Vertbois le Grand

an 2941

grimoire

Un silence de mort s’abattit soudain. Toutes les lumières s’éteignirent. Les feux s’évaporèrent en colonnes de fumée noire. Des cendres et des poussières assaillirent les yeux des nains, et le bois résonna une nouvelle fois de leurs clameurs et de leurs cris.

Bilbo se mit à courir en cercles (ou du moins le croyait-il) et à appeler en vain : « Dori, Nori, Ori, Oin, Gloin, Fili, Kili, Bombur, Bifur, Bofur, Dwalin, Balin, Thorin Lécudechesne », alors que d’autres, qu’il ne pouvait voir ou sentir, faisaient de même tout autour de lui (en y ajoutant « Bilbo ! » bien sûr). Mais les cris des autres ne cessaient de s’éloigner et de s’affaiblir, et s’il crut d’abord entendre des hurlements et des appels au secours loin dans la forêt, ils finirent par s’évanouir complètement, et le hobbit se retrouva seul dans le silence total et le noir absolu.

Il s’était rarement senti aussi désemparé. Mais il ne tarda pas à se rendre compte qu’il était inutile de tenter quoi que ce soit avant que le jour lui apporte un peu de lumière, et tout à fait insensé de partir à tâtons et de se fatiguer, sans l’espoir d’un petit déjeuner pour lui redonner des forces. Alors il s’assit par terre, adossé contre un arbre, et se mit à songer encore une fois (ce ne serait pas la dernière) à son trou de hobbit, désormais loin derrière, et à ses garde-manger mirobolants. Il était loin dans ses rêveries d’œufs, de bacon, de beurre et de toasts, quand il sentit quelque chose le frôler. On eût dit une grosse ficelle collante qui se frottait à sa main gauche ; et lorsqu’il tenta de remuer, il s’aperçut que ses jambes étaient déjà entortillées dans cette substance, si bien qu’en se relevant, il tomba à la renverse.

Puis la grosse araignée, qui s’était affairée à le ligoter pendant qu’il sommeillait, s’avança par-derrière le hobbit et se jeta sur lui. Seuls les yeux de la créature étaient visibles, mais il pouvait sentir ses pattes velues, alors qu’elle s’employait à tisser son abominable toile tout autour de ses membres. Heureusement qu’il avait retrouvé ses esprits à temps. Quelques secondes de plus et il eût été incapable de bouger. Même alors, il dut lutter contre elle de toutes ses forces pour se libérer. Il repoussa sa hideuse forme à mains nues – elle essayait de l’empoisonner pour l’engourdir, comme le font les petites araignées avec les mouches –, puis il se souvint de son épée et la tira du fourreau. Alors l’araignée fit un bond en arrière, et il put couper les liens qui lui retenaient les jambes. Ensuite, ce fut son tour d’attaquer. L’araignée n’était manifestement pas habituée à voir sa proie brandir un tel dard ; sinon, elle se serait sauvée plus vite. Bilbo se rua sur elle avant qu’elle ne déguerpisse et lui asséna un coup d’épée en plein dans les yeux. Devenue folle, elle se mit à danser et à sautiller, remuant les pattes en d’horribles spasmes. Bilbo l’acheva d’un deuxième coup, puis il s’écroula et perdit connaissance pendant un long moment.

La forêt était baignée de son habituel demi-jour grisâtre quand il revint à lui. L’araignée gisait sans vie à ses côtés, et la lame de son épée était tachée de noir. Il ne sut dire pourquoi, mais le fait d’avoir tué l’araignée géante, tout seul, en pleine nuit, et sans l’aide du magicien ou des nains ou de quiconque, eut un drôle d’effet sur lui. M. Bessac se sentait différent, plus féroce et plus courageux malgré son ventre vide, tandis qu’il essuyait son épée dans l’herbe et la remettait au fourreau.

« Je vais te donner un nom, lui dit-il : je t’appellerai Dard. »

Après quoi, il partit en reconnaissance. La forêt demeurait silencieuse et sinistre, mais avant d’en sortir, il fallait d’abord aller à la recherche de ses amis, qui n’étaient sûrement pas bien loin, à moins qu’ils n’aient été capturés par les elfes (ou des choses plus monstrueuses). Bilbo sentait qu’il serait imprudent de crier, et il resta longuement à se demander dans quelle direction se trouvait le sentier, et où il devait se rendre en premier pour retrouver les nains.

