? Qui ose tabasser mes gens ? »

« Ce sont des trolls ! » dit Bilbo, caché derrière un arbre. Ceux-ci l’avaient complètement oublié. « Ils se terrent dans les buissons avec des sacs », dit-il.

« Ah ! vraiment ? » dit Thorin, et il se rua vers le feu avant qu’ils n’aient pu l’attraper. Il ramassa une grosse branche qui s’était embrasée à un bout ; Hubert le reçut dans l’œil avant de pouvoir l’esquiver, ce qui le mit hors de combat pendant un instant. Bilbo fit de son mieux. Il saisit Tom par la jambe en s’accrochant comme il le pouvait (elle avait l’épaisseur d’un jeune tronc d’arbre), mais bientôt il vola dans les airs et atterrit dans des buissons. Tom venait de donner un grand coup de pied dans le feu, et Thorin en reçut les étincelles.

Tom eut droit à un coup de branche dans les dents en guise de représailles, et perdit une incisive. Ça l’a fait hurler, vous pouvez me croire. Mais à cet instant précis, Léon s’approcha par-derrière et enfila un sac par-dessus la tête du nain, jusqu’à ses orteils. Ainsi, la lutte prit fin. Ils étaient alors dans de beaux draps : tous prisonniers dans des sacs bien ficelés, avec pour seule compagnie trois trolls en colère (dont deux qui gardaient le souvenir lancinant des coups et des brûlures) qui se disputaient pour savoir s’il fallait les faire rôtir à petit feu, les hacher finement et les faire mijoter, ou encore s’asseoir dessus pour les réduire en bouillie ; et Bilbo juché dans un buisson, ses vêtements et son corps écorchés, osant à peine bouger de crainte qu’ils ne l’entendent.

C’est alors que Gandalf revint. Mais personne ne le vit. Les trolls venaient de décider de rôtir les nains sur-le-champ pour les manger plus tard – c’était l’idée d’Hubert, et après bien des chamailleries, ils s’étaient tous mis d’accord.

« On peut pas les rôtir maintenant, ça va prendre toute la nuit », dit une voix. Hubert crut que c’était Léon.

« Si tu r’commences, Léon, dit-il, ça va vraiment prendre toute la nuit. »

« Qui ça, moi ? » dit Léon, qui croyait que la voix était celle d’Hubert.

« Oui, toi », dit Hubert.

« T’es qu’un menteur », dit Léon ; et la dispute reprit de plus belle. Enfin ils décidèrent de les hacher finement et de les faire mijoter. Ils prirent donc une grande marmite noire et sortirent leurs couteaux.

« On peut pas les faire bouillir ! On n’a pas d’eau, et le puits est bien trop loin », dit une voix. Hubert et Léon crurent que c’était Tom.

« Tais-toi ! dirent-ils, ou on n’en finira jamais ! Et t’iras chercher l’eau toi-même si tu continues à rouspéter. »

« Tais-toi toi-même ! » répondit Tom, qui croyait que c’était la voix de Léon. « Y a qu’toi qui rouspètes. »

« T’es qu’un nigaud ! » dit Léon.

« Nigaud toi-même ! » dit Tom.

Et la dispute reprit de plus belle, et les esprits s’échauffèrent comme jamais, jusqu’à ce qu’ils décident de s’asseoir sur les sacs pour les réduire en bouillie, et d’en faire un pot-au-feu la prochaine fois.

« Qui on écrase en premier ? » dit la voix.

« Vaut mieux commencer par l’dernier », dit Hubert, que Thorin avait blessé à l’œil. Il croyait que c’était Tom qui parlait.

« Arrête de parler tout seul ! dit Tom. Mais si tu veux écraser l’dernier, écrase-le. C’est lequel ? »

« Celui avec les bas jaunes », dit Hubert.

« Mais non, celui avec les bas gris », dit une voix qui ressemblait à celle de Léon.

« J’aurais juré qu’i’ z’étaient jaunes », dit Hubert.

« Jaunes, c’est ça », dit Léon.

« Alors pourquoi t’as dit qu’i’ z’étaient gris ? » dit Hubert.

« J’ai pas dit ça. C’est Tom. »

« J’ai jamais dit ça, moi ! répondit Tom. C’était toi. »

« Deux contre un, alors la ferme ! » dit Hubert.

« À qui c’est qu’tu parles ? » dit Léon.

« Ça suffit, maintenant ! crièrent Tom et Hubert. La nuit avance et l’aube arrive tôt. Allez, au travail ! »

« L’aube vous saisisse et vous pétrifie ! » dit une voix qui ressemblait à celle de Léon. Mais ce n’était pas la sienne. Car à cet instant précis, le soleil franchit le bord de la colline, et un fort gazouillis s’éleva parmi les branches. Léon ne dit rien, car il fut changé en pierre au moment où il se penchait ; et Hubert et Tom restèrent figés comme des rochers à le regarder. Et c’est là qu’ils se tiennent encore aujourd’hui, tout seuls, sauf quand les oiseaux viennent s’y percher ; car les trolls, comme vous le savez sans doute, doivent rentrer sous terre avant l’aube, autrement ils retournent à la pierre des montagnes dont ils sont faits, et ne bougent jamais plus. C’est ce qui arriva à Hubert, Tom et Léon.

J.R.R. Tolkien