Cirith Ungol

13 mars 3019

grimoire

Sam avait parcouru environ la moitié du chemin quand deux orques sortirent en courant de la porte sombre dans la lueur rouge. Ils ne se dirigeaient pas vers lui. Ils tentaient de rejoindre la grand-route ; mais, trébuchant dans leur course, ils s’affalèrent sur le sol et y restèrent étendus, immobiles. Sam n’avait vu aucune flèche, mais il devinait que les fuyards avaient été abattus par d’autres orques postés aux créneaux, ou cachés dans les ombres de la porte. Il se remit en marche, serrant le mur à sa gauche. Un regard vers le haut lui avait confirmé qu’il n’y avait aucun espoir d’escalade. La maçonnerie s’élevait à trente pieds, sans la moindre fente ou saillie, vers des assises en surplomb formant un escalier inversé. La porte était le seul moyen.

Il continua d’approcher ; ce faisant, il se demanda combien d’orques vivaient dans la tour avec Shagrat, combien étaient avec Gorbag, et quel était le motif de leur dispute, si dispute il y avait. La compagnie de Shagrat lui avait paru totaliser une quarantaine, celle de Gorbag plus du double ; mais évidemment, la patrouille de Shagrat n’était qu’une partie de la garnison. Frodo était presque assurément l’objet de leur querelle, Frodo et le butin. Sam s’arrêta une seconde, car soudain tout lui semblait clair, comme s’il le voyait de ses yeux. La cotte de mailles de mithril ! Frodo la portait, naturellement, et ils ne manqueraient pas de la trouver. Et d’après ce que Sam avait entendu, Gorbag la convoiterait. Mais les ordres de la Tour Sombre étaient désormais la seule protection de Frodo, et si l’on décidait de passer outre, Frodo pouvait être tué à tout moment, sans cérémonies.

« Allons, pauvre fainéant ! s’écria Sam pour lui-même. Il est temps d’agir ! » Il tira Dard et courut vers la porte béante. Mais juste au moment de passer sous sa grande arche, il ressentit un choc : comme s’il s’était heurté à une toile semblable à celle d’Araigne, mais invisible. Il ne voyait aucun obstacle, mais quelque chose lui barrait le chemin, trop fort pour être surmonté par sa volonté. Il regarda autour de lui, et alors, dans l’ombre du portail, il vit les Deux Guetteurs.

On eût dit de grandes formes assises sur des trônes. Chacune avait trois corps joints et trois têtes tournées vers l’extérieur, l’intérieur et le travers du portail. Leurs faces étaient celles de vautours ; et sur leurs épais genoux reposaient des mains pareilles à des serres. Ils semblaient taillés dans d’immenses blocs de pierre, immuables ; et pourtant ils étaient conscients, pétris de malveillance, habités d’un terrible esprit de vigilance. Ils savaient reconnaître un ennemi. Visible ou invisible, nul ne pouvait passer sans être découvert. Ils lui interdiraient l’entrée, comme ils empêcheraient son évasion.

Durcissant sa volonté, Sam s’élança une nouvelle fois, mais il s’arrêta d’un coup sec, chancelant, comme frappé à la poitrine et à la tête. Puis redoublant d’audace – car il ne trouvait rien d’autre à faire –, répondant à une idée soudaine qui lui était venue en tête, il sortit lentement la fiole de Galadriel et la brandit. Sa lumière blanche fusa rapidement, et les ombres s’enfuirent du portail. Les monstrueux Guetteurs furent révélés, froids et immobiles, dans toute leur ignominie. Pendant un instant, Sam vit une lueur étinceler dans les pierres noires des yeux, et leur malveillance le fit trembler ; mais peu à peu, il sentit leur volonté s’effriter et succomber finalement à la peur.

