Caras Galadhon
15 février 3019
Le soleil sombrait derrière les montagnes et les ombres s’épaississaient dans les bois quand ils se remirent en route. Leurs chemins passaient à présent dans des bosquets où l’obscurité était déjà installée. La nuit tomba sous les arbres tandis qu’ils marchaient, et les Elfes découvrirent leurs lanternes argentées.
Ils ressortirent soudain en terrain découvert, sous un ciel crépusculaire où perçaient les premières étoiles. Devant eux se trouvait un vaste espace dénué d’arbres qui, décrivant un grand cercle, partait de chaque côté en s’incurvant. Au-delà s’ouvrait un profond fossé, enveloppé d’ombres douces, mais l’herbe sur ses bords était verte, comme si elle luisait encore en mémoire du soleil disparu. Une muraille verte s’élevait, très haute, de l’autre côté, ceignant une colline verdoyante où des mellyrn s’entassaient, plus grands qu’aucun de ceux qu’ils avaient vus jusque-là dans le pays. Leur hauteur ne se devinait pas, mais ils se dressaient comme de vivantes tours au crépuscule. Dans leurs ramures étagées et parmi leurs feuilles toujours animées, scintillaient des lumières en nombre incalculable, vertes et or et argent. Haldir se tourna vers la Compagnie.
« Bienvenue à Caras Galadhon ! dit-il. C’est ici la cité des Galadhrim où vivent le seigneur Celeborn et Galadriel la dame de Lórien. Mais nous ne pouvons entrer par ici, car les portes ne donnent pas sur le nord. Nous devons faire le tour pour arriver du côté sud, et c’est une longue marche, car la cité est grande. »
Une route pavée de pierres blanches courait le long du fossé. Ils la suivirent du côté ouest, tandis que la cité s’élevait comme un nuage vert sur leur gauche ; et à mesure que la nuit avançait, d’autres lumières s’allumaient, si bien qu’à un moment donné, la colline parut tout enflammée d’étoiles. Ils arrivèrent enfin à un pont blanc, et, le traversant, ils trouvèrent les grandes portes de la cité : elles faisaient face au sud-ouest, érigées entre les deux extrémités de la muraille circulaire qui se chevauchaient à cet endroit. Elles étaient hautes et robustes, et de nombreuses lampes y étaient suspendues.
Haldir frappa et parla, et elles s’ouvrirent sans un seul son ; mais Frodo ne vit pas le moindre garde. Les voyageurs passèrent à l’intérieur et les portes se refermèrent derrière eux. Ils s’avancèrent dans une allée enserrée par les deux hauts murs et débouchèrent bientôt dans la Cité des Arbres. On ne voyait personne, et aucun bruit de pas ne s’entendait dans les chemins ; mais il y avait de nombreuses voix, autour d’eux, et dans le ciel au-dessus. Loin en haut de la colline, le son d’un chant descendait des airs comme une pluie douce sur un lit de feuilles.
Ils suivirent de nombreux chemins et grimpèrent bien des escaliers avant d’arriver sur les hauteurs, où une fontaine chatoyait au milieu d’une vaste pelouse. Elle était éclairée de lampes argentées suspendues aux branches des arbres, et elle retombait dans une vasque d’argent d’où un ruisseau blanc s’échappait. Du côté sud de la pelouse se dressait l’arbre le plus majestueux de tous : son grand fût lisse reluisait comme de la soie grise, et s’élevait à une hauteur impressionnante avant de projeter ses premières branches, tels d’immenses bras sous de sombres nuages de feuilles. À côté se trouvait une large échelle blanche, au pied de laquelle trois Elfes étaient assis. À l’arrivée des voyageurs, ils se levèrent d’un bond, et Frodo vit qu’ils étaient grands et vêtus de cottes de mailles grises, et que de longues capes blanches retombaient derrière leurs épaules.
« C’est ici la demeure de Celeborn et Galadriel, dit Haldir. Ils souhaitent vous voir monter afin de s’entretenir avec vous. »
L’un des gardiens elfes sonna alors une note claire sur un cornet, à laquelle on répondit trois fois, loin en haut. « Je vais monter en premier, dit Haldir. Que vienne ensuite Frodo, suivi de Legolas. Les autres pourront monter comme ils l’entendent. C’est une longue ascension pour qui n’a pas l’habitude de tels escaliers, mais vous pourrez vous reposer en chemin. »
Au cours de sa lente montée, Frodo passa de nombreux flets, bâtis tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, parfois même autour du tronc, de sorte que l’échelle passait au travers. Loin au-dessus du sol, il parvint à un vaste talan, tel le pont d’un grand navire. Dessus était construite une demeure si grande qu’on aurait presque pu la comparer aux grand-salles des Hommes sur la terre ferme. Il entra derrière Haldir et vit qu’il se trouvait dans une pièce de forme ovale au milieu de laquelle poussait le tronc du grand mallorn, qui allait en s’effilant vers sa cime mais n’en demeurait pas moins un pilier de vaste circonférence.
