Pointe-aux-Bois
24 septembre 3018
Le son des sabots cessa. Tandis que Frodo observait, il vit quelque chose de sombre traverser un interstice gris entre deux arbres, puis s’arrêter. On eût dit la forme noire d’un cheval conduit par une plus petite ombre. Celle-ci se tenait près de l’endroit où ils avaient quitté le chemin, se tournant à droite et à gauche. Frodo crut entendre renifler. L’ombre noire se pencha jusqu’à terre, puis se mit à ramper vers lui.
Frodo se sentit submergé une fois de plus par l’envie de mettre l’Anneau ; mais elle était plus forte qu’auparavant. À tel point que, avant même qu’il se soit aperçu de rien, sa main tâtonnait dans sa poche. Mais à cet instant, on entendit ce qui semblait un son de chants et de rires entremêlés. Des voix claires s’élevaient et retombaient dans l’air étoilé. L’ombre noire se redressa et recula. Elle grimpa sur sa monture ténébreuse et sembla disparaître dans l’obscurité, de l’autre côté de la route. Frodo put de nouveau respirer.
« Des Elfes ! s’écria Sam en un souffle rauque. Des Elfes, m’sieur ! » Il aurait foncé hors des arbres et se serait rué en direction des voix, s’ils ne l’avaient pas retenu.
« Oui, ce sont des Elfes, dit Frodo. On en rencontre parfois à la Pointe-aux-Bois. Ils ne vivent pas dans le Comté, mais ils s’y aventurent au printemps et à l’automne, quittant leurs propres terres au-delà des Collines des Tours. Je suis content qu’ils le fassent ! Vous ne le voyiez pas, mais ce Cavalier Noir s’est arrêté juste ici : en fait, il rampait vers nous quand le chant a commencé. Aussitôt qu’il a entendu les voix, il s’est éclipsé. »
« Et les Elfes ? » dit Sam, trop excité pour se préoccuper du cavalier. « On pourrait pas aller les voir ? »
« Écoute ! Ils viennent de ce côté, dit Frodo. Nous n’avons qu’à attendre. »
Le chant s’approcha. Une voix claire s’élevait à présent au-dessus des autres. Elle chantait dans la belle langue elfique dont Frodo ne savait que les rudiments, et les autres, rien. Pourtant, dans leur esprit, les sons se mariaient à la mélodie semblaient former des mots qu’ils ne comprenaient qu’en partie. Voici le chant tel que Frodo l’entendit :
Ô Blanche-neige ! Ô dame claire !
Ô Reine par-delà les Mers,
Lumière pour nous qui errons
Ici-bas sous les frondaisons,
Sous les rameaux enchevêtrés !
Gilthoniel ! Ô Elbereth !
Tes yeux sont d’argent clair et ton souffle est lumière !
Nous te chantons cet hymne, Ô Neige immaculée,
D’une contrée lointaine au-delà de la Mer.
Ô étoiles semées en l’Année sans Soleil,
Par sa main lumineuse en des champs éventés,
Nous voyons boutonner vos clartés sans pareilles,
Floraison argentée dans le ciel constellé !
Ô Elbereth ! Gilthoniel !
Il demeure en nous, éternel,
Même en ces contrées éloignées,
Le souvenir de ta lumière,
Clarté étoilée sur les Mers.
Le chant prit fin. « Ce sont des Hauts Elfes ! Ils ont prononcé le nom d’Elbereth ! s’écria Frodo avec stupéfaction. On voit peu de ces bien belles gens dans le Comté. Il n’en reste plus beaucoup en Terre du Milieu, à l’est de la Grande Mer. C’est certainement un curieux hasard ! »
Les hobbits s’assirent dans l’ombre en bordure du chemin. Bientôt, les Elfes arrivèrent, marchant en direction de la vallée. Ils passèrent lentement, et les hobbits purent voir la lumière des étoiles miroiter sur leur chevelure et dans leurs yeux. Ils ne portaient pas de lampes, mais tandis qu’ils marchaient, une lueur, semblable à celle que la lune fait poindre au-dessus des collines avant son lever, paraissait tomber à leurs pieds. Ils étaient à présent silencieux, et tandis que passait le dernier Elfe, celui-ci se tourna vers eux et rit.
