Parth Galen
26 février 3019
Les autres étaient longtemps demeurés près de la rive. Ils étaient restés silencieux quelque temps, faisant les cent pas ; mais à présent, ils étaient assis en cercle et discutaient. De temps à autre, ils s’efforçaient de parler d’autre chose, de leur longue route et de leurs nombreuses aventures ; ils questionnèrent Aragorn au sujet du royaume de Gondor et de son histoire ancienne, des vestiges de ses grandes œuvres que l’on apercevait encore dans cette étrange région limitrophe, pays des Emyn Muil : les rois de pierre, les sièges de Lhaw et de Hen, et le grand Escalier en bordure des chutes du Rauros. Mais leurs pensées et leur conversation finissaient toujours par revenir à Frodo et à l’Anneau. Quel serait le choix de Frodo ? Pourquoi hésitait-il ?
« Il se demande quelle est la voie la plus désespérée, je pense, dit Aragorn. Et qui ne le ferait pas ? Du côté est, l’espoir n’a jamais été aussi mince pour la Compagnie, puisque Gollum nous a suivis : il y a fort à craindre que le secret de notre voyage ait déjà été trahi. Mais Minas Tirith ne nous rapproche pas du Feu et de la destruction du Fardeau.
« Nous pourrions y demeurer un temps et livrer une courageuse résistance ; mais le seigneur Denethor et tous ses hommes ne peuvent espérer faire ce qu’Elrond lui-même jugeait au-delà de son pouvoir : soit préserver le secret du Fardeau, soit tenir à distance la pleine puissance de l’Ennemi quand celui-ci viendra pour le prendre. Quelle voie choisirions-nous à la place de Frodo ? Je ne le sais pas. C’est ici, à n’en pas douter, que Gandalf nous manque le plus. »
« Cruelle est notre perte, dit Legolas. Il faudra pourtant arrêter notre choix sans son concours. Pourquoi ne pas décider nous-mêmes, et ainsi aider Frodo ? Rappelons-le ici et votons ! Je voterai pour Minas Tirith. »
« Et moi aussi, dit Gimli. Bien sûr, nous avons été envoyés à seule fin d’aider le Porteur sur sa route, sans obligation d’aller plus loin que nous le désirions ; et aucun de nous n’est sous serment ou injonction de se rendre au Mont Destin. Vous savez combien quitter la Lothlórien me fut difficile. Je n’en suis pas moins venu jusqu’ici, et je vous le dis : à l’heure du dernier choix, je vois qu’il m’est impossible d’abandonner Frodo. Je choisirai Minas Tirith, mais s’il ne le fait pas, je vais le suivre. »
« Et j’irai moi aussi avec lui, dit Legolas. Tirer ici sa révérence serait manquer de loyauté. »
« Ce serait en effet une trahison, si tout le monde le quittait, dit Aragorn. Mais s’il va vers l’est, tous ne sont pas obligés de le suivre ; et je ne pense pas qu’il le faille non plus. C’est une entreprise désespérée, autant pour huit que pour trois, ou deux, ou même un seul. Si vous me laissiez choisir, je nommerais trois compagnons : Sam, qui autrement ne le supporterait pas, et Gimli et moi-même. Boromir retournera dans sa propre cité, où son père et son peuple ont besoin de lui ; et les autres devraient l’accompagner, Meriadoc et Peregrin tout au moins, si Legolas n’est pas disposé à nous quitter. »
« Ça n’irait pas du tout ! s’écria Merry. On ne peut pas abandonner Frodo ! Pippin et moi avons toujours eu l’intention de le suivre où qu’il aille, et nous n’avons pas changé d’idée. Mais nous ne comprenions pas ce que cela signifierait. Nous ne voyions pas les choses de la même manière, si loin d’ici, dans le Comté ou à Fendeval. Quelle folie, quelle cruauté ce serait de le laisser partir au Mordor ! Pourquoi ne pas l’en empêcher ? »
« Il faut l’en empêcher, dit Pippin. Et c’est bien ce qui l’inquiète, j’en suis sûr. Il sait qu’on ne lui permettra pas d’y aller. Et il n’ose demander à personne de l’accompagner, le pauvre vieux. Imaginez : partir seul pour le Mordor ! » Pippin frissonna. « Mais ce cher vieux nigaud de hobbit, il devrait pourtant savoir qu’il n’a pas à demander. Il devrait savoir que si on ne peut pas l’arrêter, on ne va pas l’abandonner. »
« Vous m’excuserez, dit Sam. Je crois que vous comprenez pas mon maître du tout. C’est pas qu’il hésite entre un choix ou un autre. Évidemment pas ! Minas Tirith, qu’est-ce que ça vaut de toute façon ? Pour lui, je veux dire – vous m’excuserez, maître Boromir », ajouta-t-il en se retournant. C’est alors qu’ils s’aperçurent que Boromir, qui d’abord était resté assis sans mot dire à l’extérieur du cercle, n’y était plus.
« Bon, où est-ce qu’il est passé ? s’écria Sam, l’air inquiet. Il est un peu bizarre depuis quelque temps, m’est avis. Mais de toute façon, c’est pas son affaire. Il rentre chez lui comme il l’a toujours dit ; pas de quoi lui en vouloir. Mais M. Frodo, il sait qu’il doit trouver les Failles du Destin, s’il en est capable. Mais il a peur. Maintenant qu’on y est, il est tout bonnement épouvanté. C’est ça, son problème. Naturellement, il en a pris de la graine, si on peut dire – comme nous tous – depuis qu’on a quitté la maison ; autrement, il aurait si peur qu’il se contenterait de jeter l’Anneau dans le Fleuve et de partir en courant. Mais il est encore trop effrayé pour se mettre en route. Et il se soucie pas de nous non plus : savoir si on l’accompagnera ou pas. Il sait qu’on en a l’intention. V’là une autre chose qui l’agace. S’il se met dans la tête de partir, il va vouloir partir seul. Vous pouvez me croire ! On va avoir des ennuis quand il va revenir. Parce qu’il va se mettre ça dans la tête, aussi vrai qu’il s’appelle Bessac. »
« Je pense que vous parlez plus sagement qu’aucun d’entre nous, Sam, dit Aragorn. Et qu’allons-nous faire, s’il s’avère que vous avez raison ? »
« L’arrêter ! Ne pas le laisser partir ! » s’écria Pippin.
« Je ne suis pas sûr, dit Aragorn. C’est lui le Porteur, et le sort du Fardeau est sur ses épaules. Je ne crois pas que ce soit notre rôle de le diriger d’un côté ou de l’autre. Et je ne crois pas non plus que nous réussirions, si nous essayions. Il y a d’autres pouvoirs à l’œuvre, beaucoup plus puissants. »
« Eh bien, si Frodo pouvait se mettre dans la tête de revenir, qu’on en finisse, dit Pippin. Cette attente est horrible ! Le temps est sûrement écoulé ? »
« Oui, dit Aragorn. L’heure est passée depuis longtemps. La matinée touche à sa fin. Il va falloir l’appeler. »