Col de Caradhras
12 janvier 3019
En fin d’après-midi, alors que les autres terminaient leur petit déjeuner, Gandalf et Aragorn allèrent tous deux à l’écart et tournèrent leurs regards vers le Caradhras. Ses flancs étaient alors sombres et menaçants, et sa tête flottait dans un nuage gris. Frodo les observait, se demandant de quel côté pencherait le débat. Lorsqu’ils rejoignirent la Compagnie, Gandalf parla, et Frodo sut alors qu’il avait été décidé de braver les intempéries et le haut col. Il fut soulagé. Il ne pouvait deviner quel était l’autre itinéraire, le chemin sombre et secret, mais sa seule mention semblait décontenancer Aragorn, et Frodo n’était pas fâché de lui tourner le dos.
« D’après les signes que nous avons vus récemment, dit Gandalf, je crains que la Porte de Cornerouge ne soit surveillée ; et le temps qui se dessine derrière nous me fait également douter. Il pourrait y avoir de la neige. Nous devons autant que possible nous dépêcher. Même alors, il nous faudra plus de deux longues marches avant d’atteindre le sommet du col. L’obscurité viendra tôt ce soir. Nous devrons partir aussitôt que vous serez prêts. »
« J’ajouterai un conseil, si vous le permettez, dit Boromir. Je suis né dans l’ombre des Montagnes Blanches et je sais quelque chose des voyages sur les hauteurs. Nous aurons à affronter un froid glacial, sinon pire, avant d’être de l’autre côté. Nous ne gagnerons rien à rester secrets au point de mourir gelés. Quand nous partirons d’ici, où il se trouve encore quelques arbres et arbrisseaux, chacun d’entre nous devrait emporter un fagot de bois aussi gros qu’il le peut. »
« Et Bill pourrait en prendre encore un tantinet, pas vrai, mon gars ? » dit Sam. Le poney le regarda d’un air mélancolique.
« Très bien, dit Gandalf. Mais il sera interdit de nous servir de ce bois – sauf s’il s’agit de choisir entre le feu et la mort. »
La Compagnie se remit en route, à vive allure pour commencer ; mais le chemin devint de plus en plus abrupt et difficile à suivre. En maints endroits, la vieille route sinueuse avait pratiquement disparu, et se trouvait encombrée de nombreux éboulis. Il fit bientôt nuit noire sous d’épais nuages. Un vent cinglant tournoyait parmi les rochers. À minuit, ils étaient parvenus aux genoux des imposantes montagnes. L’étroit sentier serpentait à présent sous une série d’à-pics qui se dressaient sur leur gauche, surmontés des flancs implacables du Caradhras, invisibles dans l’obscurité ; à droite s’ouvrait un gouffre de ténèbres où le terrain s’abîmait soudain.
Ils gravirent un raidillon avec peine et s’arrêtèrent un instant en haut. Frodo sentit un toucher délicat sur sa joue. Il tendit le bras et vit de pâles flocons de neige se poser sur sa manche.
Ils continuèrent. Mais avant peu, la neige tombait dru, brouillant l’air tout entier et tourbillonnant sous les yeux de Frodo. Les formes sombres et courbées d’Aragorn et de Gandalf, à seulement quelques pas en avant, se distinguaient à peine.
« J’aime pas ça du tout, dit Sam tout juste derrière lui, haletant. La neige, ça va toujours quand on se lève par un beau matin, mais j’aime être au lit quand elle tombe. Elle devrait aller faire un tour du côté de Hobbiteville ! Ça plairait peut-être aux gens. » Hormis sur les hautes landes du Quartier Nord, les fortes chutes de neige étaient exceptionnelles dans le Comté, aussi y voyait-on un événement heureux, une occasion de s’amuser. Aucun hobbit encore vivant (sauf Bilbo) n’avait souvenance du Rude Hiver de 1311, quand des loups blancs avaient envahi le Comté par les eaux gelées du Brandivin.
Gandalf s’arrêta. La neige s’amoncelait sur son capuchon et ses épaules ; ses bottes étaient déjà ensevelies jusqu’à la cheville.
« C’est bien ce que je craignais, dit-il. Qu’en dites-vous maintenant, Aragorn ? »
« Que je le craignais aussi, répondit Aragorn ; mais c’était la moindre de mes craintes. Je savais qu’il risquait de neiger, mais les grandes chutes de neige sont rares aussi loin au sud, sauf en haute altitude. Or, nous n’en sommes pas là : nous sommes encore très bas, où les chemins sont normalement dégagés tout l’hiver. »
« Je me demande s’il s’agit d’une machination de l’Ennemi, dit Boromir. Dans mon pays, on dit qu’il peut régir les tempêtes des Montagnes de l’Ombre qui marquent les frontières du Mordor. Il a d’étranges pouvoirs et de nombreux alliés. »
« Son bras s’est certes allongé, dit Gimli, s’il peut faire descendre les neiges du Nord pour nous incommoder ici, à trois cents lieues de distance.
« Son bras s’est allongé », dit Gandalf.