« Jamais, au grand jamais, nous n’aurions dû ignorer les conseils de Beorn… et aussi ceux de Gandalf ! se lamenta-t-il. Nous voilà dans un beau pétrin, maintenant ! Nous ! Comme j’aimerais que ce soit nous : rester tout seul est insupportable. »

En fin de compte, il dut deviner de son mieux la provenance exacte des appels au secours qu’il avait entendus dans la nuit – et par chance (la nature l’avait bien servi à cet égard) il devina plutôt bien, comme nous le verrons. Maintenant décidé, il s’avança aussi furtivement qu’il le put. Les hobbits savent être furtifs, en particulier dans les bois, comme je vous l’ai déjà dit ; et Bilbo avait mis son anneau avant de se lancer. C’est pourquoi les araignées ne le virent pas plus qu’elles ne l’entendirent arriver.

Il avait réussi à se frayer un bon bout de chemin sans faire de bruit, lorsqu’il vit en avant un endroit particulièrement sombre et dense, d’une noirceur qui surpassait celle de la forêt même, comme un lambeau de nuit resté accroché aux arbres. En s’approchant, il comprit qu’il s’agissait d’un vaste réseau de toiles d’araignées entremêlées, tissées l’une par-dessus l’autre. Soudain, il vit aussi qu’il y avait des araignées de taille monstrueuse nichées dans les branches au-dessus de lui : invisible ou pas, il tremblait de peur à l’idée qu’elles puissent deviner sa présence. Caché derrière un arbre, il en observa quelques-unes pendant un instant, et c’est alors qu’il s’aperçut, dans le calme immobile de la forêt, que ces créatures immondes se parlaient entre elles. Leurs voix se résumaient à de faibles grincements et sifflements, mais il comprenait tout de même une bonne partie de ce qu’elles disaient. Elles parlaient des nains !

« Ils nous ont donné du fil à retordre, mais ça en valait la peine, dit l’une. C’est vraiment une sale cuirasse qu’ils ont là, mais je parie qu’il y a du bon jus là-dedans. »

« Pour sûr qu’on va se régaler, quand ils auront macéré un peu », dit une autre.

« Faut pas les laisser croupir trop longtemps, dit une troisième. Ils sont pas aussi gras qu’ils le devraient. C’est à croire qu’ils ont pas mangé à leur faim, ces derniers temps. »

« Tuons-les, que je dis, siffla une quatrième, tuons-les maintenant et laissons-les pendouiller un peu, le temps qu’ils se raidissent. »

« Je parie qu’ils sont déjà morts », dit la première.

« Oh ! que non. Je viens d’en voir un qui se démenait. Il vient de se réveiller, m’est avis, après un beauuu petit somme. Je vais vous montrer. »

L’une de ces araignées obèses courut alors le long d’une corde, jusqu’à une douzaine de paquets suspendus en rangée à une haute branche. Scrutant les ombres, Bilbo les vit pour la première fois et fut glacé d’horreur en apercevant un pied de nain qui dépassait de certains d’entre eux ou, çà et là, un bout de nez, de barbe ou de capuchon.

L’araignée fila tout droit vers le plus gros paquet – « C’est ce pauvre vieux Bombur, évidemment », pensa Bilbo – et planta ses crochets dans le nez qui dépassait. Il y eut un cri étouffé à l’intérieur, et un orteil tressauta et frappa l’araignée d’un bon coup. Bombur était encore en vie. Il y eut comme un bruit de ballon mou botté avec vigueur, et l’araignée enragée tomba de la branche et ne se rattrapa que juste à temps, à l’aide de son propre fil.

Les autres éclatèrent de rire. « T’avais bien raison, dirent-elles, elle est vivante, cette viande, y a pas à dire ! »

« Pas pour longtemps », siffla l’araignée en colère tout en remontant à la branche.