Il les passa en coup de vent, mais comme il le faisait, remettant la fiole sous sa chemise, il sut, aussi sûrement que si une barre d’acier avait claqué, que leur vigilance était revenue. Et de ces hideuses têtes monta un cri aigu et strident qui résonna entre les hauts murs devant lui. Loin au-dessus, tel un signal de réponse, une cloche discordante retentit une fois.


« Bon, bon ! dit Sam. V’là que j’ai sonné à la grande porte ! Eh bien, quelqu’un va venir ? cria-t-il. Dites au capitaine Shagrat que le grand guerrier elfe est en visite, et son épée d’Elfe itou ! »

Il n’y eut pas de réponse. Sam s’avança d’un pas alerte. Dans sa main, Dard luisait d’une flamme bleue. La cour était plongée dans l’ombre, mais il pouvait voir que le pavement était jonché de corps. Tout juste à ses pieds gisaient deux archers orques avec un couteau planté dans le dos. Plus loin se voyaient quantité d’autres formes : seules pour certaines, comme si elles avaient été abattues d’un coup de lame ou par une flèche ; d’autres par paires, encore la main au collet, morts dans l’acte même de poignarder, de mordre, d’étouffer. Les pierres étaient glissantes de sang noir.

Sam remarqua deux livrées, l’une marquée de l’Œil Rouge, l’autre d’une Lune défigurée par un horrible visage de mort ; mais il ne s’arrêta pas pour les examiner. Au fond de la cour, une grande porte était entrouverte au pied de la Tour ; une lueur rouge en sortait, un grand orque gisait mort sur le seuil. Sam entra, sautant par-dessus le cadavre ; puis il scruta les environs d’un œil dérouté.

Un large couloir rempli d’échos ramenait de la porte vers le flanc de la montagne. Il était faiblement éclairé par des torches fixées aux murs, mais au bout, il se perdait dans la pénombre. De nombreuses portes et ouvertures se voyaient de part et d’autre ; mais il était vide, hormis deux ou trois autres corps étalés sur le sol. D’après ce qu’il avait surpris de la conversation des capitaines, Sam savait que, mort ou vivant, Frodo devait se trouver quelque part dans une chambre au sommet de la tourelle tout en haut ; mais il pouvait aussi bien chercher une journée entière avant de trouver le chemin qui y menait.

« Ce doit être vers le fond, je suppose, murmura Sam. Toute la Tour grimpe comme en reculant. Et puis, je ferais mieux de suivre la lumière. »

Il avança dans le couloir, mais sa démarche se ralentit, toujours plus hésitante. La terreur le rattrapait. Il n’y avait pas un son hormis le bruit de ses pas, lequel semblait retentir comme de larges mains frappant sur la pierre. Les cadavres, le vide, les murs suintants et noirs qui, à la lueur des torches, semblaient dégouliner de sang, la crainte d’une mort soudaine tapie dans l’ombre d’une porte et, dans l’arrière-fond de sa pensée, la malveillance sournoise et attentive à l’entrée de la Tour : c’en était presque trop pour lui. Il aurait bien voulu en découdre – sans trop d’adversaires à la fois – plutôt que de rester dans cette affreuse et écrasante incertitude. Il s’efforça de penser à Frodo étendu – ligoté, souffrant ou mort – quelque part dans cet endroit horrible. Il se pressa en avant.

Il avait passé la lumière des torches et se trouvait devant un grand portail voûté au bout du couloir – l’envers de la porte souterraine, comme il le devina –, lorsqu’il entendit un hurlement venu d’en haut, un horrible cri étranglé. Il s’arrêta net. Puis des échos retentirent au-dessus de lui. Quelqu’un dévalait un escalier à toutes jambes.

