Fuite vers le Gué

18 octobre 3018

grimoire

La Route s’étendait, calme sous les ombres longues, dans le soir tombant. On n’y voyait pas le moindre signe de voyageurs à part eux ; et comme il n’y avait plus d’autre chemin possible, ils descendirent le talus et, tournant à gauche, poursuivirent leur route du plus vite qu’ils le purent. Le soleil plongeait rapidement à l’ouest, et disparut bientôt derrière un épaulement des collines. Un vent froid descendit à leur rencontre, venu des montagnes de l’est.

Ils commençaient à chercher, aux abords de la Route, un endroit où passer la nuit, lorsqu’ils entendirent un son qui ranima une peur soudaine dans leur cœur : des claquements de sabots derrière eux. Ils se retournèrent, mais ne purent voir bien loin sur la Route, sinueuse et onduleuse. Ils se précipitèrent hors du chemin battu et grimpèrent dans les profonds fourrés de bruyère et de myrtille jusqu’à un bouquet de noisetiers touffus. Regardant furtivement entre les buissons, ils voyaient la Route, pâle et grise dans le jour défaillant, à une trentaine de pieds en contrebas. Les sabots s’approchaient. Ils allaient rapidement, d’un léger clipeti-clipeti-clip. Puis, indistinctement, ils perçurent un faible tintement, comme un bruit de clochettes emporté par la brise.

« On ne dirait pas le cheval d’un Cavalier Noir ! » dit Frodo, écoutant d’une oreille attentive. Les autres, encouragés, le reconnurent, mais tous demeuraient néanmoins méfiants. Ils craignaient depuis si longtemps d’être poursuivis que tout bruit montant derrière eux leur paraissait hostile et de mauvais augure. Mais l’Arpenteur, maintenant penché en avant, se baissait jusqu’à terre, la main à l’oreille et la mine réjouie.

La lumière s’évanouissait, et les feuilles bruissaient doucement dans les buissons. Les clochettes tintaient, plus claires et plus proches, et les sabots trottaient vivement, clipeti-clip. Un cheval blanc apparut soudain en bas, luisant dans les ombres, courant prestement. Sa têtière étincelait et scintillait dans le crépuscule, comme parsemée de gemmes semblables à de vives étoiles. Le cavalier laissait sa cape voler derrière lui, son capuchon rejeté sur ses épaules ; sa chevelure dorée flottait, chatoyante, au vent de sa course. Aux yeux de Frodo, une lumière blanche semblait émaner de la forme et de la vêture du cavalier, comme au travers d’un mince voile.

L’Arpenteur bondit hors de sa cachette et se précipita vers la Route, fonçant à travers la bruyère avec un cri ; mais avant même qu’il eût bougé ou appelé, le cavalier avait serré la bride à sa monture et s’était arrêté, levant les yeux vers le fourré où ils étaient cachés. En voyant l’Arpenteur, il mit pied à terre et courut à sa rencontre, criant : Ai na vedui Dúnadan ! Mae govannen ! Son parler, de même que sa voix claire et sonore, ne laissèrent aucun doute dans leur cœur : il était de la gent elfique. Nuls autres habitants du vaste monde n’avaient de voix si belles à entendre. Mais il semblait y avoir un soupçon de hâte ou de crainte dans son appel, et ils virent qu’il s’adressait maintenant à l’Arpenteur avec instance et précipitation.

L’Arpenteur leur fit bientôt signe d’approcher. Quittant les buissons, les hobbits se hâtèrent de redescendre jusqu’à la Route. « Voici Glorfindel, qui demeure dans la maison d’Elrond », dit l’Arpenteur.

« Salut à toi ! Que voilà une heureuse rencontre, enfin ! dit le seigneur elfe, se tournant vers Frodo. J’ai été envoyé de Fendeval pour aller à ta recherche. Nous craignions que tu ne sois en danger sur la route. »

« Gandalf est donc arrivé à Fendeval ? » s’écria Frodo avec joie.

« Non. Il n’y était pas quand je suis parti ; mais c’était il y a neuf jours, répondit Glorfindel. Elrond a reçu des nouvelles qui l’ont grandement troublé. Quelques-uns des miens, voyageant dans ton pays delà le Baranduin, ont appris que bien des choses n’allaient pas, et ils ont envoyé des messages aussi vite qu’ils l’ont pu. Ils disaient que les Neuf avaient été vus de par le monde ; et que tu errais, chargé d’un lourd fardeau, mais sans guide, car Gandalf n’était pas revenu. Peu de gens, même à Fendeval, peuvent chevaucher pour affronter ouvertement les Neuf ; mais si peu qu’ils soient, Elrond les a envoyés au nord, à l’ouest et au sud. On a cru que vous pourriez faire un très long détour pour fuir la poursuite, et finir par vous perdre dans la Sauvagerie.

« C’est à moi qu’il revint de prendre la Route, et je me rendis au Pont de la Mitheithel et y laissai un signe, il y a de cela près d’une semaine. Trois des serviteurs de Sauron se trouvaient sur le Pont, mais ils battirent en retraite et je les pourchassai vers l’ouest. J’en rencontrai aussi deux autres, mais ils s’enfuirent vers le sud. Depuis lors, je suis à la recherche de votre piste. Je l’ai trouvée il y a deux jours et je l’ai suivie par-delà le pont ; et j’ai découvert aujourd’hui l’endroit où vous êtes redescendus des collines. Mais allons ! Il n’y a plus le temps pour d’autres nouvelles. Puisque vous êtes là, il nous faut prendre le risque de rejoindre la Route et continuer notre chemin. Cinq sont derrière nous, et quand ils trouveront votre piste sur la Route, ils chevaucheront après nous, rapides comme le vent. Et ils n’y sont pas tous. J’ignore où peuvent se trouver les quatre autres. Je crains qu’en arrivant au Gué, nous le trouvions déjà tenu par l’ennemi. »

J.R.R. Tolkien