Orodruin
25 mars 3019
Le chemin continuait de grimper. Bientôt, il prit un nouveau tournant et, par une dernière flèche vers l’est, il passa une entaille dans la paroi du cône jusqu’à l’ouverture sombre au flanc de la Montagne, la porte des Sammath Naur. Au loin le soleil, montant au midi, brûlait d’un éclat lugubre au travers des fumées et des brumes, disque de rouge, morne et flou ; mais tout le Mordor s’étendait autour de la Montagne tel un pays mort et silencieux, replié sous les ombres, dans l’attente d’un terrible coup.
Sam se tint devant la bouche béante et regarda au-dedans. Elle était sombre et chaude, et un profond tremblement agitait l’air. « Frodo ! Maître ! » appela-t-il. Il n’y eut pas de réponse. Pendant un moment, il resta figé sous l’emprise d’une peur folle, le cœur battant la chamade, puis il plongea à l’intérieur. Une ombre le suivit.
Il ne put rien voir au début. Son impérieuse nécessité lui fit ressortir la fiole de Galadriel, mais elle demeura pâle et froide dans sa main tremblante et ne jeta aucune lumière dans ces ténèbres étouffantes. Il était parvenu au cœur du royaume de Sauron et des forges de son pouvoir ancien, suprême en Terre du Milieu ; tous les autres pouvoirs étaient ici subjugués. Il hasarda quelques pas craintifs dans l’obscurité, puis un éclair rouge surgit tout à coup d’en bas, frappant le haut plafond noir. Sam vit alors qu’il se trouvait dans une longue caverne, une sorte de tunnel à travers le cône fumant de la Montagne. Non loin devant lui, toutefois, le sol et les murs de part et d’autre présentaient une large fissure, d’où sortait le sinistre rougeoiement, tantôt jaillissant, tantôt retombant dans les ténèbres ; et tout ce temps, loin en bas, grondaient une rumeur et un trouble comme de grandes machines qui tournaient et ronflaient.
La lumière surgit de nouveau, et là, au bord du gouffre, devant la Faille du Destin même, se tenait Frodo détaché en noir sur le rougeoiement, raide, parfaitement droit, mais immobile, comme s’il eût été changé en pierre.
« Maître ! » lui cria Sam.
Alors, Frodo remua et parla d’une voix claire, plus claire et plus puissante en vérité que toute intonation que Sam lui avait jamais connue ; et elle s’éleva au-dessus du tumulte et du ronflement du Mont Destin, résonnant au plafond et entre les murs.
« Je suis venu, dit-il. Mais je ne choisis pas maintenant de faire ce pour quoi je suis venu. Je n’accomplirai pas cet acte. L’Anneau est à moi ! » Et soudain, comme il le passait à son doigt, il disparut à la vue de Sam. Sam resta stupéfait, mais il n’eut pas le temps de crier, car tout à coup, les choses se précipitèrent.
Sam fut violemment frappé au dos, puis il fut renversé et jeté de côté, sa tête allant heurter le sol de pierre tandis qu’une forme noire bondissait au-dessus de lui. Il resta étendu immobile et tout devint noir pendant un moment.
Et loin de là, tandis que Frodo passait l’Anneau à son doigt et le revendiquait pour lui-même, dans Sammath Naur au cœur même de son royaume, le Pouvoir sis à Barad-dûr fut ébranlé, et la Tour trembla de ses fondations jusqu’à sa fière et terrible couronne. Le Seigneur Sombre eut soudain connaissance de lui, et son Œil, perçant toutes les ombres, regarda à travers la plaine jusqu’à la porte qu’il avait construite ; et l’ampleur de sa propre folie lui fut révélée en un éclair éblouissant, et tous les artifices de ses ennemis furent enfin mis à nu. Alors, son courroux s’éleva comme un brasier dévastateur, mais sa peur monta comme une vaste fumée noire pour l’étouffer. Car il savait le péril mortel qui le guettait et le fil auquel tenait maintenant sa destinée.
De tous ses stratagèmes et ses filets de peur et de tricherie, de toutes ses politiques et ses œuvres de guerre, son esprit se défit ; et un frisson courut à travers son royaume, ses esclaves tremblèrent, et ses armées firent halte, et ses capitaines soudain indécis, privés de volonté, cédèrent au désespoir. Car ils étaient oubliés. La pensée et le dessein du Pouvoir qui les gouvernait étaient dirigés tout entiers, d’un élan irrésistible, vers la Montagne. À son appel, d’un cri et d’un soubresaut qui déchirèrent le ciel, dans une dernière course désespérée, plus vite que les vents, filèrent les Nazgûl, les Spectres de l’Anneau, volant au sud sur une tempête d’ailes en direction du Mont Destin.