La pièce était baignée d’une douce lumière : ses murs étaient vert et argent et son plafond était d’or. Une multitude d’Elfes y prenaient place. Sur deux fauteuils adossés contre le tronc et surmontés d’une branche vivante en guise de dais, étaient assis, côte à côte, Celeborn et Galadriel. Ils se levèrent pour accueillir leurs hôtes, à la manière des Elfes, même ceux qui étaient considérés de puissants rois. Ils étaient très grands, la Dame non moins grande que le Seigneur ; et leurs visages étaient graves et beaux. Tous deux étaient vêtus de blanc ; et la chevelure de la Dame était d’or foncé, et celle du seigneur Celeborn était d’argent, longue et brillante ; mais ils n’avaient pas d’âge, sinon dans la profondeur de leurs yeux ; car ceux-ci étaient vifs comme des lances sous les étoiles, mais aussi insondables que les puits d’une longue mémoire.
Haldir amena Frodo devant eux, et le Seigneur lui souhaita la bienvenue dans sa propre langue. La dame Galadriel ne dit mot mais observa longuement son visage.
« Asseyez-vous maintenant près de mon fauteuil, Frodo du Comté ! dit Celeborn. Nous converserons quand tous seront arrivés. »
Il accueillit gracieusement chacun des compagnons, les appelant par leur nom à mesure qu’ils entraient. « Bienvenue, Aragorn fils d’Arathorn ! dit-il. Trente et huit années ont passé dans le monde extérieur depuis ta venue ici ; et ces années pèsent lourdement sur toi. Mais la fin est proche, pour le meilleur ou pour le pire. Défais-toi ici de ton fardeau pour un temps ! »
« Bienvenue, fils de Thranduil ! Trop rares sont les visites de mes parents du Nord. »
« Bienvenue, Gimli fils de Glóin ! Il y a bien longtemps en vérité qu’aucun des gens de Durin a été vu à Caras Galadhon. Mais voilà qu’aujourd’hui, nous faisons entorse à notre loi statuée de longue date. Puisse cela être un présage que, malgré les ténèbres, des jours meilleurs viendront, et qu’alors l’amitié sera renouvelée entre nos deux peuples. » Gimli s’inclina bien bas.
Quand tous les invités se furent assis devant lui, le Seigneur les considéra de nouveau. « Je vois ici huit compagnons, dit-il. Neuf devaient prendre la route, selon les messages. Mais peut-être a-t-on pris quelque nouveau conseil sans que cela ne vienne à nos oreilles. Elrond est loin, et les ténèbres s’épaississent entre nous ; et tout au long de cette année, les ombres se sont allongées. »
« Non, il n’y a pas eu d’autre conseil », dit la dame Galadriel, parlant pour la première fois. Sa voix était claire et mélodieuse, mais plus profonde qu’elle ne l’est d’ordinaire chez les femmes. « Gandalf le Gris est parti avec la Compagnie, mais il n’a pas passé les frontières de ce pays. Dites-nous maintenant où il se trouve ; car j’avais grand désir de lui reparler. Mais je ne puis le voir de loin, à moins qu’il ne passe les barrières de la Lothlórien : une brume grise l’entoure, et le chemin de ses pas et de sa pensée est caché à ma vue. »
« Hélas ! dit Aragorn. Gandalf le Gris est tombé dans l’ombre. Il est resté en Moria et n’a pu s’échapper. »
À ces mots, tous les Elfes de la salle s’exclamèrent de chagrin et d’étonnement. « Voilà une bien mauvaise nouvelle, dit Celeborn, la pire que j’aie eu à entendre en maintes longues années remplies de terribles drames. » Il se tourna vers Haldir. « Pourquoi ne m’avait-on encore rien dit à ce sujet ? » demanda-t-il dans la langue elfique.
« Nous n’avons pas informé Haldir de nos faits et gestes ou de notre but, dit Legolas. Dans un premier temps, nous étions fatigués et le danger nous suivait de trop près ; puis nous avons presque oublié notre peine, tandis que nous marchions dans la joie sur les beaux sentiers de Lórien. »
« Pourtant, notre peine est grande, et notre perte irrémédiable, dit Frodo. Gandalf était notre guide : il nous a conduits à travers la Moria, et alors que n’avions plus espoir d’en réchapper, il nous a sauvés et il est tombé. »
« Racontez-nous toute l’histoire ! » dit Celeborn.
