Auberge du Poney Fringant

29 septembre 3018

grimoire

Même vue de dehors, l’auberge était assez agréable pour qui en avait l’habitude. Sa façade donnait sur la Route, et deux ailes partaient en arrière sur un terrain partiellement excavé dans les basses pentes de la colline, de sorte qu’au dos de l’édifice, les fenêtres du deuxième étage se trouvaient au niveau du sol. Une grande arche donnait accès à une cour entre les deux ailes, et sous cette arche, sur la gauche, s’ouvrait une grande porte en haut de quelques larges marches. La porte était ouverte et un flot de lumière en sortait. Au-dessus de l’arche se trouvait une lampe, sous laquelle se balançait une grande enseigne : un poney blanc et gras dressé sur ses pattes de derrière. Sur le linteau de la porte se lisait une inscription en lettres blanches : LE PONEY FRINGANT chez FILIBERT FLEURDEBEURRE. Plusieurs des fenêtres d’en bas laissaient voir de la lumière derrière d’épais rideaux.

Tandis qu’ils hésitaient dehors dans la pénombre, quelqu’un au-dedans entonna une joyeuse chanson, et de nombreuses voix se joignirent à lui en un chœur enthousiaste. Ils écoutèrent un moment ce son engageant, puis descendirent de leurs poneys. La chanson prit fin en une explosion de rires et d’applaudissements.

Ils menèrent leurs poneys sous l’arche et, les laissant dans la cour, gravirent les marches à l’entrée. Frodo s’avança et manqua de se cogner contre un homme court et gras, au crâne chauve et au visage rubicond. Il portait un tablier blanc et se hâtait d’une porte à l’autre avec un plateau chargé de chopes remplies à ras bord.

« Pourrions-nous… », commença Frodo.

« Une petite minute, je vous prie ! » cria l’homme par-dessus son épaule, disparaissant dans un brouhaha de voix et un nuage de fumée. Un instant plus tard il ressortait, s’essuyant les mains sur son tablier.

« Bonsoir, petit maître ! dit-il en se penchant. Que cherchez-vous, dites-moi ? »

« Des lits pour quatre personnes, et de la place pour cinq poneys à l’écurie, si possible. Vous êtes M. Fleurdebeurre ? »

« C’est exact ! Mon nom est Filibert. Filibert Fleurdebeurre, à votre service ! Vous êtes du Comté, hein ? » fit-il ; et soudain il se tapa le front comme pour se rappeler quelque chose. « Des Hobbits ! s’écria-t-il. Voyons, à quoi ça me fait penser ? Puis-je vous demander vos noms, messieurs ? »

« M. Touc et M. Brandibouc, dit Frodo ; et voici Sam Gamgie. Mon nom est Souscolline. »

« Bon, tant pis ! fit M. Fleurdebeurre. C’est reparti ! Mais ça me reviendra, quand j’aurai le temps de réfléchir. Je suis débordé, mais je vais voir ce que je peux faire pour vous. C’est pas tous les jours qu’on reçoit des Gens du Comté, et je m’en voudrais de ne pas vous faire bon accueil. Mais il y a déjà tant de monde ici ce soir, comme on n’en a pas vu depuis belle lurette. C’est tout l’un ou tout l’autre, qu’on dit à Brie.

« Hé ! Nob ! cria-t-il. Où es-tu, espèce de lambin aux pieds laineux ? Nob ! »

« J’arrive, m’sieur ! J’arrive ! » Un hobbit aux traits enjoués jaillit d’une porte et, apercevant les voyageurs, s’arrêta net et les dévisagea avec grand intérêt.

« Où est Bob ? demanda l’aubergiste. Aucune idée ? Alors, trouve-le ! Et que ça saute ! J’ai pas six jambes, et pas six yeux non plus ! Dis à Bob qu’il y a cinq poneys à mettre à l’écurie. Qu’il s’arrange pour trouver de la place. » Nob s’en fut à petits pas pressés avec un clin d’œil et un sourire.

