Pointe-aux-Bois
24 septembre 3018
« Je suis Gildor, répondit leur chef, l’Elfe qui les avait salués en premier. Gildor Inglorion de la Maison de Finrod. Nous sommes des Exilés, et la plupart des nôtres sont partis depuis longtemps ; nous-mêmes ne resterons ici encore qu’un moment, avant de retraverser la Grande Mer. Quoique certains de nos parents vivent encore en paix à Fendeval. Mais allons, Frodo, dis-nous donc ce que vous faites ici ! Car nous voyons qu’une ombre de peur vous étreint. »
« Ô Sages Gens ! intervint Pippin avec ardeur. Parlez-nous des Cavaliers Noirs ! »
« Des Cavaliers Noirs ? soufflèrent-ils. Pourquoi parles-tu de Cavaliers Noirs ? »
« Parce que deux Cavaliers Noirs nous ont rattrapés aujourd’hui, ou bien un seul l’a fait deux fois, dit Pippin ; il s’est éclipsé à votre arrivée, il y a quelques instants à peine. »
Les Elfes ne répondirent pas tout de suite, mais discutèrent à voix basse dans leur propre langue. Enfin, Gildor se tourna vers les hobbits. « Nous ne discuterons pas de cela ici, dit-il. Nous croyons qu’il vaut mieux maintenant que vous nous suiviez. Ce n’est pas notre coutume, mais pour cette fois, nous vous emmènerons sur notre route, et vous logerez parmi nous cette nuit, si vous le désirez. »
« Ô Belles Gens ! C’est un bonheur qui dépasse toutes mes espérances », dit Pippin. Sam était sans voix. « Merci infiniment, Gildor Inglorion, dit Frodo en s’inclinant. Elen síla lúmenn’ omentielvo, une étoile brille sur l’heure de notre rencontre », ajouta-t-il dans le haut parler elfique.
« Prenez garde, mes amis ! s’écria Gildor en riant. Ne répétez aucun secret ! Voici un érudit en langue ancienne. Bilbo était bon maître. Je te salue, Ami des Elfes ! » dit-il en s’inclinant devant Frodo. Viens maintenant avec tes amis, et rejoignez notre compagnie ! Vous feriez mieux de marcher au centre, ainsi vous ne pourrez vous perdre. Vous pourriez être fatigués avant que nous nous arrêtions. »
« Pourquoi ? Où allez-vous ? » demanda Frodo.
« Ce soir, nous nous rendons au bois sur les collines dominant Boischâtel. Il y a quelques milles d’ici là, mais vous pourrez vous reposer quand nous y serons, et cela raccourcira votre voyage de demain. »
Ils repartirent alors en silence, et passèrent comme des ombres et de faibles lueurs ; car les Elfes (plus encore que les hobbits) pouvaient, s’ils le désiraient, marcher sans même un bruit de pas. Pippin se mit bientôt à somnoler et trébucha à quelques reprises ; mais chaque fois, un grand elfe à ses côtés tendit le bras pour l’empêcher de tomber. Sam marchait aux côtés de Frodo comme dans un rêve, et sur son visage se lisait un mélange de crainte et de joie ahurie.
Les bois de chaque côté se firent plus denses : les fûts des arbres étaient à présent plus jeunes et plus serrés ; et tandis que la route descendait, s’enfonçant dans un pli des collines, de nombreux et profonds fourrés de noisetiers apparurent sur les pentes de chaque côté. Enfin, les Elfes quittèrent le chemin. Une piste cavalière partait, quasi invisible, à travers les fourrés sur la droite : elle remontait tortueusement les pentes boisées jusqu’au sommet d’un épaulement des collines qui s’avançait dans les basses terres de la vallée fluviale. Soudain, ils sortirent de l’ombre des arbres et se trouvèrent devant une vaste étendue d’herbe, grise sous le couvert de la nuit. Les bois l’enserraient de trois côtés ; mais du côté est, le terrain descendait en pente raide, et les cimes des arbres noirs qui poussaient en bas se trouvaient sous leurs pieds. Au-delà, la plaine s’étendait, sombre et plate, sous les étoiles. Plus près d’eux, quelques lumières scintillaient dans le village de Boischâtel.