Aragorn leur rapporta alors tout ce qui s’était passé sur le col du Caradhras et dans les jours suivants ; il évoqua Balin et son livre, le combat dans la Chambre de Mazarbul, le feu, le pont étroit, et la venue de la Terreur. « On aurait dit un mal de l’Ancien Monde ; je n’avais jamais vu rien de semblable, dit Aragorn. Il était flamme et ombre à la fois, fort et redoutable. »
« C’était un Balrog de Morgoth, dit Legolas ; de tous les fléaux des Elfes, le plus mortel, sauf Celui qui siège dans la Tour Sombre. »
« Oui, j’ai vu sur le pont ce qui hante nos rêves les plus sombres : j’ai vu le Fléau de Durin », dit Gimli à voix basse, et la peur se lisait dans ses yeux.
« Hélas ! dit Celeborn. Nous redoutions depuis longtemps qu’une terreur dormît sous le Caradhras. Mais si j’avais su que les Nains avaient de nouveau réveillé ce mal en Moria, je vous aurais interdit de passer la lisière septentrionale, à vous et à tous ceux qui vont avec vous. Et l’on pourrait croire, si la chose était possible, que Gandalf a fini par déchoir de la sagesse pour sombrer dans la folie, en se jetant sans raison dans le piège de la Moria. »
« Qui croirait une telle chose serait certes inconsidéré, dit Galadriel d’un ton grave. Jamais de sa vie Gandalf n’a agi sans raison. Ceux qui le suivaient ne connaissaient pas sa pensée et ne peuvent rendre compte de son dessein ultime. Mais quoi qu’il en soit du guide, ses suivants sont irréprochables. Nul besoin de vous repentir de l’accueil réservé au Nain. Si nos gens avaient souffert un long exil à mille lieues de la Lothlórien, qui d’entre les Galadhrim, même Celeborn le Sage, ne voudrait contempler en passant leur ancienne demeure, fût-elle devenue un repaire de dragons ?
« Sombres sont les eaux du Kheled-zâram, et froides sont les sources de la Kibil-nâla, et belles étaient les galeries et colonnades de Khazad-dûm, aux Jours Anciens d’avant la chute de rois puissants dessous la pierre. » Elle posa les yeux sur Gimli, au regard triste et noir, et lui sourit. Et le Nain, entendant les noms donnés dans sa propre langue ancestrale, releva la tête et croisa ses yeux ; et il lui sembla qu’il regardait soudain dans le cœur d’un ennemi et y trouvait amour et compréhension. Son visage, émerveillé, s’illumina, et il sourit à son tour.
Il se releva maladroitement et s’inclina à la manière des nains, disant : « Mais plus beau encore est le vivant pays de Lórien, et la dame Galadriel surpasse tous les joyaux qui gisent dessous la terre ! »
Il y eut un silence. Enfin, Celeborn parla de nouveau.
« Je ne pensais pas que votre sort fût si cruel, dit-il. Que Gimli oublie mes dures paroles : c’est mon cœur qui parlait dans son inquiétude. Je ferai tout en mon pouvoir pour vous aider, chacun selon ses attentes et ses besoins, mais en particulier celui des petites gens qui porte le fardeau. »
« Votre quête nous est connue, dit Galadriel en regardant Frodo. Nous n’en parlerons pas ici plus ouvertement. Mais ce n’est peut-être pas en vain si vous êtes venus chercher de l’aide en ce pays, comme Gandalf lui-même se proposait de le faire, de toute évidence. Car le Seigneur des Galadhrim est réputé le plus sage des Elfes de la Terre du Milieu, et un donneur de présents qui surpassent l’opulence des rois. Il réside dans l’Ouest depuis l’aube des jours, et j’ai vécu avec lui un nombre incalculable d’années ; car j’ai traversé les montagnes avant la chute de Nargothrond et de Gondolin, et ensemble, à travers les âges du monde, nous avons combattu dans la longue défaite.
« C’est moi qui, en premier, ai réuni le Conseil Blanc. Et si mes desseins n’avaient été déjoués, il eût été dirigé par Gandalf le Gris, et peut-être alors les choses se seraient-elles passées autrement. Mais aujourd’hui encore, l’espoir demeure. Il n’est pas dans mon intention de vous conseiller, vous disant de faire ceci ou cela. Car ce n’est pas dans l’action et le stratagème, ni dans le choix entre telle et telle ligne de conduite que je puis vous être utile ; mais seulement dans la connaissance de ce qui fut et de ce qui est, et aussi en partie de ce qui sera. Et je vous dirai ceci : votre Quête tient sur le fil du rasoir. Le moindre écart la fera échouer, pour la ruine de tous. Mais l’espoir demeure tant que toute la Compagnie reste loyale. »
Et ce disant, de ses yeux elle les retint, et en silence elle les fouilla du regard chacun à son tour. Aucun d’entre eux, sauf Legolas et Aragorn, ne put soutenir son regard longtemps. Sam ne tarda pas à rougir et à baisser la tête.
