Cité elfique de Vertbois le Grand
an 2941
Dans une grande caverne à quelques milles derrière l’orée de Grand’Peur, du côté est, vivait en ce temps-là leur plus grand roi. Devant ses gigantesques portes de pierre coulait une rivière descendue des hauteurs de la forêt, qui plus loin se déversait dans les marécages au pied des hautes terres boisées. Cette grande caverne, où d’innombrables galeries s’ouvraient dans toutes les directions, s’étendait loin sous terre et comptait de nombreux passages qui débouchaient sur de vastes salles ; mais elle était moins sombre et autrement plus habitable que les grottes des gobelins, beaucoup plus profondes et plus périlleuses. En fait, les sujets du roi vivaient et chassaient surtout dans la forêt, à l’air libre, et ils habitaient dans des maisons ou des huttes construites au sol et dans les arbres. Le hêtre était leur espèce favorite. La caverne du roi lui servait de palais, et c’était la place forte qui gardait son trésor et qui protégeait son peuple des ennemis des elfes.
C’était aussi un cachot pour ses prisonniers. Thorin fut donc emmené jusqu’à la caverne – sans grande délicatesse, car ces elfes n’aimaient guère les nains, et croyaient qu’il était de leurs ennemis. Au temps jadis, ils avaient fait la guerre à certains nains, qu’ils accusaient d’avoir volé leur trésor. Il faut dire, en toute justice, que les nains ne le voyaient pas de cet œil, disant qu’ils n’avaient fait que reprendre leur dû, car le Roi elfe avait fait appel à eux pour façonner son or et son argent bruts, puis avait refusé de les rémunérer. Si le Roi elfe avait une faiblesse, c’était la convoitise des biens précieux, surtout l’argent et les pierres blanches ; et même si son trésor était somptueux, ses désirs n’étaient jamais assouvis, tant que ses richesses n’égaleraient pas celles des autres seigneurs elfes d’antan. Son peuple n’avait jamais creusé les mines ou travaillé les pierres et les métaux précieux, pas plus qu’il ne s’adonnait régulièrement au commerce ou à l’agriculture. Tout cela était bien connu des nains en général, quoique la famille de Thorin n’ait jamais été mêlée à cette vieille querelle que je viens d’évoquer. C’est pourquoi Thorin s’offusqua beaucoup du traitement que les elfes lui réservèrent, quand ils le libérèrent du sortilège et qu’il revint à lui ; et il était bien décidé à ne pas leur souffler un traître mot de l’or et des joyaux qu’il était venu reprendre.
Le roi posa sur lui des yeux sévères quand le nain fut emmené devant lui, et il lui adressa de nombreuses questions. Mais Thorin ne voulut répondre qu’une chose, c’est qu’il était affamé.
« Pourquoi vous et les vôtres avez-vous, par trois fois, essayé d’attaquer mes gens au milieu de leurs réjouissances ? » demanda le roi.
« Nous ne les avons pas attaqués, répondit Thorin ; nous étions venus quémander, car nous avions faim. »
« Où sont passés vos amis, et que font-ils ? »
« Je ne sais pas, mais je suppose qu’ils meurent de faim dans la forêt. »
« Que faisiez-vous dans la forêt ? »
« Nous cherchions à manger et à boire, car nous avions faim. »
« Mais qu’est-ce qui vous a amenés dans la forêt en premier lieu ? » demanda le roi d’un ton courroucé.
Sur quoi, Thorin se tut, refusant de prononcer un mot de plus.
« Très bien ! dit le roi. Emmenez-le et mettez-le sous bonne garde, jusqu’à ce qu’il se décide à nous dire la vérité, dût-il attendre un siècle. »
Alors les elfes l’attachèrent avec des sangles et l’enfermèrent dans l’une de leurs plus profondes grottes, derrière de lourdes portes en bois, et ils le laissèrent à lui-même. Ils lui donnèrent à manger et à boire, ces deux choses en abondance, quoique sans raffinement ; car les Elfes sylvains, contrairement aux gobelins, étaient plutôt cléments, même envers leurs pires ennemis, lorsqu’ils les capturaient. Les araignées géantes étaient les seules choses vivantes envers lesquelles ils se montraient impitoyables.
Le pauvre Thorin demeura alors dans le cachot du roi ; et quand il fut complètement rassasié de pain, de viande et d’eau, il commença à se demander ce que ses malheureux compagnons étaient devenus. Il ne tarda pas à le découvrir ; mais cela doit attendre le chapitre suivant, et le début d’une nouvelle aventure au cours de laquelle le hobbit se révéla très utile une fois de plus.