Bilbo comprit que le moment était venu d’agir. Il ne pouvait grimper jusqu’à elles, et il n’avait pas d’arc ; mais en regardant autour de lui, il vit qu’un petit ruisseau passait jadis à cet endroit et que plusieurs pierres se trouvaient au fond de son lit asséché. Bilbo lançait assez bien, et il ne tarda pas à trouver un beau gros galet en forme d’œuf qui convenait parfaitement à sa main. Étant garçon, il s’était souvent exercé à lancer des pierres, si bien que les lapins et les écureuils, et même les oiseaux, déguerpissaient au plus vite en le voyant se pencher ; et même devenu adulte, il avait passé beaucoup de temps à jouer au palet, aux fléchettes, au tir à la baguette, aux boules, aux neuf-quilles et à tous ces jeux tranquilles qui consistent à viser et à lancer – en fait, il savait faire bien des choses que je n’ai pas eu le temps de vous raconter, en plus de lancer des ronds de fumée, jouer aux énigmes et faire la cuisine. Mais ce n’est pas le moment. Tandis qu’il ramassait des pierres, l’araignée s’était rendue jusqu’à Bombur et sa vie était en danger. Alors Bilbo tira. Et vlan ! la pierre frappa l’araignée directement sur la tête : elle perdit conscience, tomba de la branche et s’écrasa par terre, pattes recroquevillées.

La deuxième pierre siffla à travers une grande toile et en rompit les fils, cueillant du même coup l’araignée qui était pendue au milieu, et paf ! elle tomba raide morte. Ces attaques répétées semèrent l’agitation dans la colonie d’araignées, et elles oublièrent les nains pour un temps, vous pouvez me croire. Elles ne voyaient pas Bilbo, mais elles discernaient assez bien d’où provenaient les pierres. Rapides comme l’éclair, elles se jetèrent sur le hobbit en courant et en se balançant, répandant leurs fils dans toutes les directions, et l’espace fut saturé de pièges en vibration.

Mais Bilbo ne tarda pas à se faufiler vers un autre endroit. Il lui vint l’idée d’attirer ces furieuses araignées de manière à les éloigner des nains, s’il le pouvait : piquer leur curiosité, les exciter et les irriter tout à la fois. Une cinquantaine s’étaient déjà massées à l’endroit où il se trouvait auparavant, alors il leur lança encore quelques pierres, visant aussi celles qui s’étaient arrêtées derrière ; puis il se mit à danser parmi les arbres et à chanter un refrain qui les rendrait folles de rage et les inciterait toutes à le suivre, et que les nains pourraient également entendre.

Voici ce qu’il chanta :

La vieille folle ne fait que tisser !
La vieille folle ne peut me trouver !
La Vénéneuse !
L’Empoisonneuse !
Arrête, mais arrête-toi,
Arrête de tisser et cherche-moi !

Vieille Niquedouille, qu’elle est niaise !
Vieille Niquedouille, qu’elle est obèse !
La Vénéneuse !
L’Empoisonneuse !
Descends, mais descends de là ;
Là-haut, tu ne m’attraperas pas !

Pas très bon, direz-vous, mais il faut vous rappeler qu’il inventait à mesure, dans des circonstances qui ne s’y prêtaient guère. Quoi qu’il en soit, il obtint l’effet escompté. Tout en chantant, il leur lança encore quelques pierres et frappa du pied. Pratiquement toutes les araignées furent à ses trousses : certaines se laissèrent descendre au sol, d’autres accoururent le long des branches, se balancèrent d’arbre en arbre, ou tissèrent de nouveaux fils dans les ténèbres épaisses. Elles se dirigeaient vers lui beaucoup plus vite qu’il ne l’aurait cru. Leur colère était terrible à voir. Car en plus des pierres qu’il leur lançait, Empoisonneuse n’a jamais fait plaisir à aucune araignée, et Niquedouille, bien sûr, a de quoi insulter tout le monde.

Bilbo courut alors à toutes jambes vers un nouvel endroit, mais plusieurs araignées s’étaient dispersées dans la clairière où elles vivaient, et s’affairaient à tisser des toiles un peu partout entre les fûts des arbres. Très vite, le hobbit se trouverait pris au piège, cerné de toutes parts par une épaisse barrière – c’était du moins ce que les araignées envisageaient. Entouré de ces monstres, Bilbo rassembla son courage et entonna un nouveau refrain :

Lob la Feignante et Cob la Démente
ont des pièges à me tendre.
Aucune proie n’est meilleure que moi,
mais elles ne peuvent me surprendre !

Me voici à votre merci ;
vous voilà, paresseuses et molles.
Jamais vous ne me piégerez ici
dans vos trames folles.