Enfin, la dame Galadriel les libéra de ses yeux scrutateurs, et elle sourit. « Ne laissez pas vos cœurs se troubler, dit-elle. Cette nuit, vous dormirez en paix. » Alors ils soupirèrent et se sentirent soudain très las, comme s’ils venaient de subir un long et rigoureux interrogatoire, bien qu’aucune parole n’eût été prononcée.
« Allez vous reposer ! dit Celeborn. Vous êtes harassés de chagrin et d’un long labeur. Même si votre Quête ne nous concernait d’aussi près, vous trouveriez asile dans cette Cité, jusqu’à ce que vous soyez guéris et revigorés. Maintenant, délassez-vous, et nous nous garderons entre-temps de parler du chemin qui attend devant vous. »
Cette nuit-là, la Compagnie dormit au sol, à la grande satisfaction des hobbits. Les Elfes élevèrent pour eux un pavillon parmi les arbres non loin de la fontaine, et ils y installèrent de confortables couchettes ; puis, avec des mots apaisants prononcés de leurs belles voix elfiques, ils les quittèrent. Pendant un court moment, les voyageurs parlèrent de leur nuit au sommet des arbres, de leur marche de la journée et du Seigneur et de la Dame ; car ils n’avaient pas encore le cœur de se reporter plus loin en arrière.
« Pourquoi as-tu rougi, Sam ? dit Pippin. Tu n’as pas mis de temps à craquer. On aurait juré que tu avais mauvaise conscience. J’espère que ce n’était rien de pire qu’un vilain complot pour me chiper une couverture. »
« J’ai même jamais pensé une chose pareille, répondit Sam, qui n’était pas d’humeur à plaisanter. Si vous voulez le savoir, je me suis senti comme si j’avais plus rien sur le dos, et ça m’a pas plu. On aurait dit qu’elle regardait en dedans de moi, et qu’elle me demandait ce que je ferais si elle me donnait la chance de m’envoler jusque chez nous dans le Comté, avec un joli petit trou et puis… et puis un petit coin de jardin à moi. »
« C’est drôle, ça, dit Merry. J’ai ressenti presque la même chose ; seulement, seulement… enfin, je pense que je vais m’arrêter là », acheva-t-il piteusement.
Tous semblaient avoir vécu la même chose : chacun s’était senti invité à choisir entre une ombre terrifiante devant lui, et une chose qu’il désirait plus que tout : elle se présentait clairement à son esprit et, pour l’avoir, il n’avait qu’à se détourner de la route, laissant la Quête et la guerre contre Sauron à d’autres.
« Et j’avais également l’impression, dit Gimli, que mon choix demeurerait secret et ne serait connu que de moi. »
« Pour moi, ce fut extrêmement étrange, dit Boromir. Peut-être était-ce seulement une épreuve, et songeait-elle à lire nos pensées dans un dessein tout à fait honorable ; mais j’aurais presque cru qu’elle nous tentait, et nous offrait ce qu’elle prétendait être en mesure de donner. Inutile de dire que je refusai d’écouter. Les Hommes de Minas Tirith sont fidèles à leur parole. » Mais ce qu’il pensait que la Dame lui avait offert, Boromir se garda bien de le dire.
Quant à Frodo, il ne voulut pas parler, même si Boromir le pressait de questions. « Elle vous a longuement tenu sous regard, Porteur de l’Anneau », dit-il.
« Oui, dit Frodo, mais qu’importe ce qui m’est venu à l’esprit à ce moment-là, je préfère l’y laisser. »
« Eh bien, méfiez-vous ! dit Boromir. Je ne sais trop quoi penser de cette Dame elfique et de ses intentions. »
« Ne dites pas de mal de la dame Galadriel ! dit sévèrement Aragorn. Vous ne savez pas ce que vous dites. Il n’y a en elle aucun mal, ni en ce pays, à moins qu’un homme ne l’y apporte avec lui. Alors, qu’il prenne garde ! Mais cette nuit, je dormirai sans crainte pour la première fois depuis que j’ai quitté Fendeval. Et puissé-je dormir profondément, et oublier un temps ma peine ! Je suis las de corps et de cœur. » Il se laissa choir sur sa couchette et sombra aussitôt dans un long sommeil.