Sa volonté fut trop faible et trop lente pour retenir sa main qui, tirant sur la chaîne, se referma sur l’Anneau. Mais Sam ne le passa pas à son doigt ; car au moment où il le pressait contre son sein, un orque surgit avec fracas. Jaillissant d’une sombre ouverture à sa droite, il fonça vers lui. Il était tout juste à six pas quand, levant la tête, il le vit ; et Sam put entendre sa respiration haletante et voir la lueur de ses yeux injectés de sang. L’orque s’arrêta court, atterré. Car il ne vit pas un petit hobbit effrayé dont la main vacillante peinait à tenir son arme ; il vit une grande forme silencieuse, enveloppée d’une ombre grise, se détachant sur le clignotement de lumière : l’une de ses mains tenait une lame dont l’éclat même était une douleur cuisante, l’autre était serrée contre sa poitrine, mais elle recelait une menace sans nom, de puissance et de ruine.

L’orque se recroquevilla un moment, puis, avec un horrible glapissement de peur, il se retourna et s’enfuit comme il était venu. Jamais aucun chien ne fut plus emballé de voir son ennemi montrer les talons que Sam devant cette fuite inespérée. Il donna la chasse avec un cri.

« Oui ! Le guerrier elfe court toujours ! lança-t-il. J’arrive. Mais tu me montres le chemin, ou je vais t’écorcher ! »

L’orque était toutefois chez lui, agile et bien nourri. Sam était un étranger, affamé et fourbu. L’escalier était haut, raide, et en colimaçon. Sam se mit à souffler. L’orque était vite passé hors de vue, et le claquement de ses pieds sur les marches ne s’entendait plus que faiblement. De temps en temps, il poussait un cri, et l’écho en courait le long des murs. Mais peu à peu, les sons s’éteignirent complètement.

Sam poursuivit sa pénible ascension. Se sentant sur la bonne voie, il avait repris courage. Il lâcha l’Anneau et serra sa ceinture. « Eh bien ! dit-il. S’ils deviennent tous aussi frileux envers moi et mon Dard, ça pourrait mieux finir que ce que j’espérais. Et puis, il semble bien que Shagrat, Gorbag et compagnie ont fait presque tout le boulot à ma place. À part ce petit rat effarouché, c’est à croire qu’il reste plus personne de vivant ! »

Là-dessus, il s’arrêta brutalement, comme s’il venait de se frapper la tête contre le mur de pierre. La pleine portée de ses paroles l’avait heurté de plein fouet. Plus personne de vivant ! Qui avait poussé ce cri horrible, ce hurlement de mort ? « Frodo, Frodo ! Maître ! cria-t-il presque sanglotant. S’ils vous ont tué, qu’est-ce que je vais faire ? Mais j’arrive enfin, tout en haut, pour voir ce qu’il faudra. »


Il monta, encore et encore. Il faisait sombre, sauf ici et là, où une torche brûlait derrière un tournant, ou près d’une ouverture donnant accès aux étages supérieurs de la Tour. Sam voulut compter les marches, mais il perdit le compte après deux cents. Il allait en silence, à présent ; car il croyait entendre des voix qui parlaient là-haut, encore à quelque distance. Il y avait encore plus d’un rat vivant, à ce qu’il semblait.

Tout à coup, alors qu’il ne se sentait plus la force de prendre un souffle de plus ni de plier les genoux une nouvelle fois, l’escalier prit fin. Il se tint immobile. Les voix étaient à présent fortes et rapprochées. Sam regarda autour de lui. Il avait grimpé jusqu’au toit plat du troisième et dernier niveau de la Tour, un espace ouvert d’environ soixante pieds de large, entouré d’un parapet de faible hauteur. Là, l’escalier était couvert par un petit édicule à coupole, avec des portes basses à l’est et à l’ouest. Du côté est, Sam pouvait voir la plaine du Mordor étalée en bas, vaste et sombre, et le flamboiement de la montagne au loin. Un nouveau tumulte s’agitait dans ses profonds puits, et ses torrents de feu brûlaient d’une ardeur telle que le sommet de la Tour, malgré les nombreux milles qui l’en séparaient, était baigné de leur sinistre rougeoiement. À l’ouest, la vue était bloquée par le bas de la grande tourelle dressée au fond de cette cour surélevée, sa haute corne dominant la crête des montagnes environnantes. Une lueur s’échappait d’une fenêtre comme à travers une fente. Sam se tenait à moins d’une trentaine de pieds de la porte. Elle était ouverte mais ne laissait filtrer aucune lumière, les voix émanant de l’ombre juste derrière le seuil.

