Vieil Homme Saul
26 septembre 3018
Sam s’assit et se gratta la tête, bâillant comme une caverne. Il était inquiet. L’après-midi touchait à sa fin, et cette soudaine envie de dormir lui semblait décidément troublante. « Y a pas que du soleil et de la chaleur derrière tout ça, marmonna-t-il pour lui-même. Ce gros arbre-là me plaît pas trop. Je lui fais pas du tout confiance. Écoute-le qui chante pour nous endormir ! Je vais pas laisser faire ça ! »
Il se releva avec effort et, d’un pas chancelant, alla voir ce qu’étaient devenus les poneys. Il découvrit que deux d’entre eux s’étaient aventurés assez loin dans le sentier ; et il venait de les rattraper et de les ramener près des autres, lorsqu’il entendit deux bruits : l’un fort, l’autre plus doux mais néanmoins très distinct. L’un était un grand éclaboussement, comme si un gros paquet était tombé dans l’eau ; l’autre ressemblait au déclic d’une serrure quand une porte se referme en silence.
Il se précipita vers la rive. Frodo se trouvait dans la rivière non loin du bord, et une grande racine semblait le tenir sous l’eau, mais il ne se débattait pas. Sam agrippa sa veste et le dégagea de sous la racine, puis le ramena sur la rive avec difficulté. Il se réveilla presque immédiatement, toussant et crachotant.
« Peux-tu croire, Sam, finit-il par dire, que ce maudit arbre m’a jeté à l’eau ? Je l’ai senti. La grosse racine s’est tout simplement retournée pour me faire tomber ! »
« Vous rêviez, je pense bien, monsieur Frodo, dit Sam. Vaut mieux pas vous asseoir dans un endroit pareil si vous êtes somnolent. »
« Et les autres ? demanda Frodo. Je me demande quelle sorte de rêves ils font. »
Ils firent le tour de l’arbre, et Sam comprit alors quel était le déclic qu’il avait entendu. Pippin avait disparu. La fissure près de laquelle il s’était allongé s’était refermée sans laisser ne serait-ce qu’une fente. Merry était prisonnier : une autre fissure s’était refermée autour de sa taille ; ses jambes se trouvaient à l’extérieur, mais le reste de son corps était coincé derrière la sombre ouverture qui le serrait comme des tenailles.
Frodo et Sam frappèrent d’abord le tronc à l’endroit où Pippin s’était allongé. Puis ils se démenèrent comme des forcenés pour desserrer l’étau qui enserrait le pauvre Merry. Cela ne donna absolument rien.
« Quelle chose épouvantable ! s’écria Frodo avec affolement. Pourquoi sommes-nous venus dans cette affreuse Forêt ? Si seulement nous étions encore tous à Creux-le-Cricq ! » Il frappa l’arbre d’un grand coup de pied, de toutes ses forces et sans se soucier de ses propres membres. Un frisson à peine perceptible parcourut le tronc et les branches ; les feuilles bruissèrent et chuchotèrent, mais le son était à présent celui d’un rire faible et éloigné.
« Je suppose qu’on n’a pas de hache dans nos bagages, monsieur Frodo ? » demanda Sam.
« J’ai apporté une hachette pour fendre du bois d’allumage, dit Frodo. Elle ne servirait pas à grand-chose. »
« Attendez une minute ! s’écria Sam, à qui le bois d’allumage venait de suggérer une idée. On pourrait se servir du feu ! »
« On pourrait, dit Frodo d’un ton dubitatif. On pourrait réussir à faire brûler vif ce pauvre Pippin. »
« On pourrait commencer par essayer de faire mal à cet arbre, ou bien lui faire peur, dit Sam avec férocité. S’il les laisse pas partir, je vais l’abattre, quand bien même j’aurais à le ronger. » Il courut vers les poneys et revint bientôt avec une hachette et deux briquets à amadou.
