Cercle des Ents
30 février 3019
Ils avançaient depuis un long moment – Pippin avait tenté de calculer les « foulées d’Ent », mais il avait perdu le compte à environ trois mille – quand Barbebois se mit à ralentir le pas. Soudain il s’arrêta, posa les hobbits, et porta les mains à sa bouche, arrondies de manière à former un tube creux ; puis il souffla ou bien appela à travers. Un grand houm, hom retentit dans les bois tel un cor à la voix profonde, comme répercuté par les arbres. Au loin, de plusieurs directions à la fois, monta un houm, hom, houm très similaire qui n’était pas un écho, mais une réponse.
Barbebois jucha alors Merry et Pippin sur ses épaules et se remit en marche, lançant de temps en temps un nouvel appel ; et chaque fois, les réponses devenaient plus fortes et plus proches. Ainsi, ils parvinrent enfin à ce qui avait tout l’air d’un mur impénétrable : une rangée d’arbres sombres à feuilles persistantes, d’une espèce que les hobbits n’avaient jamais vue. Leurs branches partaient des racines mêmes, et elles étaient chargées de feuilles sombres et vernissées, comme du houx sans épines ; elles portaient de nombreuses inflorescences en forme d’épi, droites et raides, où luisaient de gros bourgeons de couleur olive.
Contournant par la gauche cette énorme haie, Barbebois parvint en quelques enjambées à une entrée étroite. Elle était traversée par un sentier usé qui dévalait soudain par une longue pente abrupte. Les hobbits se virent alors descendre dans une vaste cuvette, d’une rondeur presque parfaite, très profonde mais également très étendue, couronnée au pourtour par la haute haie d’arbres sombres. Son intérieur, lisse et herbeux, était dénué d’arbres, hormis trois magnifiques bouleaux argentés de taille majestueuse dressés au fond de la cuvette. Deux autres sentiers descendaient dans la combe : l’un venant de l’ouest et l’autre de l’est.
Plusieurs Ents étaient déjà sur place. D’autres arrivaient par les sentiers de part et d’autre, et quelques-uns suivaient à présent Barbebois. Les hobbits les regardèrent approcher. Ils avaient pensé rencontrer un groupe de créatures semblables à Barbebois, comme un hobbit ressemble à un autre hobbit (du moins aux yeux d’un étranger) ; et ils étaient fort étonnés de constater qu’il n’en était rien. Les Ents étaient aussi différents les uns des autres que pouvaient l’être des arbres entre eux : aussi différents, pour certains, que deux arbres du même nom, mais qui n’auraient pas connu la même croissance ni la même histoire ; aussi dissemblables, pour d’autres, que deux arbres d’espèces différentes, comme le sont bouleaux et hêtres, ou chênes et sapins. Il y avait là quelques Ents plus âgés, noueux et barbus comme des arbres en bonne santé mais néanmoins anciens (bien qu’aucun n’eût paru aussi ancien que Barbebois) ; ainsi que des Ents grands et forts, la tige bien faite, la peau lisse, comme des arbres sylvestres dans la force de l’âge ; mais il n’y avait pas de jeunes Ents, pas de scions. En tout, ils étaient environ deux douzaines à occuper le vaste plancher herbeux de la combe, et d’autres y affluaient en nombre comparable.
Merry et Pippin furent surtout frappés, au début, par la diversité qu’ils voyaient : la multiplicité des formes et des couleurs, les différentes tailles, circonférences et grandeurs, et la longueur des bras et des jambes ; de même que par le nombre d’orteils et de doigts (qui pouvait aller de trois à neuf). Quelques-uns accusaient une certaine parenté avec Barbebois, et leur rappelaient des hêtres ou des chênes. Mais il y avait d’autres espèces. Certains faisaient penser à des châtaigniers : des Ents à la peau brune, pourvus de grandes mains aux doigts écartés et de jambes courtes et épaisses. Certains rappelaient le frêne : de grands Ents droits et gris, aux longues jambes, aux mains dotées de doigts multiples ; d’autres le sapin (les plus grands Ents), et d’autres encore, le bouleau, le sorbier et le tilleul. Mais quand tous s’assemblèrent autour de Barbebois, inclinant légèrement la tête, murmurant de leurs voix lentes et musicales, et posant un regard long et attentif sur les étrangers, les hobbits furent à même de constater qu’ils étaient tous de la même famille et qu’ils avaient les mêmes yeux : pas tous aussi âgés, ni aussi profonds, que ceux de Barbebois, mais tous avec cette même expression lente, songeuse et soutenue, et cette même étincelle verte.
Dès que toute la compagnie fut assemblée, réunie en un large cercle autour de Barbebois, s’amorça une conversation pour le moins curieuse et inintelligible. Les Ents se mirent à murmurer lentement, se joignant au chœur un à un, jusqu’à ce que tous fussent à chanter ensemble en un long rythme qui montait et retombait, tantôt s’élevant d’un côté de l’anneau, tantôt faiblissant là et s’enflant comme un tonnerre de l’autre côté. Sans pouvoir saisir ni comprendre aucun des mots – ils devaient être en langue entique, se dit-il –, Pippin trouva le son très agréable à entendre au début ; mais peu à peu, son attention se relâcha. Après un long moment (alors que le chant ne montrait aucun signe de ralentissement), il vint à se demander, la langue entique étant si peu « hâtive », s’ils avaient même passé le stade des salutations ; et, dans l’éventualité où Barbebois devait faire l’appel, combien de jours il faudrait pour chanter tous leurs noms. « Je me demande comment on dit oui ou non en entique », pensa-t-il. Il bâilla.
Barbebois eut aussitôt conscience de lui. « Hm, ha, hé, mon Pippin ! dit-il, et tous les autres Ents cessèrent leur chant. Vous êtes des gens hâtifs, j’oubliais ; et de toute manière, il est lassant d’écouter des paroles que l’on ne peut comprendre. Vous pouvez descendre, maintenant. J’ai donné vos noms au Cercle des Ents, et ils vous ont vus, et ils ont convenu que vous n’êtes pas des Orques, et qu’un nouveau vers doit être ajouté dans les listes anciennes. Nous n’en sommes pas plus loin, mais c’est assez expéditif pour un Cercle d’Ents. Allez vous promener dans la combe, vous et Merry, si le cœur vous en dit. Il y a une source avec de la bonne eau, si vous avez besoin de vous rafraîchir, là-bas sur le versant nord. Il reste encore à dire certains mots avant que le Cercle ne tienne vraiment séance. Je viendrai vous trouver plus tard pour vous dire comment progressent les choses. »
Il déposa les hobbits. Avant de s’éloigner, ils s’inclinèrent profondément. Cette prouesse amusa beaucoup les Ents, s’il fallait en croire le ton de leurs murmures et l’étincelle dans leurs yeux ; mais ils retournèrent bientôt à leurs propres affaires. Merry et Pippin gravirent le sentier venant de l’ouest et regardèrent par l’ouverture de la grande haie. De longues pentes boisées s’élevaient là-bas, à partir du bord de la combe ; et loin au-dessus d’elles, au-delà des sapins coiffant la dernière crête, se dressait, blanche et découpée, la cime d’une haute montagne. Au sud, sur leur gauche, ils pouvaient voir plonger la forêt dans des lointains grisâtres. Là, à l’horizon, se devinait une pâle lueur verte que Merry pensa être un aperçu des plaines du Rohan.