Sam se releva. Il était étourdi, et le sang qui ruisselait de sa tête lui dégoulinait dans les yeux. Il s’avança à tâtons, puis il vit quelque chose d’étrange et d’horrible à la fois. Gollum au bord de l’abîme luttait comme une bête folle avec un ennemi invisible. Il se balançait de côté et d’autre, tantôt si près du gouffre qu’il manquait d’y basculer, tantôt reculant, tombant au sol, se relevant et retombant. Et tout du long, il ne cessait de siffler mais ne disait mot.
Les feux d’en dessous montèrent avec colère, la lueur rouge flamboya, et toute la caverne s’emplit d’une vive chaleur et d’un éclat aveuglant. Soudain, Sam vit les longues mains de Gollum monter à sa bouche ; ses crocs blancs luisirent, puis ils claquèrent en se refermant. Frodo poussa un cri et il apparut, tombé à genoux au bord du gouffre. Mais Gollum, dansant comme un fou, tint l’Anneau en l’air, un doigt encore resté dans son cercle. Il brillait à présent comme s’il eût vraiment été fait de flammes vives.
« Trésor, trésor, trésor ! cria Gollum. Mon Trésor ! Ô mon Trésor ! » Et alors, tandis même qu’il levait les yeux pour admirer sa récompense, il fit un pas de trop, perdit l’équilibre, chancela un moment sur le bord, puis tomba avec un cri aigu. Sa dernière plainte, Trésor, monta des profondeurs, et il disparut.
Il y eut un grondement et une grande confusion de bruits. Des flammes montèrent et léchèrent le plafond. Le ronflement s’éleva jusqu’à un grand tumulte, et la Montagne trembla. Sam courut vers Frodo et le prit dans ses bras, puis il courut à la porte. Là, sur le sombre seuil des Sammath Naur, loin au-dessus des plaines du Mordor, sa terreur et son émerveillement furent tels qu’il resta figé, oublieux de tout hormis du spectacle qu’il regardait, comme pétrifié.
Il eut un court moment la vision d’une nuée tournoyante, et au milieu, de tours et de remparts, hauts comme des collines, fondés sur un vaste trône de montagne au-dessus de gouffres insondables ; de grandes cours et de cachots, et de prisons aveugles, aussi raides que des précipices, et de portes béantes, d’acier comme de diamant ; puis tout passa. Les tours tombèrent et les montagnes s’affaissèrent ; les murs pliaient et s’écroulaient, montant en poussière ; d’immenses jets de fumée et de vapeur s’élevaient en volutes toujours plus hautes, jusqu’à basculer comme une irrésistible déferlante dont la crête tumultueuse roula sur le pays comme un torrent d’écume. Et pour finir, sur les milles intermédiaires, arriva un grondement qui se mua bientôt en un fracas et un vacarme assourdissants ; la terre trembla, la plaine se souleva et se fissura, et l’Orodruin vacilla sur son socle. Des feux jaillirent de sa cime fendue. Le tonnerre éclata dans le ciel strié d’éclairs. Une pluie cinglante et noire s’abattit en trombe comme autant de coups de fouet. Et au cœur de la tempête, avec un cri qui perça tous les autres sons, déchirant les nuages, surgirent les Nazgûl comme des bolides en flammes, et, pris dans l’embrasement de la terre et du ciel, ils crépitèrent, se consumèrent et s’éteignirent.
« Eh bien, c’est la fin, Sam Gamgie », dit une voix à côté de lui. Et voici que Frodo était là, pâle et défait, mais de nouveau lui-même ; et la paix se voyait dans ses yeux, sans nul tourment de sa volonté, ni folie, ni aucune peur. Son fardeau avait été levé. C’était le cher maître des beaux jours dans le Comté.
« Maître ! » s’écria Sam, et il tomba à genoux. Dans toute la ruine du monde, à ce moment il n’éprouva que de la joie, une grande joie. Le fardeau était parti. Son maître avait été sauvé ; il était de nouveau lui-même, il était libre. Puis Sam aperçut sa main sanglante et mutilée.
« Votre pauvre main ! dit-il. Et je n’ai rien pour la bander ni la soulager. Je lui aurais donné ma main entière, plutôt. Mais il est parti, maintenant, parti à jamais. »
« Oui, dit Frodo. Mais te souviens-tu des paroles de Gandalf : Même Gollum pourrait avoir encore quelque chose à faire ? Sans lui, Sam, je n’aurais pas pu détruire l’Anneau. La Quête aurait été vaine, même à la toute fin. Pardonnons-lui donc ! Car la Quête est accomplie, et tout est fini, maintenant. Je suis content que tu sois ici avec moi. Ici, à la fin de toutes choses, Sam. »