Ils amassèrent rapidement de l’herbe et des feuilles sèches, ainsi que quelques bouts d’écorce ; puis ils empilèrent des brindilles et du petit bois fendu. Ils entassèrent ce combustible près du tronc de l’autre côté de l’arbre, loin des prisonniers. Sitôt que Sam fit jaillir une étincelle sur l’amadou, l’herbe sèche s’embrasa en un jet de flammes et de fumée. Les brindilles crépitèrent. De petites langues de feu léchèrent l’écorce desséchée et balafrée du vieil arbre et la roussit. Un tremblement parcourut le saule tout entier. Les feuilles semblaient siffler au-dessus de leurs têtes, comme de douleur et de colère. Merry lâcha un grand hurlement, et, loin à l’intérieur de l’arbre, ils entendirent Pippin pousser un cri étouffé.
« Éteignez ! Éteignez ! cria Merry. Il va me couper en deux si vous ne le faites pas. C’est ce qu’il dit ! »
« Qui ? Quoi ? » hurla Frodo en se précipitant de l’autre côté de l’arbre.
« Éteignez ! Éteignez ! » supplia Merry. Les branches du saule se mirent à osciller violemment. Un son se fit entendre, comme si un vent s’était levé et se répandait dans les branches de tous les arbres environnants ; comme s’ils avaient laissé tomber une pierre dans la quiétude ensommeillée de la vallée, suscitant des ondes de colère qui se propageaient dans toute la Forêt. Sam éteignit le petit feu à coups de pied et piétina les étincelles. Mais Frodo, sans trop savoir pourquoi il le faisait, ou ce qu’il espérait, courut dans le sentier en criant au secours ! au secours ! au secours ! Il lui semblait avoir du mal à entendre sa propre voix pourtant stridente : elle paraissait emportée par le vent du saule et submergée par la clameur des feuilles, sitôt que les mots sortaient de sa bouche. Il était au désespoir : perdu et désemparé.
Soudain, il s’arrêta. Il y avait une réponse, ou du moins le croyait-il ; mais elle semblait venir de derrière lui, quelque part le long du sentier, vers le cœur de la Forêt. Il se retourna et écouta, et n’eut bientôt plus aucun doute : quelqu’un chantait une chanson ; une voix profonde et enjouée chantait, joyeuse, insoucieuse, mais les mots étaient dépourvus de sens :
Hé dol ! gai dol ! dire-lure-leau !
Dire-leau ! saute-leau ! fal lal le saule-o !
Tom Bom, joyeux Tom, Tom Bombadilo !
Mi-soulagés, mi-affolés, par crainte d’un nouveau danger, Frodo et Sam restèrent cloués sur place. Soudain, après une longue suite de mots insensés (ou qui semblaient tels), la voix s’éleva, claire et forte, et entonna cette chanson :
Ohé ! Viens gai dol ! hé ! joli dol ! Ma chérie !
Légers vont l’étourneau et le vent étourdi.
Là-bas sous la Colline au dos ensoleillé,
Guettant là sur le seuil le soir ensommeillé,
Ma belle dame attend, fille de la Rivière,
Mince comme l’osier, plus belle que l’eau claire.
Le vieux Tom Bombadil, de blancs lis d’eau chargé,
Rentre chez lui, gambade ! Oh l’entends-tu chanter ?
Ohé ! Viens gai dol ! hé ! joli dol ! et gai ho !
Baie-d’or, ô ma Baie-d’or, ô jolie baie jaune-o !
Pauvre Vieil Homme-Saule, oublie tes mauvais tours !
Tom doit presser le pas. Le soir suivra le jour.
Tom retourne chez lui, de blancs lis d’eau chargé.
Ohé ! Viens joli dol ! Oh m’entends-tu chanter ?
