Amon Sûl

5 octobre 3018

grimoire

En bordure du petit vallon, du côté opposé à la colline, ils sentirent plutôt qu’ils ne virent une ombre monter : une ombre, ou plusieurs. Ils plissèrent les yeux, et les ombres parurent grandir. Bientôt, il n’y eut plus aucun doute : trois ou quatre grandes silhouettes noires se tenaient là et les regardaient d’en haut. Elles étaient si obscures qu’on eût dit des trous noirs parmi les ombres derrière eux. Frodo crut entendre un faible sifflement, comme un souffle venimeux, et il eut la sensation d’un froid effilé et pénétrant. Puis les formes avancèrent lentement.

La terreur eut raison de Pippin et Merry, et ils se jetèrent face contre terre. Sam se recroquevilla près de son maître. Frodo n’était guère moins terrifié que ses compagnons : il tremblait, comme saisi par un froid glacial ; mais sa terreur fut engloutie par une soudaine tentation de mettre l’Anneau. Ce désir le subjugua entièrement, et il ne put songer à autre chose. Il n’oubliait pas le Tertre, ni le message de Gandalf ; mais on eût dit que quelque chose le pressait d’agir au mépris de tous les avertissements, et il avait fort envie de céder. Non dans l’espoir de s’échapper ou de faire quoi que ce soit de bien ou de mal : il sentait simplement qu’il devait prendre l’Anneau et le mettre à son doigt. Il ne pouvait parler. Il sentait que Sam le regardait (comme s’il percevait un grand trouble chez son maître), mais il lui était impossible se tourner vers lui. Il ferma les yeux et lutta quelques instants ; mais toute résistance finit par devenir insupportable, et il tira lentement sur la chaîne pour enfin passer l’Anneau à l’index de sa main gauche.

Instantanément, bien que le reste demeurât comme avant, sombre et indistinct, les formes lui apparurent avec une terrible netteté. Il pouvait voir sous leurs enveloppes noires. Il y avait cinq formes de taille imposante : deux se tenaient en bordure du vallon, trois avançaient. Dans leurs visages blancs brûlaient des yeux perçants et sans merci ; sous leurs capes se voyaient de longues robes grises ; sur leurs cheveux gris étaient des heaumes d’argent ; dans leurs mains morbides se dressaient des épées d’acier. Leurs regards tombèrent sur Frodo et le transpercèrent, tandis qu’ils se ruaient sur lui. Désespéré, il tira sa propre épée : elle lui parut luire d’un éclat rouge et tremblotant, tel un brandon. Deux des spectres s’arrêtèrent. Le troisième était plus grand que les deux autres : ses cheveux étaient longs et luisants, et une couronne était posée sur son heaume. Il tenait dans une main une épée longue, dans l’autre un poignard ; et une pâle lumière émanait, tant du poignard que la main qui le tenait. Il s’élança et fonça sur Frodo.

À cet instant, Frodo se jeta en avant sur le sol, et il s’entendit crier d’une voix forte : Ô Elbereth ! Gilthoniel ! Au même moment, il porta un coup aux pieds de son adversaire. Un cri strident retentit dans la nuit ; et il sentit une douleur, comme si un glaçon empoisonné lui perçait l’épaule gauche. À l’instant même de défaillir, il vit, comme dans un tourbillon de brume, l’Arpenteur surgir hors des ténèbres, un tison enflammé dans chaque main. Dans un ultime effort, Frodo laissa tomber son épée et, retirant l’Anneau de son doigt, le serra au creux de sa main droite.

J.R.R. Tolkien