Pont de Khazad-dûm
15 janvier 3019
« Regardez devant vous ! cria Gandalf. Le Pont n’est pas loin. Il est étroit et dangereux. »
Soudain, Frodo se trouva devant un gouffre noir. Au fond de la salle, le plancher se dérobait tout à coup, plongeant à des profondeurs inconnues. La porte extérieure ne pouvait être gagnée qu’en traversant un frêle pont de pierre, sans bordure ni garde-corps, cambré au-dessus du gouffre en un arc de cinquante pieds. Il s’agissait d’une ancienne défense des nains contre tout envahisseur qui aurait pris la Première Salle et les passages extérieurs. Ils ne pouvaient passer autrement qu’à la file. Gandalf s’arrêta et les autres se massèrent derrière lui.
« Vous d’abord, Gimli ! dit-il. Pippin et Merry ensuite. Tout droit, et par l’escalier derrière la porte ! »
Des flèches tombaient autour d’eux. L’une d’entre elles atteignit Frodo et rebondit. Une autre transperça le chapeau de Gandalf et y resta fichée comme une plume noire. Frodo regarda en arrière. Une masse sombre et grouillante se voyait de l’autre côté de la faille : il semblait y avoir des centaines d’orques. Ils brandissaient des lances et des cimeterres qui, à la lueur du feu, jetaient des reflets rouge sang. Poum, poum roulaient les tambours, tonnant de plus en plus fort, poum, poum.
Legolas se retourna et encocha une flèche, quoique le tir fût plutôt long pour son petit arc. Il tendit la corde ; mais sa main retomba, et la flèche alla choir sur le sol. Il poussa un cri de peur et de désarroi. Deux grands trolls apparurent, portant de grandes dalles de pierre qu’ils jetèrent en travers de la faille pour servir de passerelles. Mais la terreur de l’Elfe n’était pas due aux trolls. Les orques avaient ouvert leurs rangs et s’écartaient en masse, comme si eux-mêmes étaient effrayés. Quelque chose venait derrière eux. On ne pouvait voir ce que c’était : comme une grande ombre avec, en son milieu, une silhouette noire, peut-être de forme humaine, mais plus haute ; et on eût dit qu’un pouvoir et une terreur étaient en elle et la précédaient.
Elle s’avança près du feu, et le rougeoiement se voila comme si un nuage s’était penché dessus. Puis, d’un formidable élan, elle bondit par-dessus la faille. Les flammes rugirent, s’élevant à sa rencontre et se lovant autour d’elle ; une fumée noire tournoya dans l’air. Sa longue crinière s’embrasa et flamba derrière elle. À sa main droite était une lame pointue semblable à une langue de feu ; sa main gauche tenait un fouet aux multiples lanières.
« Aï ! aï ! gémit Legolas. Un Balrog ! Un Balrog arrive ! » Gimli écarquilla les yeux. « Le Fléau de Durin ! » s’écria-t-il, et laissant tomber sa hache, il se couvrit le visage.
« Un Balrog, murmura Gandalf. Je comprends, maintenant. » Chancelant, il s’appuya lourdement sur son bâton. « Quelle mauvaise fortune ! Et je suis déjà fatigué. »
La forme noire, ruisselante de feu, s’élança vers eux. Les orques hurlèrent, se déversant par les passerelles de pierre. Boromir saisit alors son cor et sonna. Un puissant mugissement s’éleva en manière de défi, comme le cri d’une armée sous la voûte caverneuse. Pendant un moment, les orques vacillèrent et l’ombre de feu s’arrêta. Puis les échos moururent, aussi subitement qu’une flamme soufflée par un vent noir, et l’ennemi poursuivit son avancée.
« Par le pont ! cria Gandalf, se ressaisissant. Fuyez ! Cet adversaire est au-dessus de vos forces. Je dois tenir le passage étroit. Fuyez ! » Aragorn et Boromir n’en firent rien, se tenant côte à côte derrière Gandalf, de l’autre côté du pont. Les autres s’arrêtèrent sous la porte au fond de la salle et se retournèrent, incapables de laisser leur chef affronter l’ennemi seul.
Le Balrog arriva près du pont. Gandalf se dressait au milieu de la travée, appuyé sur le bâton qu’il tenait dans main sa gauche ; mais dans sa droite luisait Glamdring, froide et blanche. Son ennemi s’arrêta de nouveau, face à lui, et l’ombre qui l’entourait se déploya comme deux ailes immenses. Il brandit son fouet : les lanières gémirent et claquèrent. Ses narines exhalèrent du feu. Mais Gandalf tint bon.
« Tu ne passeras pas », dit-il. Les orques se tinrent immobiles, et un silence de mort tomba. « Je suis un serviteur du Feu Secret, détenteur de la flamme d’Anor. Tu ne passeras pas. Le feu noir ne te servira de rien, flamme d’Udûn. Retourne au domaine de l’Ombre ! Tu ne passeras pas. »
Le Balrog ne fit aucune réponse. Le feu sembla mourir en lui, mais les ténèbres redoublèrent. S’avançant lentement sur le pont, il se dressa soudain à hauteur vertigineuse, et ses ailes s’étendirent d’un mur à l’autre ; mais la lueur de Gandalf se voyait encore, brasillant dans l’ombre ; il paraissait minuscule et entièrement seul : gris et courbé, comme un arbre rabougri avant l’assaut d’une tempête.
De l’ombre surgit une épée rouge feu. Glamdring brilla blanche en retour. Il y eut un choc retentissant et un jet de flammèches blanches. Le Balrog recula, et son épée vola en éclats fondus. Sur le pont, le magicien chancela, fit un pas en arrière et se tint de nouveau immobile.
« Tu ne passeras pas ! » dit-il.
D’un bond, le Balrog s’élança vers le milieu de la travée. Son fouet sifflait et tournoyait.
« Il ne peut résister seul ! s’exclama soudain Aragorn, accourant sur le pont. Elendil ! cria-t-il. Je suis avec vous, Gandalf ! »
« Le Gondor ! » cria Boromir, se lançant à sa suite. À ce moment, Gandalf éleva son bâton et, avec un grand cri, frappa le pont devant lui. Le bâton se fracassa et tomba de sa main. Des flammes blanches jaillirent en un éblouissant rideau. Le pont se lézarda. Il se brisa sous les pieds du Balrog, et la pierre qui lui servait d’appui disparut dans le gouffre, tandis que le reste de l’arc demeurait en équilibre, frémissant comme une langue de pierre au-dessus du vide.
Le Balrog tomba en avant avec un terrible cri ; son ombre plongea dans le gouffre et s’évanouit. Mais dans sa chute, il fit claquer son fouet, et ses lanières fouettèrent les jambes du magicien et s’enroulèrent autour de ses genoux, l’entraînant jusqu’au bord. Il trébucha et tomba, tenta vainement de s’agripper, puis glissa dans l’abîme. « Fuyez, pauvres fous ! » cria-t-il, avant de disparaître.
Les feux s’éteignirent, remplacés par des ténèbres vides. La Compagnie resta pétrifiée d’horreur, les yeux rivés sur la fosse. Au moment même où Aragorn et Boromir revenaient en courant, le reste du pont se fissura et s’écroula. Aragorn secoua les autres d’une voix forte.
« Venez ! C’est moi qui vais vous conduire, à présent ! cria-t-il. Il faut respecter sa dernière injonction ! Suivez-moi ! »