Frodo et Sam restèrent comme saisis d’enchantement. Le vent s’essouffla. Les feuilles retombèrent à nouveau silencieuses sur les branches raides. Il y eut encore un éclat de chanson, puis tout à coup, sautant et dansant dans le sentier, l’on vit poindre au-dessus des roseaux un vieux chapeau bossué à haute calotte, orné d’une longue plume bleue plantée dans le ruban. Encore un saut et un dernier bond, et l’on vit apparaître un homme, ou ce qui semblait en être un. En tout cas, il était trop gros et trop large pour être un hobbit, et s’il n’avait pas tout à fait la taille des Grandes Gens, il produisait assez de bruit pour en faire partie, allant à cloche-pied sur de solides jambes aux grandes bottes jaunes, et chargeant à travers les herbes et les joncs comme une vache partant s’abreuver. Il portait une veste bleue et une longue barbe brune ; ses yeux étaient d’un bleu brillant et son visage rouge pomme, parcouru de mille rides rieuses. Il portait dans ses mains, sur une grande feuille qui lui servait de plateau, un petit tas de lis d’eau blancs.
« Au secours ! » implorèrent Frodo et Sam, courant vers lui les bras tendus.
« Holà ! du calme ! cria le vieil homme, levant une main, et ils s’arrêtèrent net, comme soudain pétrifiés. Maintenant, mes petits bonshommes, où donc allez-vous, soufflant comme des soufflets ? Que se passe-t-il ici, hein ? Savez-vous qui je suis ? Je suis Tom Bombadil. Dites-moi ce qui vous ennuie ! Tom est pressé à cette heure-ci. N’écrasez pas mes lis ! »
« Mes amis sont prisonniers du saule ! » cria Frodo, le souffle court.
« Maître Merry est sur le point d’être scié en deux ! » renchérit Sam.
« Quoi ? s’écria Tom Bombadil, bondissant. Vieil Homme-Saule, hein ? Rien de pire que cela ? Ce sera vite arrangé. Je connais l’air qu’il lui faut, au vieil homme-saule gris ! Je lui gèlerai la moelle, s’il ne se tient pas tranquille. Je chanterai jusqu’à tant qu’il se déracine. Je chanterai un vent qui lui prendra feuilles et branches. Vieil Homme-Saule ! »
Déposant ses lis sur l’herbe avec précaution, il courut jusqu’à l’arbre. Il vit là les pieds de Merry qui dépassaient encore ; le reste avait déjà été aspiré vers l’intérieur. Tom colla sa bouche contre la fente et se mit à chanter d’une voix profonde. Ils ne purent saisir les mots, mais son chant, à l’évidence, éveilla Merry. Ses jambes se mirent à gigoter. Tom s’écarta d’un bond et, saisissant une branche pendante, la rompit et fouetta le côté du saule. « Tu ferais bien de les laisser sortir, Vieil Homme-Saule ! dit-il. À quoi penses-tu donc ? Tu ne devrais pas te réveiller. Mange de la terre ! Creuse profond ! Bois de l’eau ! Rendors-toi ! Bombadil parle ! » Puis il saisit les pieds de Merry et le tira de la fente soudain élargie.
Il y eut un formidable grincement ; l’autre fente s’ouvrit en deux et Pippin en sortit comme éjecté. Puis les deux fentes se refermèrent avec un grand bruit sec. Un frisson parcourut l’arbre de la racine à la cime, puis ce fut le silence complet.
« Merci ! » s’exclamèrent les hobbits, l’un après l’autre.
Tom Bombadil éclata de rire. « Eh bien, mes petits bonshommes ! dit-il en se penchant pour scruter leurs visages. Vous allez rentrer avec moi ! La table est toute prête, garnie de crème jaune, de rayons de miel, de pain blanc et de beurre. Baie-d’or attend. Pour les questions, il y aura le temps, et largement, quand nous serons à table. Suivez-moi aussi vite que vous en êtes capables ! » Sur ce, il ramassa ses lis, puis, les invitant à le suivre d’un geste de la main, il reprit son chemin vers l’est, dansant et gambadant le long du sentier tout en chantant bien haut et bien absurdement.