À l'orée de Fangorn
26 février 3019
Grishnákh se jeta face contre terre, serrant les hobbits sous lui ; puis il tira son épée. Sans doute avait-il l’intention d’éliminer ses prisonniers, plutôt que de les voir s’enfuir ou être délivrés ; mais ce fut sa perte. L’épée tinta faiblement, et elle brilla un peu à la lueur du feu de camp, quelque part sur sa gauche. Une flèche siffla dans l’obscurité : le tir était juste, ou guidé par le sort, et la flèche se planta dans sa main droite. Il laissa tomber son arme avec un cri aigu. Il y eut un vif roulement de sabots, et au moment même où Grishnákh se relevait d’un bond pour prendre la fuite, il fut rejoint et une lance le traversa de part en part. Il poussa un hurlement à donner la chair de poule, puis il demeura étendu, immobile.
Les hobbits restèrent à plat ventre sur le sol, comme Grishnákh les avait laissés. Un second cavalier vint rapidement prêter main-forte à son camarade. Le cheval, en raison de sa vue particulièrement fine ou de quelque autre sens, se souleva et les enjamba avec légèreté ; mais son cavalier ne les vit aucunement, enveloppés dans leurs capes elfiques, momentanément accablés et paralysés par la crainte.
Enfin, Merry remua et dit en un murmure : « Fort bien ; mais comment faire pour éviter d’être embrochés, nous ? »
La réponse vint presque aussitôt. Les cris de Grishnákh avaient alerté les Orques. Les hobbits, d’après les hurlements et des cris stridents qui provenaient de la butte, conclurent que leur disparition avait été découverte : Uglúk faisait sans doute sauter encore une ou deux têtes. Puis soudain retentirent des cris de réponse, des voix d’Orques quelque part à droite, en dehors du cercle des feux, vers la forêt et les montagnes. Visiblement, Mauhúr était arrivé et il attaquait les assiégeants. On entendait le son de chevaux au galop. Les Cavaliers, s’exposant aux tirs orques, refermaient leur anneau autour de la butte de manière à empêcher toute sortie, tandis qu’un détachement allait s’occuper des nouveaux arrivants. Tout à coup, Merry et Pippin se rendirent compte que, sans avoir à bouger, ils se trouvaient maintenant en dehors du cercle : plus rien ne se dressait entre eux et la liberté.
« Bon, dit Merry, si seulement nous avions les jambes et les mains libres, nous pourrions nous sauver. Mais je n’atteins pas les nœuds, et je ne peux tout de même pas les mordre. »
« Inutile d’essayer, dit Pippin. C’est ce que j’allais te dire : j’ai réussi à me libérer les mains. Ces boucles ne sont que pour donner le change. Tu ferais mieux de commencer par grignoter un peu de lembas. »
Il fit glisser les cordes qui recouvraient ses poignets et extirpa un paquet de sa poche. Les gâteaux étaient en pièces mais ils demeuraient frais, encore dans leurs emballages de feuilles. Les hobbits en mangèrent chacun deux ou trois morceaux. Le goût leur rappela les beaux visages et les rires, et la nourriture saine des jours tranquilles, désormais très lointains. Ils restèrent un moment à manger d’un air pensif, assis dans l’obscurité, sans faire attention aux cris et au fracas des armes qui s’élevaient non loin. Pippin fut le premier à revenir au présent.
« Il faut partir, dit-il. Un petit instant ! » L’épée de Grishnákh gisait à portée de main, mais elle était trop lourde et trop incommode pour lui ; aussi rampa-t-il un peu plus loin et, sur le corps du gobelin, il trouva et dégaina un long couteau. Sa lame tranchante vint rapidement à bout de leurs liens.
« Maintenant, allons-y ! dit-il. Quand on se sera un peu réchauffés, on pourra peut-être tenir sur nos jambes. De toute manière, il vaut mieux commencer par ramper. »
Ils rampèrent. Le gazon était épais et moelleux, et c’était tant mieux ; mais la tâche leur parut longue et lente. Restant bien à l’écart du feu de garde, ils se traînèrent à pas de tortue jusqu’au bord de la rivière qui murmurait dans son lit encaissé, parmi les ombres noires. Alors, ils se retournèrent.
Les bruits s’étaient éteints. À l’évidence, Mauhúr et ses « gars » avaient été tués ou repoussés. Les Cavaliers avaient repris leur veille silencieuse et menaçante. Elle ne durerait plus très longtemps. Déjà, la nuit était vieille. Dans l’Est, resté sans nuages, le ciel commençait à pâlir.
« Il faut nous mettre à couvert, dit Pippin, ou nous serons repérés. Ça ne va pas nous consoler, si ces cavaliers s’aperçoivent que nous ne sommes pas des Orques après nous avoir tués. » Il se leva et tapa des pieds. « Ces liens m’ont scié comme du fil de fer ; mais mes pieds commencent à se réchauffer. Je pourrais continuer cahin-caha. Et toi, Merry ? »
Merry se leva. « Oui, dit-il. J’y arrive. Pas de doute, le lembas donne du cœur au ventre ! Et une sensation plus saine que la chaleur de cette boisson orque. Je me demande de quoi elle est faite. Mieux vaut ne pas savoir, sans doute. Allons prendre une gorgée d’eau pour en laver le souvenir ! »
« Non, pas ici, les berges sont trop abruptes, dit Pippin. Continuons ! »
Ils prirent à droite et marchèrent lentement côte à côte, suivant le bord de la rivière. La lumière croissait dans l’Est derrière eux. Tout en marchant, ils échangeaient leurs impressions, causant plaisamment, à la manière hobbite, de tout ce qui leur était arrivé depuis leur enlèvement. Quiconque les eût entendus ne se serait jamais douté des atroces souffrances endurées, du péril mortel auquel ils venaient d’échapper, inexorablement emportés vers le tourment et la mort ; ni du peu de chances qu’ils avaient, même alors, de retrouver amis ou sécurité – ce dont ils étaient parfaitement conscients.
« Tu t’en es bien tiré, ça m’a tout l’air, maître Touc, dit Merry. Ça te vaudra quasiment un chapitre dans le livre du vieux Bilbo, si jamais j’ai la chance de lui rendre compte. Bien joué : surtout d’avoir compris le petit manège de ce monstre poilu, et excité sa convoitise. Mais je me demande si quelqu’un finira par découvrir tes traces et trouver cette broche. Ça m’ennuierait de perdre la mienne, mais j’ai bien peur que la tienne ne soit disparue pour de bon.
« Je devrai bientôt fourbir mes orteils si je veux pouvoir te rattraper. Assurément, c’est au tour du cousin Brandibouc de se mettre en avant. C’est ici qu’il entre en scène. Je ne pense pas que tu aies quelque idée d’où nous sommes ; pour ma part, j’ai fait meilleur usage de mes temps libres à Fendeval. Nous marchons vers l’ouest le long de l’Entévière. Le bout des Montagnes de Brume est devant nous, ainsi que la Forêt de Fangorn. »
Alors même qu’il prononçait ces mots, la lisière sombre et menaçante de la forêt surgit droit devant eux. La nuit semblait avoir trouvé refuge sous ses grands arbres, fuyant l’Aurore imminente.
« Je vous suis, maître Brandibouc ! dit Pippin. Où que vous alliez. On nous a mis en garde contre Fangorn. Mais quelqu’un d’aussi savant ne peut l’avoir oublié. »
« Je ne l’ai pas oublié, répondit Merry ; mais la forêt me paraît tout de même préférable, plutôt que de retourner en pleine bataille. »