Sam n’écouta pas au début ; sortant du côté est, il s’aventura d’un pas et regarda alentour. Il vit aussitôt que la haute cour avait été le théâtre des plus violents combats. Elle était ensevelie sous les cadavres d’orques, parsemée de membres tranchés et de têtes coupées. Une puanteur de mort régnait. Mais un rugissement hargneux, suivi d’un coup et d’un cri, lui fit aussitôt regagner sa cachette. Une voix orque s’éleva avec colère, et il la reconnut sur-le-champ, âpre, froide, brutale. C’était Shagrat, le Capitaine de la Tour.

« Tu y retourneras pas, c’est bien ce que tu dis ? Maudit sois-tu, Snaga, misérable petit ver ! Si tu me crois si amoché que je vais te laisser me rire au nez, tu te trompes. Viens ici que je t’arrache les yeux, comme j’ai fait à Radbug il y a une seconde. Et quand d’autres gars arriveront, je m’occuperai de toi : je t’enverrai voir Araigne. »

« Il en viendra pas, en tout cas, pas avant que tu sois mort, répondit Snaga d’un ton acerbe. Je t’l’ai dit deux fois : les porcs de Gorbag sont arrivés à la porte avant nous, et aucun des nôtres a pu s’échapper. Lagduf et Muzgash sont passés, mais on leur a tiré dessus. J’ai tout vu d’une fenêtre, que j’te dis. Et c’étaient les derniers. »

« Alors tu dois y aller. J’ai pas le choix que de rester ici, moi. Mais je suis blessé. Les Puits Noirs le prennent, ce foutu rebelle de Gorbag ! » La voix de Shagrat se réduisit à un flot d’injures et de jurons. « Je lui ai donné plus que ce que j’ai pris, mais il m’a suriné, l’ordure, avant que je l’étouffe. Tu vas y aller, ou je te mange tout rond. Il faut que les nouvelles se rendent à Lugbúrz, ou on sera bons pour les Puits Noirs. Oui, toi aussi. Tu t’en sauveras pas en te cachant ici. »

« Je remets pas les pieds dans cet escalier, que tu sois capitaine ou non, rugit Snaga. Nan ! T’avises pas de prendre ton couteau, sinon j’te colle une flèche dans le ventre. Tu seras pas capitaine longtemps, quand Ils auront eu vent de toute cette débâcle. Je me suis battu pour la Tour contre ces sales rats de Morgul, mais vous avez fait un beau gâchis, vous deux messieurs les capitaines, à vous arracher le butin. »

« En voilà assez, tonna Shagrat. J’avais mes ordres. C’est Gorbag qu’a commencé en essayant de piquer c’te belle chemise. »

« Tu l’as bien cherché, j’te signale, avec tes grands airs de seigneur. Et puis de toute manière, il s’est montré plus malin que toi. Il t’a dit plus d’une fois que le plus dangereux des espions était encore en liberté, mais tu l’écoutais pas. Et t’écoutes toujours pas. Gorbag avait raison, j’te dis. Y a un grand guerrier qui se promène, un de ces Elfes aux mains sanglantes, ou bien un des maudits tarks. Il s’en vient, j’te dis. T’as entendu la cloche. Il a passé les Guetteurs, et ça, c’est de la besogne de tark. Il est dans les marches. Et tant qu’il y sera, je vais pas descendre. Même si t’étais un Nazgûl, j’irais pas. »