« Bon alors, qu’est-ce que je disais ? fit M. Fleurdebeurre en se tapotant le front. Un clou chasse l’autre, comme on dit. Je suis si occupé ce soir que j’en ai le tournis. Il y a un groupe qui est arrivé par le Chemin Vert hier soir venant du Sud – comme si c’était pas assez étrange pour commencer. Puis il y a une compagnie de nains en vadrouille qui est arrivée ce soir pour un voyage dans l’Ouest. Et maintenant, il y a vous. Si vous n’étiez pas des hobbits, j’ai bien l’impression qu’on ne pourrait pas vous loger. Mais nous avons une ou deux chambres dans l’aile nord, faites expressément pour les hobbits quand cette maison a été bâtie. Au rez-de-chaussée, comme ils préfèrent d’habitude, avec des fenêtres rondes et tout, comme ils aiment. J’espère que vous y serez à votre aise. Vous voudrez souper, je pense bien. Aussitôt que possible. Par ici, voulez-vous ? »

Il les mena le long de couloir et ouvrit bientôt une porte. « Vous avez ici un joli petit salon, dit-il. J’espère qu’il conviendra. Maintenant, vous m’excuserez. Je suis à ce point débordé. Pas le temps de discuter. Il faut que je me sauve. Ça fait beaucoup pour deux jambes, pourtant je ne maigris pas. Je repasserai plus tard. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, sonnez la cloche et Nob viendra vous voir. Et s’il vient pas, sonnez et criez ! »

Il partit enfin, les laissant assez essoufflés. Il semblait capable de produire un flot interminable de paroles, tout occupé qu’il fût. Il les avait amenés à une petite pièce bien douillette. Un petit feu vif brûlait dans l’âtre ; des fauteuils bas et confortables étaient installés devant. Il y avait aussi une table ronde, déjà recouverte d’une nappe blanche, sur laquelle était posée une grande cloche à main. Mais Nob, le serviteur hobbit, arriva en trombe bien avant qu’ils aient songé à le sonner. Il apportait des bougies et un plateau rempli d’assiettes.

« Prendrez-vous quelque chose à boire, mes bons maîtres ? demanda-t-il. Et vous montrerai-je vos chambres pendant qu’on prépare à souper ? »

Frais lavés, ils avaient entamé de bonnes grosses chopes de bière quand M. Fleurdebeurre reparut avec Nob. En un clin d’œil, la table fut mise. Il y avait de la soupe chaude, des viandes froides, une tarte aux mûres, des miches fraîches, des mottes de beurre et un demi-fromage bien fait : de la bonne nourriture simple, aussi bonne que celle dont le Comté pouvait s’enorgueillir, et assez « comme cheu nous » pour dissiper les derniers doutes de Sam (déjà passablement soulagés par l’excellence de la bière).

L’aubergiste leur tourna autour pendant un moment, puis s’apprêta à prendre congé. « Je ne sais pas si vous aimeriez vous joindre aux autres, quand vous aurez fini de souper, dit-il debout à la porte. Vous aurez peut-être envie d’aller dormir. Reste que la compagnie serait ravie de vous accueillir, si le cœur vous en dit. On ne voit pas souvent des Gens de l’Extérieur – du Comté, devrais-je dire, sauf votre respect ; et c’est toujours plaisant d’entendre quelques nouvelles, ou toute histoire ou chanson qui pourrait vous venir à l’esprit. Mais faites comme vous voudrez ! Sonnez si vous manquez de quelque chose ! »

Leur souper (environ trois quarts d’heure sans discontinuer, et sans bavardage inutile) les revigora et les réconforta à tel point que Frodo, Sam et Pippin décidèrent de se joindre à la compagnie. Merry objecta que ce serait trop étouffant. « Je vais rester ici tranquillement, et m’asseoir encore un peu au coin du feu. J’irai peut-être prendre l’air un peu plus tard. Attention à ce que vous dites, et à ce que vous faites ; n’oubliez pas que vous êtes censés partir en cachette, et que vous êtes encore sur la grand-route, pas très loin du Comté ! »

« D’accord ! dit Pippin. Fais attention à toi ! Ne t’égare pas, et n’oublie pas que c’est plus sûr à l’intérieur ! »


La compagnie était réunie dans la grande salle commune de l’auberge. L’assemblée était nombreuse et variée, comme Frodo put s’en rendre compte quand ses yeux s’habituèrent à la lumière. Celle-ci venait principalement d’un grand feu de bûches, car les trois lampes suspendues aux solives ne donnaient qu’un faible éclairage à moitié enveloppé de fumée. Filibert Fleurdebeurre se tenait près du feu, devisant avec deux nains et quelques hommes d’allure étrange. Des gens de toutes sortes occupaient les bancs : des hommes de Brie, un groupe de hobbits de la région (assis à bavarder ensemble), encore quelques nains, et d’autres vagues silhouettes difficiles à distinguer dans l’ombre et dans les recoins.

