Gués de la Bruinen

20 octobre 3018

grimoire

Les hobbits étaient encore las au moment de se remettre en route, tôt le lendemain matin. Il y avait encore plusieurs milles à faire avant d’atteindre le Gué, et ils avançaient clopin-clopant, aussi vite qu’ils le pouvaient.

« Notre péril sera d’autant plus grand quand nous serons près d’atteindre la rivière, dit Glorfindel, car mon cœur m’avertit que nos poursuivants se hâtent à présent derrière nous ; et un autre danger nous attend peut-être au Gué. »

La Route continuait de descendre régulièrement, et par endroits, elle était bordée d’une herbe dense où les hobbits marchaient quand ils le pouvaient, afin de reposer leurs pieds meurtris. En fin d’après-midi, ils arrivèrent à un endroit où la Route passait soudainement dans l’ombre de grands pins, avant de s’enfoncer dans une profonde tranchée dont les murs de pierre rougeâtre s’élevaient à pic de chaque côté, ruisselant d’humidité. Comme ils se hâtaient de la traverser, elle était parcourue d’échos ; et on eût dit que de nombreux pas suivaient rapidement les leurs. Tout à coup, comme par un portail de lumière, la Route déboucha de l’autre côté du tunnel. Là, au bas d’une forte déclivité, ils virent s’étendre devant eux un long mille plat, et au-delà, le Gué de Fendeval. De l’autre côté s’élevait une berge brune et escarpée où se faufilait un sentier sinueux ; derrière, les hautes montagnes escaladaient, éperon par-dessus éperon, cime après cime, le bleu estompé du ciel.

Un écho de poursuite subsistait dans la tranchée derrière eux : un bruit torrentueux, comme si un vent se levait et se déversait dans les branches des pins. Glorfindel se retourna un moment pour écouter, puis il s’élança avec un grand cri.

« Fuyez ! s’écria-t-il. Fuyez ! L’ennemi est sur nous ! » Le cheval blanc bondit en avant. Les hobbits dévalèrent la pente. Glorfindel et l’Arpenteur les suivirent à l’arrière-garde. Ils n’avaient franchi que la moitié du plat, quand soudain retentit un tonnerre de chevaux au galop. Du portail d’arbres dont ils étaient sortis surgit un Cavalier Noir. Il serra la bride à sa monture et s’arrêta, vacillant sur sa selle. Un autre le rejoignit, puis encore un autre ; et enfin, deux de plus.

« En avant ! Au galop ! » cria Glorfindel à Frodo.

Il n’obéit pas tout de suite, saisi d’une étrange hésitation. Remettant son cheval au pas, il se retourna et regarda en arrière. Les Cavaliers semblaient trôner sur leurs grands coursiers comme de sinistres statues au sommet d’une colline, sombres et massives, tandis que tous les bois et les terres alentour s’estompaient comme dans un brouillard. Soudain, il sut en son cœur qu’ils lui ordonnaient d’attendre, sans mot dire. Puis, la peur et la haine s’éveillèrent en lui tout à coup. Sa main lâcha la bride et agrippa la poignée de son épée. Il la tira avec un éclair rouge.

« Au galop ! Au galop ! » cria Glorfindel ; puis, d’une voix claire et forte, il commanda à son cheval dans la langue des elfes : noro lim, noro lim, Asfaloth !

Le cheval blanc s’élança aussitôt, et fila comme le vent dans la dernière ligne droite. Au même moment, les chevaux noirs dévalèrent la colline à sa poursuite, et un terrible cri monta des Cavaliers, comme ceux qui avaient rempli les bois d’horreur, loin de là, dans le Quartier Est. Une réponse vint ; et au grand désarroi de Frodo et de ses amis, quatre autres Cavaliers surgirent en trombe d’entre les arbres et les rochers sur la gauche. Deux d’entre eux se dirigèrent vers Frodo ; les deux autres galopèrent follement vers le Gué afin de lui barrer la route. Ils lui semblaient galoper comme l’éclair et se faire toujours plus grands et plus sombres, tandis que leur course convergeait avec la sienne.

Frodo jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il ne voyait plus ses amis. Les Cavaliers à ses trousses perdaient du terrain : même leurs grands coursiers ne pouvaient rivaliser avec la rapidité du cheval elfe de Glorfindel. Il se tourna de nouveau vers l’avant, et tout espoir s’évanouit. Il ne semblait avoir aucune chance d’atteindre le Gué avant d’être intercepté par les autres qui s’étaient tenus en embuscade. Il les voyait à présent très nettement : ils semblaient s’être défaits de leurs capes et capuchons noirs, et ils étaient vêtus de blanc et de gris. Leurs mains livides tenaient des épées nues ; leurs têtes étaient coiffées de heaumes. Leurs yeux scintillaient avec froideur, et leurs voix implacables l’appelaient.