« Alors c’est ça, hein ? s’écria Shagrat. Tu vas faire ci, mais pas ça ? Et quand il arrivera, tu vas prendre tes jambes à ton cou et me laisser tout seul ? Oh ! que non. Je t’aurai lardé le ventre de trous de vers avant que tu sois loin. »

Le plus fluet des deux orques surgit de la porte de la tourelle, fuyant à tire-d’aile. Derrière lui venait Shagrat, un large spécimen aux longs bras traînant jusqu’à terre, tandis qu’il courait le dos arqué. Mais l’un de ses bras pendait mollement et paraissait saigner ; l’autre étreignait un gros paquet noir. Dans la lueur rouge, Sam, tapi derrière la porte de l’escalier, vit rapidement passer son sinistre visage, lacéré comme par des griffes meurtrières et barbouillé de sang ; les crocs saillants, dégoulinants de bave, la lèvre retroussée comme une bête enragée.

D’après ce que Sam put voir, Shagrat poursuivit Snaga autour du toit jusqu’à ce que le plus petit orque, s’étant baissé pour esquiver l’autre, piquât vers la tourelle avec un glapissement : il y entra et disparu. Alors Shagrat s’arrêta. Sam, de la porte est, pouvait l’apercevoir non loin du parapet, haletant, serrant et desserrant sa griffe gauche avec difficulté. Il le vit déposer son paquet sur le sol et, de sa griffe droite, sortir un long couteau rouge, et cracher dessus. Puis l’orque alla s’appuyer contre le parapet pour regarder dans la cour extérieure, loin en bas. Il cria par deux fois, mais aucune réponse ne vint.

Soudain, alors que Shagrat était penché sur le garde-fou, tournant le dos à la tourelle, Sam vit que l’un des corps étendus se remuait. L’orque rampait. Tendant une griffe, il saisit le paquet et se releva tant bien que mal. Il tenait de son autre main une lance à large fer et au manche tronqué. Il s’apprêta à frapper. Mais à cet instant précis, un sifflement s’échappa de ses dents, un sursaut de douleur ou de haine. Vif comme un serpent, Shagrat glissa sur le côté, se retourna et enfonça sa lame dans la gorge de son adversaire.

« Je t’ai eu, Gorbag ! cria-t-il. Pas encore mort, hein ? Viens un peu que je t’achève. » Il sauta sur le corps tombé et le piétina dans sa fureur, se baissant de temps à autre pour le poignarder et le taillader. Enfin satisfait, il rejeta la tête en arrière et poussa un terrible gargouillement de triomphe. Il lécha alors son couteau et le tint entre ses dents, puis il ramassa le paquet et courut à grands bonds vers la porte la plus proche.

Sam n’eut pas le temps de réfléchir. Il aurait pu s’enfuir par l’autre porte, mais il risquait fort d’être vu ; et il n’aurait pu jouer longtemps à cache-cache avec cet orque dégoûtant. Il fit probablement ce qu’il y avait de mieux à faire : il s’élança à la rencontre de Shagrat avec un cri. Il ne serrait plus l’Anneau, mais il était là, tel un pouvoir caché, une menace pour dompter les esclaves du Mordor ; et dans sa main brillait Dard, et sa lumière blessa les yeux de l’orque comme un scintillement d’étoiles dans les pays elfes si redoutés, pays qui, même en rêve, inspiraient une peur bleue à tous ceux de son espèce. Et Shagrat ne pouvait en même temps se battre et garder la main sur son trésor. Il se baissa alors et grogna, dénudant ses crocs. Puis encore une fois, à la manière orque, il bondit de côté ; et tandis que Sam se ruait sur lui, il brandit le lourd paquet et, tant en guise d’arme que de défense, l’écrasa sur le visage de son ennemi. Sam resta ébranlé. Avant qu’il ait pu réagir, Shagrat le doubla et disparut dans l’escalier.