Sur ce, il se retourna et constata que la dernière trouée entre deux grands arbres venait d’être fermée par une toile. Mais par chance, ce n’était pas une toile à proprement parler, seulement de longs fils d’araignée doublement épais, tissés rapidement dans un mouvement de va-et-vient. Il dégaina sa petite épée, trancha les fils et s’en fut en chantant.

Mais les araignées virent l’épée (sans savoir ce que c’était, je suppose), et elles se lancèrent immédiatement à la poursuite du hobbit, sur le sol et dans les branches, gonflant l’abdomen, agitant leurs crochets et leurs pattes velues. Écumantes de rage sous leurs yeux protubérants, elles suivirent Bilbo dans la forêt aussi loin qu’il osa se rendre. Puis, plus doucement qu’une souris, il revint sur ses pas.

Il savait qu’il ne disposait que de très peu de temps avant que les araignées ne décident de rebrousser chemin, furieuses, pour s’occuper des nains. Entre-temps, il devait les tirer de ce mauvais pas. Le plus dur pour lui fut de se hisser jusqu’à cette longue branche où les paquets étaient suspendus. Je ne pense pas qu’il y serait arrivé sans l’aide d’un gros fil qu’une araignée avait, par chance, laissé pendre derrière elle : il collait à la peau et lui blessa la main, mais lui permit de grimper là-haut – où il fut accueilli par une vieille araignée cruelle, obèse et lente, à qui l’on avait confié la garde des prisonniers, et qui passait son temps à les pincer pour découvrir lequel était le plus juteux. Elle étudiait la possibilité de commencer le festin sans les autres, mais M. Bessac était pressé, et avant que l’araignée n’ait compris ce qui se passait, elle sentit son dard la transpercer et tomba sans vie du haut de la branche.

Bilbo dut alors s’employer à délivrer un premier nain. Mais comment faire ? S’il coupait le fil qui le retenait, le pauvre nain irait s’écraser au sol, après une assez longue chute. Il rampa le long de la branche en se tortillant (sur quoi les nains se balancèrent au bout de leurs cordes comme des fruits mûrs) et atteignit le premier paquet.

« Fili ou Kili, pensa-t-il en apercevant le bout d’un capuchon bleu sur le dessus. Probablement Fili », se dit-il en voyant le long nez qui dépassait entre les fils entortillés. En se penchant, il parvint à trancher la plupart des fils collants, épais comme de la corde, qui enserraient la victime ; puis, avec un coup de pied et quelques contorsions, Fili apparut en effet, plus ou moins libre. Bilbo, j’en ai peur, ne put s’empêcher de rire en le voyant agiter ses membres engourdis, retenu par le fil d’araignée qui lui passait sous les aisselles, comme un pantin qui se dandine au bout d’une corde.

Fili fut hissé sur la branche tant bien que mal, puis il aida le hobbit de son mieux, même s’il se sentait très affaibli par le poison de l’araignée, et très nauséeux après être resté suspendu une bonne partie de la nuit et de la journée du lendemain, emmailloté de la tête aux pieds à l’exception de son seul nez (ce qui lui permit au moins de respirer). Il lui fallut une éternité pour enlever cette colle répugnante de ses yeux et de ses sourcils ; quant à sa barbe, il dut la tailler en grande partie. Bref, à eux deux, ils purent remonter les nains un à un, et trancher leurs liens. Aucun ne se portait mieux que Fili, et certains d’entre eux n’allaient pas bien du tout. Quelques-uns avaient à peine pu respirer (avoir un long nez est parfois utile, comme vous le voyez), d’autres avaient reçu davantage de venin.

Kili, Bifur, Bofur, Dori et Nori furent secourus de cette manière. Le pauvre vieux Bombur était si épuisé – vu son embonpoint, il s’était fait constamment tâter et pincer – qu’il ne put rester sur la branche et tomba au sol comme une grosse poire, fort heureusement sur un lit de feuilles, et resta étendu là. Mais il restait encore cinq nains suspendus à l’extrémité de la branche quand les araignées commencèrent à revenir, plus enragées que jamais.