Frodo fut tout entier envahi par la peur. Il ne songeait plus à son épée. Aucun cri ne sortit de sa bouche. Il ferma les yeux et s’agrippa à la crinière du cheval. Le vent sifflait à ses oreilles, et les clochettes stridentes tintaient farouchement sur le harnais. Un souffle de froid mortel le transperça comme une lance tandis que, d’un dernier élan, tel un éclair de feu blanc, le cheval elfe, filant à tire-d’aile, passait au visage du Cavalier le plus avancé.

Frodo entendit un éclaboussement d’eau. Elle écumait à ses pieds. Il sentit sa monture se soulever et s’élancer d’une traite alors qu’elle quittait la rivière et se hissait avec peine sur le sentier pierreux. Il gravissait la berge escarpée. Il avait franchi le Gué.

Mais ses poursuivants le talonnaient. Son cheval s’arrêta en haut de la berge et se retourna avec un formidable hennissement. Neuf Cavaliers se tenaient sous eux au bord de l’eau, et Frodo sentit son cœur vaciller devant la menace de leurs visages levés vers lui. Il ne voyait rien qui pût les empêcher de traverser aussi facilement qu’il l’avait fait ; et il sentait qu’il était inutile d’essayer de fuir par le long sentier incertain qui menait du Gué jusqu’à la lisière de Fendeval, si les Cavaliers venaient à traverser. Il sentait en tout cas qu’on lui ordonnait instamment de s’arrêter. La haine monta de nouveau en lui, mais il n’avait plus la force de refuser.

Soudain, le premier Cavalier éperonna son cheval. Celui-ci renâcla devant l’eau et se cabra. Se redressant avec effort, Frodo brandit son épée.

« Allez-vous-en ! cria-t-il. Retournez au Pays de Mordor, et cessez de me suivre ! » Sa voix paraissait faible et stridente à ses oreilles. Les Cavaliers firent halte, mais Frodo n’avait pas le pouvoir de Bombadil. Ses ennemis se rirent de lui, d’un rire dur et froid. « Reviens ! Reviens ! lancèrent-ils. Au Mordor nous t’emmènerons ! »

« Allez-vous-en ! » souffla-t-il.

« L’Anneau ! L’Anneau ! » crièrent-ils d’une voix mortelle ; et soudain, leur chef poussa son cheval dans l’eau, suivi de près par deux autres.

« Par Elbereth et Lúthien la Belle ! dit Frodo en un ultime effort, levant son épée, vous n’aurez ni l’Anneau, ni moi ! »

Alors le chef, qui se tenait à présent au milieu du Gué, se dressa de façon menaçante sur ses étriers, et il leva une main. Frodo se trouva frappé de mutisme. Il sentit sa langue coller à son palais et son cœur flancher. Son épée se brisa et tomba de sa main tremblante. Le cheval elfe se cabra et s’ébroua. Le premier des chevaux noirs avait presque foulé la rive.

À ce moment-là vint un grondement de torrent : un bruit d’eaux tumultueuses charriant quantité de pierres. Sous lui, indistinctement, Frodo vit les eaux de la rivière monter, tandis qu’une cavalerie de vagues empanachées se ruait le long de son cours. Des flammes blanches semblaient danser sur leurs crêtes ; et il crut même apercevoir, parmi les flots, des cavaliers blancs sur des montures opalines, aux crinières écumantes. Les trois Cavaliers qui se trouvaient encore au milieu du Gué furent submergés : ils disparurent, soudain emportés par des eaux courroucées. Ceux qui étaient derrière se replièrent, atterrés.

Dans un dernier sursaut de conscience, Frodo entendit des cris, et il lui sembla voir, derrière les Cavaliers qui hésitaient sur la rive, une brillante silhouette de lumière blanche ; et derrière elle, de plus petites formes, sombres et indistinctes, armées de brandons qui flamboyaient dans la brume grise en train de recouvrir le monde.

Les chevaux noirs furent frappés de folie : bondissant de terreur, ils entraînèrent leurs cavaliers dans les flots démontés. Leurs cris perçants furent noyés par le grondement de la rivière qui les emportait. Alors Frodo se sentit tomber, et le grondement et la confusion parurent s’élever pour l’engloutir avec ses adversaires. Il n’entendit et ne vit plus rien.

J.R.R. Tolkien