« Salut à toi, Frodo ! cria-t-il. Tu es dehors bien tard. Ou peut-être t’es-tu perdu ? » Puis il appela les autres, et toute la compagnie s’arrêta et se réunit autour d’eux.
« Quelle merveille ! dirent-ils. Trois hobbits dans un bois la nuit ! Une telle chose n’a pas été vue depuis le départ de Bilbo. Que peut-elle bien signifier ? »
« Elle signifie simplement, ô belles gens, que nous semblons aller dans la même direction que vous, dit Frodo. J’aime marcher sous les étoiles. Mais je m’accommoderais bien de votre compagnie. »
« Mais nous n’avons nul besoin d’autre compagnie, et les hobbits sont si ennuyeux, dirent-ils en riant. Et comment sais-tu que nous allons dans la même direction que toi, puisque tu ignores par quel chemin nous allons ? »
« Et comment savez-vous mon nom ? » répliqua Frodo.
« Nous savons bien des choses, répondirent-ils. Nous t’avons vu souvent avec Bilbo, mais tu pourrais ne pas nous avoir vus. »
« Qui êtes-vous, et qui est votre seigneur ? » demanda Frodo.
« Je suis Gildor, répondit leur chef, l’Elfe qui les avait salués en premier. Gildor Inglorion de la Maison de Finrod. Nous sommes des Exilés, et la plupart des nôtres sont partis depuis longtemps ; nous-mêmes ne resterons ici encore qu’un moment, avant de retraverser la Grande Mer. Quoique certains de nos parents vivent encore en paix à Fendeval. Mais allons, Frodo, dis-nous donc ce que vous faites ici ! Car nous voyons qu’une ombre de peur vous étreint. »
« Ô Sages Gens ! intervint Pippin avec ardeur. Parlez-nous des Cavaliers Noirs ! »
« Des Cavaliers Noirs ? soufflèrent-ils. Pourquoi parles-tu de Cavaliers Noirs ? »
« Parce que deux Cavaliers Noirs nous ont rattrapés aujourd’hui, ou bien un seul l’a fait deux fois, dit Pippin ; il s’est éclipsé à votre arrivée, il y a quelques instants à peine. »
Les Elfes ne répondirent pas tout de suite, mais discutèrent à voix basse dans leur propre langue. Enfin, Gildor se tourna vers les hobbits. « Nous ne discuterons pas de cela ici, dit-il. Nous croyons qu’il vaut mieux maintenant que vous nous suiviez. Ce n’est pas notre coutume, mais pour cette fois, nous vous emmènerons sur notre route, et vous logerez parmi nous cette nuit, si vous le désirez. »
« Ô Belles Gens ! C’est un bonheur qui dépasse toutes mes espérances », dit Pippin. Sam était sans voix. « Merci infiniment, Gildor Inglorion, dit Frodo en s’inclinant. Elen síla lúmenn’ omentielvo, une étoile brille sur l’heure de notre rencontre », ajouta-t-il dans le haut parler elfique.
« Prenez garde, mes amis ! s’écria Gildor en riant. Ne répétez aucun secret ! Voici un érudit en langue ancienne. Bilbo était bon maître. Je te salue, Ami des Elfes ! » dit-il en s’inclinant devant Frodo. Viens maintenant avec tes amis, et rejoignez notre compagnie ! Vous feriez mieux de marcher au centre, ainsi vous ne pourrez vous perdre. Vous pourriez être fatigués avant que nous nous arrêtions. »
« Pourquoi ? Où allez-vous ? » demanda Frodo.
« Ce soir, nous nous rendons au bois sur les collines dominant Boischâtel. Il y a quelques milles d’ici là, mais vous pourrez vous reposer quand nous y serons, et cela raccourcira votre voyage de demain. »
Ils repartirent alors en silence, et passèrent comme des ombres et de faibles lueurs ; car les Elfes (plus encore que les hobbits) pouvaient, s’ils le désiraient, marcher sans même un bruit de pas. Pippin se mit bientôt à somnoler et trébucha à quelques reprises ; mais chaque fois, un grand elfe à ses côtés tendit le bras pour l’empêcher de tomber. Sam marchait aux côtés de Frodo comme dans un rêve, et sur son visage se lisait un mélange de crainte et de joie ahurie.