Bilbo se rendit immédiatement à l’autre bout de la branche, tout près du tronc, et repoussa celles qui tentaient d’y monter. Il avait retiré son anneau pour secourir Fili et avait oublié de le remettre, aussi elles se mirent à crachoter et à siffler :

« Maintenant, on te voit, sale petite créature ! On va te manger et laisser ta carcasse pendue à un arbre. Fichtre ! il a un dard ? Qu’importe, on va l’attraper quand même, puis on va le suspendre la tête en bas pendant un jour ou deux. »

Pendant ce temps, les nains se chargèrent de délivrer les leurs, tailladant les liens avec leurs couteaux. Tous allaient bientôt être libres, mais leur évasion demeurait incertaine. Ils s’étaient laissé attraper assez facilement la nuit précédente, mais ils avaient été pris à l’improviste, dans le noir. Cette fois, une terrible lutte s’annonçait.

Soudain, Bilbo se rendit compte que des araignées s’étaient rassemblées autour de Bombur, qu’elles l’avaient de nouveau ficelé et qu’elles l’emmenaient en le traînant sur le sol. Bilbo brandit sa lame et fendit l’air avec un grand cri, chargeant les araignées. Elles battirent bientôt en retraite ; et il dégringola du haut de l’arbre et atterrit au beau milieu de celles qui se trouvaient au sol. Sa petite épée était une nouveauté pour elles, qui n’avaient jamais vu pareil aiguillon. Comme elle dardait de-ci de-là ! Elle brillait de plaisir tandis qu’il s’acharnait sur les araignées. Une demi-douzaine tombèrent sous ses coups avant que les autres ne prennent la fuite, laissant Bombur entre les mains de Bilbo.

« Descendez ! Descendez ! cria-t-il aux nains dans l’arbre. Ne restez pas là-haut dans les mailles du filet ! » Car il vit que les araignées fourmillaient dans tous les arbres voisins, et rampaient le long des branches surplombant les nains.

Ces derniers se laissèrent descendre à leur tour, sautèrent ou tombèrent, onze au total, tous ramassés en tas. La plupart flageolaient sur leurs jambes, tout juste capables de se tenir debout. Ils étaient enfin réunis, douze en comptant le pauvre vieux Bombur, soutenu de chaque côté par son cousin Bifur et son frère Bofur. Bilbo dansait dans la clairière et agitait son Dard, alors que tout autour et au-dessus, des centaines d’araignées en colère les lorgnaient avec de gros yeux ronds. La situation semblait assez désespérée.

C’est alors que commença la lutte. Quelques nains étaient armés de couteaux, d’autres tenaient des bâtons, et tous avaient accès à des pierres ; Bilbo pouvait compter sur son poignard elfique. Coup sur coup, les araignées furent repoussées, et nombre d’entre elles trouvèrent la mort. Mais cela ne pouvait pas durer. Bilbo était tout bonnement épuisé ; de tous ses compagnons, seulement quatre tenaient encore fermement sur leurs jambes, et bientôt ils seraient submergés comme des mouches sans défense. Déjà les araignées se mettaient de nouveau à tisser leurs toiles entre les arbres autour d’eux.

Bilbo n’eut finalement d’autre choix que de révéler aux nains l’existence de son anneau. Ce n’était pas de gaieté de cœur, mais son plan l’exigeait.

« Je vais bientôt disparaître, dit-il. J’attirerai les araignées à moi, si je peux ; et vous devrez rester ensemble et fuir dans la direction opposée. Là-bas à gauche, c’est plus ou moins le chemin qui mène à l’endroit où nous avons aperçu les feux des elfes pour la dernière fois. »

Les nains étaient tout étourdis, et Bilbo eut du mal à se faire comprendre au milieu des cris, des coups de bâton et des pierres qui sifflaient de tous côtés ; mais il vit enfin qu’il ne pouvait plus attendre – les araignées refermaient lentement leur étau sur eux. Il enfila soudain son anneau et, au grand étonnement des nains, disparut.

On entendit bientôt des cris parmi les arbres sur la droite. « Feignante ! Empoisonneuse ! » Les araignées en furent toutes retournées. Elles s’arrêtèrent net, et certaines se dirigèrent du côté de la voix. « Empoisonneuse » les enrageait à ce point qu’elles en perdaient la raison. Alors Balin, qui avait compris le plan de Bilbo mieux que quiconque, organisa une attaque. Les nains se ramassèrent en une masse serrée et lancèrent une pluie de pierres, chargeant les araignées à gauche et perçant leurs rangs. Quelque part derrière elles, les chansons et les cris cessèrent subitement.