Aussitôt qu’ils virent les hobbits du Comté, un chœur de bienvenue s’éleva chez les Briennais. Les étrangers, en particulier ceux qui étaient montés par le Chemin Vert, dévisagèrent les nouveaux venus avec curiosité. L’aubergiste les présenta aux Gens de Brie de manière si expéditive que, bien qu’ils aient plus ou moins saisi les noms, ils n’étaient pas du tout sûrs de les associer à la bonne personne. Les Hommes de Brie semblaient tous avoir hérité de noms à saveur botanique (d’où leur consonance plutôt étrange pour les Gens du Comté), tels Jonchère, Chèvrefeuille, Piedbruyère, Pommerel, Chardolaine et Fougeard (sans oublier Fleurdebeurre). Certains hobbits de la région avaient des noms similaires. Les Armoise, par exemple, semblaient nombreux. Mais la plupart portaient des noms normaux, tels Cotelier, Blairotte, Troulong, Sabliau et Tunneleux, nombre d’entre eux étant en usage dans le Comté. Il y avait plusieurs Souscolline vivant à Raccard, et comme ils ne pouvaient concevoir qu’une personne porte le même nom qu’eux sans nécessairement être parente, ils se prirent d’affection pour Frodo, heureux de retrouver un cousin perdu depuis longtemps.

Les hobbits de Brie se montrèrent d’ailleurs très affables, voire excessivement curieux, et Frodo ne tarda pas à se rendre compte qu’il aurait à fournir une explication de ses faits et gestes. Il leur dit s’intéresser à l’histoire et à la géographie (ce qui lui valut de nombreux hochements de tête, bien qu’aucun de ces deux mots ne fût très usité dans le dialecte de Brie). Il ajouta qu’il songeait à écrire un livre (ce qui lui valut un silence ahuri), et que lui et ses amis cherchaient à recueillir des informations sur les hobbits vivant à l’extérieur du Comté, en particulier dans les contrées à l’est.

Un chœur de voix éclata alors. Frodo, eût-il réellement eu l’intention d’écrire un livre (et eût-il été doté de quelques oreilles de plus), aurait eu suffisamment de matière en quelques minutes pour composer plusieurs chapitres. Et comme si ce n’était pas assez, on lui remit toute une liste de personnes (avec, en tête, « Notre vieux Filibert ») vers qui se tourner pour de plus amples renseignements. Mais comme Frodo ne semblait pas se décider à leur écrire un livre sur-le-champ, les hobbits finirent par revenir aux traditionnelles questions sur les nouvelles du Comté. Frodo ne se montra pas très causant, et il se retrouva bientôt assis seul dans un coin, regardant autour de lui et prêtant l’oreille aux conversations.

Les Hommes et les Nains parlaient surtout d’événements lointains et racontaient des histoires comme on commençait à en entendre trop souvent. Il y avait des troubles dans le Sud, et il semblait que les Hommes arrivés par le Chemin Vert émigraient, cherchant des terres où vivre en paix. Si les Gens de Brie se montraient plutôt compatissants, ils n’avaient visiblement pas très envie d’accueillir un grand nombre d’étrangers dans leur petit pays. L’un des voyageurs, aux yeux louches et au visage disgracié, prédisait qu’il viendrait de plus en plus de gens au nord dans un proche avenir. « Si on leur trouve pas de place, ils la prendront eux-mêmes. Ils ont bien le droit de vivre comme tout le monde », proclama-t-il d’une voix forte. Manifestement, cette perspective n’avait rien pour réjouir les habitants du coin.

Les hobbits ne prêtaient guère attention à ces racontars qui, du reste, ne semblaient pas les concerner pour l’instant. Il était loin, le jour où des Grandes Gens viendraient chercher logis dans des trous de hobbits. Ils s’intéressaient davantage à Sam et à Pippin, qui se sentaient maintenant tout à fait chez eux, et parlaient avec entrain des événements du Comté. Pippin suscita bon nombre de rires avec son récit de l’effondrement du plafond du Trou de Ville à Grande-Creusée : Will Piéblanc, le maire (et le hobbit le plus gras du Quartier Ouest) avait été enseveli sous la craie et en était ressorti comme une boulette enfarinée. Mais il y eut plusieurs questions assez gênantes pour Frodo. L’un des Briennais, qui semblait être allé plusieurs fois dans le Comté, voulait savoir où habitaient les Souscolline et à quelles familles ils étaient apparentés.

J.R.R. Tolkien