Sam, jurant, courut après lui, mais il n’alla pas loin. La pensée de Frodo lui revint bientôt, et il se souvint que l’autre orque était retourné dans la tourelle. Voilà qu’un autre choix déchirant se présentait à lui, et il n’avait pas le temps d’y penser. Si Shagrat parvenait à s’enfuir, il reviendrait bientôt avec des renforts. Mais si Sam le poursuivait, l’autre orque, là-haut, aurait tout le loisir de se livrer à ses atrocités. Et puis de toute manière, Shagrat risquait de lui glisser entre les doigts, ou même de le tuer. Vivement, il tourna les talons et remonta l’escalier en courant. « Encore tout faux, je suppose, soupira-t-il. Mais mon devoir est d’aller jusqu’en haut d’abord, advienne que pourra. »

En bas, Shagrat dévala l’escalier quatre à quatre, fila à travers la cour et franchit la porte, emportant son précieux fardeau. Sam, s’il l’avait vu, eût peut-être tremblé, s’il avait su le désespoir que son évasion allait causer. Mais toutes ses facultés étaient maintenant tournées vers la dernière étape de sa quête. Il s’avança avec prudence jusqu’à la porte de la tourelle et la franchit. Elle ouvrait sur des ténèbres. Mais ses yeux écarquillés perçurent bientôt une faible lueur à sa droite. Elle sortait d’une ouverture menant à un autre escalier, sombre et exigu, qui semblait monter en spirale derrière la façade arrondie de la tourelle. Une torche clignotait quelque part en haut.

Sam grimpa doucement. Il vit bientôt la torche, fixée au-dessus d’une porte à sa gauche, face à une étroite fenêtre regardant sur l’ouest : l’un des yeux rouges que Frodo et lui avaient aperçus d’en bas, près du tunnel. Sam passa vivement devant la porte et se hâta vers le deuxième étage, craignant à tout moment une attaque par-derrière et la sensation de doigts étrangleurs se refermant sur sa gorge. Il arriva ensuite à une fenêtre donnant sur l’est et à une seconde torche, cette fois au-dessus d’une porte qui menait à un couloir au milieu de la tourelle. La porte était béante et le couloir sombre, hormis la lueur de la torche et le rougeoiement du dehors entrant par la fente de la fenêtre. Mais l’escalier s’arrêtait là et n’allait pas plus haut. Sam s’aventura dans le couloir. Une porte basse se voyait de chaque côté ; toutes deux étaient fermées à clef. Il n’y avait pas un son.

« Une impasse, murmura Sam, après toute cette grimpée ! C’est pas le sommet de la tour, impossible. Mais que puis-je faire, maintenant ? »

Il courut à l’étage inférieur et tenta d’ouvrir la porte. Elle ne céda pas d’un pouce. Il remonta aussitôt, et la sueur se mit à couler de son front. Il sentait que chaque minute comptait, mais elles filaient une à une ; et il ne pouvait rien faire. Shagrat, Snaga, ceux-là ne l’inquiétaient plus, ni aucun orque jamais engendré. Il ne désirait qu’une chose, retrouver son maître, apercevoir son visage ou sentir le contact de sa main. Enfin, à bout de forces, se sentant finalement vaincu, il s’assit au milieu des marches sous le deuxième palier et plongea sa tête dans ses mains. Tout était calme, horriblement calme. La torche, déjà vacillante à son arrivée, pétilla et s’éteignit ; et il sentit les ténèbres l’envahir comme la marée. Et là, doucement, à sa propre surprise, au bout de ses longues et vaines recherches et de son affliction, mû par un quelconque élan de son cœur, Sam se mit à chanter.

Sa voix, dans la tour sombre et froide, avait un son grêle et tremblotant : c’était celle d’un pauvre hobbit fatigué, qu’aucun orque à l’écoute ne pouvait raisonnablement confondre avec le chant clair d’un seigneur elfe. Il fredonnait, tantôt de vieilles comptines du Comté, tantôt des bribes de la poésie de M. Bilbo qui lui venaient à l’esprit, comme autant de souvenirs fugitifs de son pays natal. Puis soudain, une nouvelle force monta en lui, et la tour retentit de sa voix, tandis que des paroles inventées venaient se marier spontanément à la simple mélodie.