Les nains, espérant de tout cœur que Bilbo n’avait pas été pris, se pressèrent en avant. Pas assez rapidement, toutefois. Épuisés et malades, ils allaient clopin-clopant, malgré les nombreuses araignées qui les talonnaient. De temps à autre, ils se retournaient pour venir à bout des créatures qui les rattrapaient ; et déjà, des araignées étaient montées aux arbres et jetaient de longs fils collants sur leur passage.

Les choses s’envenimaient une fois de plus quand, tout à coup, Bilbo réapparut et chargea par le flanc les araignées stupéfaites.

« Fuyez ! Fuyez ! s’écria-t-il. Mon Dard s’occupera d’elles ! »

Ce qu’il fit. Ses coups portaient devant et derrière, tailladant les fils d’araignée, tranchant leurs pattes, transperçant leurs ventres bouffis lorsqu’elles s’approchaient trop. Les araignées se gonflèrent de rage, sifflant d’horribles jurons de leur bouche baveuse et écumante ; mais Dard les glaçait d’une peur mortelle et elles n’osaient s’en approcher, maintenant qu’il était revenu. Elles eurent beau jurer autant qu’elles le purent ; leurs proies s’éloignaient, lentement mais sûrement. Le combat fut des plus terribles, et sembla durer des heures. Mais enfin, à l’instant où Bilbo se sentait incapable d’asséner un coup de plus, les araignées s’avouèrent vaincues et cessèrent soudain de les pourchasser, rentrant vers leur sombre colonie d’un air dépité.

Les nains constatèrent alors qu’ils étaient arrivés en bordure d’une clairière où les elfes étaient venus. Était-ce l’une de celles qu’ils avaient vues la nuit précédente ? Ils ne purent le dire. Mais une bonne magie semblait subsister à cet endroit, et les araignées n’osaient s’y aventurer. Du moins, la forêt luisait d’un éclat plus vert, ses ramures étaient moins épaisses et moins menaçantes, et ils purent s’y reposer et reprendre leur souffle.

ls firent halte pendant quelque temps, hors d’haleine ; mais ils ne tardèrent pas à poser des questions. Ils demandèrent à ce qu’on leur explique en détail toute cette histoire de disparition ; et la découverte de l’anneau les intéressa à tel point qu’ils en oublièrent pour un temps leurs soucis. Balin, en particulier, insista pour que l’histoire de Gollum, avec ses énigmes et tout, lui soit entièrement racontée à nouveau, en y remettant l’anneau en contexte. Mais au bout d’un certain temps, le jour se mit à faiblir et ils posèrent d’autres questions. Où étaient-ils, où se trouvait leur sentier, comment faire pour trouver des vivres, et quelle était la prochaine étape ? Ils ne cessaient de se le demander, et comme ils n’avaient pas eux-mêmes les réponses, ils se tournaient vers le petit Bilbo pour les obtenir. Comme vous le voyez, leur opinion de M. Bessac avait changé du tout au tout, et ils le respectaient de plus en plus (comme Gandalf le leur avait prédit). Ils s’attendaient d’ailleurs à ce qu’il leur propose un merveilleux plan pour les tirer d’affaire, et pas un seul ne ronchonnait. Ils n’étaient que trop conscients d’avoir échappé à une mort certaine grâce au hobbit, et ils l’en remercièrent plusieurs fois. Quelques-uns allèrent même jusqu’à se lever, et s’inclinèrent jusqu’à terre devant lui, mais leurs jambes cédèrent sous l’effort et ils ne purent se remettre sur pied pendant un certain temps. Même si Bilbo leur avait tout expliqué au sujet de sa disparition, cela ne diminuait en rien leur opinion de lui, car ils voyaient qu’il avait du cran et de la chance, en plus d’un anneau magique – trois choses extrêmement utiles. En fait, ils furent si élogieux que Bilbo commença à se dire qu’il avait peut-être un peu l’étoffe d’un brave aventurier, tout compte fait ; reste qu’il se serait senti beaucoup plus brave s’il avait eu quelque chose à se mettre sous la dent.

J.R.R. Tolkien