Les Elfes s’assirent dans l’herbe et parlèrent doucement entre eux ; ils ne semblaient plus faire attention aux hobbits. Frodo et ses compagnons s’enveloppèrent de manteaux et de couvertures, et le sommeil les gagna lentement. La nuit s’épaissit, et les lumières dans la vallée s’éteignirent. Pippin s’endormit avec une éminence verte en guise d’oreiller.
Haut dans le ciel de l’est se balançait Remmirath, le Lacis d’Étoiles ; et Borgil la rouge se leva lentement au-dessus des brumes, rutilant comme un joyau de feu. Puis, par quelque mouvement des airs, toute la brume fut soulevée comme un voile, et l’on vit apparaître, escaladant la lisière du monde, la forme penchée de l’Homme d’Épée du Ciel, Menelvagor et sa brillante ceinture. Les Elfes se mirent à chanter tout à coup. Un feu jaillit subitement sous les arbres, donnant une lueur rouge.
« Venez ! crièrent les Elfes aux hobbits. Venez ! L’heure est aux conversations et aux réjouissances ! »
Pippin se redressa sur son séant et se frotta les yeux. Il frissonna. « Un feu brûle dans la salle, et des victuailles attendent les hôtes affamés », dit un Elfe qui se tenait devant lui.
À l’extrémité sud de la pelouse, il y avait une ouverture. À cet endroit, le tapis de verdure pénétrait dans les bois et formait un vaste espace semblable à une grande salle qui aurait eu pour toiture un entrelacement de rameaux ; les grands fûts des arbres s’alignaient de chaque côté en une série de colonnes. Un feu de bois flambait au milieu, et des torches suspendues aux colonnes brillaient d’un éclat soutenu, or ou argent. Les Elfes étaient autour du feu, assis dans l’herbe ou sur les anneaux formés par de vieilles souches. Certains allaient de côté et d’autre, portant des coupes ou versant à boire ; d’autres apportaient de la nourriture sur des piles d’assiettes et de plats.
« C’est une chère médiocre, dirent-ils aux hobbits, car nous logeons au bois vert, loin de nos foyers. Si un jour vous êtes reçus chez nous, vous serez mieux traités. »
« Cela me semble assez bon pour une fête d’anniversaire », dit Frodo.
Pippin ne put guère se souvenir par la suite de ce qu’il avait mangé ou bu ce soir-là, tout captivé qu’il était par la lumière qui paraissait sur les visages des Elfes, et le son de voix si variées et si mélodieuses qu’il se croyait plongé dans un rêve éveillé. Mais il se rappela qu’il y avait eu du pain, un pain dont la saveur surpassait celle d’une miche dorée pour un affamé, et des fruits aussi suaves que des baies sauvages, et plus riches que ceux des vergers ; qu’il avait vidé une coupe remplie d’un breuvage au parfum délectable, frais comme une source claire, doré comme un après-midi d’été.
Sam ne put jamais exprimer en mots, ni se représenter clairement à lui-même ce qu’il ressentit et pensa cette nuit-là, laquelle resta pourtant gravée dans sa mémoire comme l’un des événements marquants de sa vie. Le plus près qu’il s’en approcha fut de dire : « Eh bien, m’sieur, si je pouvais faire pousser des pommes comme celles-là, je me considérerais un jardinier. Mais c’est le chant qui m’est allé droit au cœur, si vous voyez ce que je veux dire. »
Frodo mangea, but et parla avec plaisir ; mais il s’intéressait d’abord aux mots qu’il entendait. Il connaissait un peu du parler elfique et écoutait avidement. De temps à autre, il s’adressait à ceux qui le servaient et les remerciait dans leur propre langue. Ceux-ci lui souriaient et disaient en riant : « Voici un joyau parmi les hobbits ! »
Au bout d’un moment, Pippin tomba dans un profond sommeil et fut transporté sous une charmille dans l’ombre des arbres ; là, il fut déposé sur un lit moelleux et dormit pour le reste de la nuit. Sam refusa de quitter son maître. Quand Pippin fut parti, il vint se pelotonner aux pieds de Frodo, où il finit par sommeiller et fermer les yeux. Frodo demeura longtemps éveillé, discutant avec Gildor.