Là-bas dans l’Ouest, sous le Soleil,
et sous l’arbre en boutons,
le Printemps rit, la fleur s’éveille
au chant du gai pinson.
Ou bien c’est la nuit sans nuages
et les étoiles percent,
tels des joyaux sur les ramages
des hêtres qui se bercent.
Et si, mon voyage achevé,
les ténèbres m’enserrent,
par-delà les monts escarpés
et les bastions de pierre,
le Soleil brille pour toujours,
les Étoiles demeurent :
je ne dirai adieu au Jour
que mon espoir ne meure.

« Par-delà les monts escarpés », commença-t-il de nouveau ; puis il s’arrêta net. Il avait cru entendre une faible voix lui répondant. Mais à présent, plus rien. Si, il y avait quelque chose, mais ce n’était pas une voix. Des bruits de pas qui approchaient. Et là, une porte s’ouvrant doucement, là-haut dans le couloir, grinçant sur ses gonds. Sam se baissa et tendit l’oreille. La porte se referma avec un choc sourd ; puis une voix orque s’éleva avec hargne.

« Hé, là ! Toi là-haut, sale rat de fumier ! Cesse de couiner, ou j’irai m’occuper de toi. T’entends ? »

Il n’y eut pas de réponse.

« Bon, bon, grogna Snaga. Mais je vais tout de même monter pour voir ce que tu fabriques. »

La porte grinça de nouveau, et Sam, glissant un œil juste au-dessus de la dalle de palier, entrevit une lueur derrière une porte ouverte, et une vague silhouette d’orque qui en sortait. Elle semblait porter une échelle. Soudain, la réponse se fit jour dans l’esprit de Sam : la plus haute chambre était accessible par une trappe dans le plafond du couloir. Snaga dressa son échelle et la cala avant de grimper hors de vue. Sam entendit glisser un verrou. Alors, l’hideuse voix parla de nouveau.

« Tiens-toi tranquille, ou j’vais t’faire payer ! Il t’en reste pas long à vivre en paix, je suppose ; mais si tu veux pas que j’te fasse ta fête tout de suite, ferme ton clapet, vu ? Voilà pour te rappeler à l’ordre ! » Il y eut un claquement semblable à celui d’un fouet.

À ce son, le cœur de Sam s’embrasa d’une soudaine fureur. Il sauta sur pied, courut jusqu’à l’échelle et l’escalada comme un chat. Puis il sortit la tête au milieu d’une grande pièce ronde. Une lampe rouge était suspendue au plafond ; l’étroite fenêtre, du côté ouest, était haute et sombre. Près du mur, sous la fenêtre, quelque chose gisait au sol, mais une forme noire se tenait au-dessus, jambes écartées. Elle leva son fouet une seconde fois, mais le coup ne tomba jamais.

Avec un cri, Sam se rua à travers la pièce, brandissant Dard. L’orque fit volte-face, mais avant qu’il ait pu réagir, Sam trancha la main qui tenait le fouet. Hurlant de panique et de douleur, mais en un geste désespéré, l’orque fonça sur lui tête baissée. Sam le manqua au coup suivant : déstabilisé, il tomba à la renverse, tentant d’agripper l’orque qui passa par-dessus lui. Il n’eut pas le temps de se relever qu’il entendit un cri, suivi d’un choc sourd. Dans sa hâte folle, l’orque avait buté sur le haut de l’échelle et s’était précipité dans la trappe restée ouverte. Sam ne lui accorda plus une seule pensée. Il accourut vers la forme repliée sur le sol. C’était Frodo.

J.R.R. Tolkien