Tandis qu’ils faisaient halte, le vent tomba et la neige diminua au point de cesser presque complètement. Ils repartirent d’un pas lourd. Mais ils n’avaient pas parcouru plus d’un furlong que la tempête reprit de plus belle. Le vent se mit à siffler et la neige se changea en un blizzard aveuglant. Bientôt, même Boromir trouva difficile de continuer. Les hobbits, presque pliés en deux, clopinaient derrière les plus grands, mais il était évident qu’ils ne pourraient aller beaucoup plus loin si la neige ne s’apaisait pas. Frodo se sentait des jambes de plomb. Pippin était à la traîne. Même Gimli, aussi solide qu’un nain pouvait l’être, grommelait en traînant les pieds.
La Compagnie s’arrêta soudain d’un commun accord, comme si une décision avait été prise sans qu’un seul mot ne soit prononcé. Dans les ténèbres environnantes, on entendait des bruits sinistres. Ce n’était peut-être qu’un jeu du vent dans les fentes et les ravines de la paroi rocheuse ; mais on aurait dit des cris stridents, et d’affreux hurlements de rire. Des pierres se mirent à rouler au flanc de la montagne, sifflant au-dessus de leurs têtes, ou s’écrasant tout près d’eux dans le sentier. Par moments, un grondement sourd se faisait entendre tandis qu’un gros rocher déboulait de hauteurs cachées.
« Nous ne pouvons continuer cette nuit, dit Boromir. Croira qui voudra que le vent est à l’œuvre ; il y a dans l’air des voix terribles, et ces pierres nous sont destinées. »
« Je crois pour ma part que le vent est à l’œuvre, dit Aragorn. Mais cela n’implique pas que vous ayez tort. Il y a dans le monde beaucoup de choses hostiles et malfaisantes qui ne portent pas dans leur cœur tous ceux qui vont sur deux jambes ; pourtant, elles ne sont pas les alliées de Sauron, mais suivent leurs propres desseins. Certaines sont de ce monde depuis plus longtemps que lui. »
« Le Caradhras était surnommé le Cruel et avait mauvaise réputation, dit Gimli ; et c’était il y a de longues années, alors que la rumeur de Sauron n’avait pas encore gagné ces terres. »
« Il importe peu de savoir qui est notre ennemi, dit Gandalf, s’il nous est impossible de repousser son assaut. »
« Mais que pouvons-nous faire ? s’écria Pippin d’une voix plaintive. Appuyé sur Merry et Frodo, il frissonnait.
« Soit nous arrêter ici, soit faire demi-tour, dit Gandalf. Il ne sert à rien de continuer. Un peu plus haut, si ma mémoire est bonne, ce sentier s’éloigne de la paroi et s’engage dans une dépression, large et peu profonde, au pied d’une longue pente raide. Nous n’y serions aucunement abrités de la neige ni des pierres – ni de quoi que ce soit d’autre. »
« Et il ne sert à rien de faire demi-tour tant que dure la tempête, dit Aragorn. Nous n’avons passé en montant aucun endroit plus abrité qu’ici, sous cette haute paroi. »
« Abrité ! marmonna Sam. Si c’est ça être abrité, autant dire qu’un mur et pas de toiture font une maison. »
La Compagnie se blottit alors au plus près de la paroi. Celle-ci faisait face au sud, et, non loin au-dessus de leurs têtes, elle était quelque peu saillante, ce qui, espéraient-ils, leur offrirait quelque protection contre le vent du nord et les éboulements de pierre. Mais des rafales tourbillonnantes les encerclaient de toutes parts, et la neige continuait de pleuvoir en nuages toujours plus épais.
Ils se ramassèrent les uns contre les autres, adossés contre la pierre. Bill le poney se tenait devant les hobbits d’un air patient mais abattu, et les protégeait un peu ; mais la neige dépassa bientôt ses jarrets, et elle continua de s’amonceler. Sans leurs compagnons plus grands, les hobbits n’auraient pas tardé à être complètement ensevelis.
Frodo fut pris d’une grande somnolence ; il se sentit sombrer rapidement dans un rêve vaporeux et chaud. Il croyait qu’un feu lui réchauffait les orteils, et parmi les ombres du côté opposé de l’âtre, il entendit monter la voix de Bilbo. Ton journal ne m’emballe pas tellement, lui dit-il. Tempêtes de neige le 12 janvier : ce n’était pas la peine de revenir nous le dire !
Mais je voulais me reposer et dormir, Bilbo, répondit Frodo avec effort – quand il se sentit secoué ; et il revint péniblement de cette léthargie. Boromir l’avait soulevé de terre et extirpé d’un nid de neige.
« Ce sera la mort des demi-hommes, Gandalf, dit Boromir. À quoi bon rester assis ici jusqu’à en avoir par-dessus la tête ? Nous devons faire quelque chose pour nous sauver. »
« Donnez-leur ceci, dit Gandalf, fouillant dans son bagage et sortant une flasque de cuir. Seulement une gorgée – pour chacun de nous. C’est une boisson très précieuse : du miruvor, le cordial d’Imladris. Elrond me l’a donné quand nous nous sommes séparés. Faites-le passer ! »
Aussitôt qu’il eut avalé un peu de cette chaude liqueur odorante, Frodo sentit son courage renouvelé et ses membres sortir de leur profond engourdissement. Les autres en furent aussi ragaillardis, retrouvant espoir et vigueur. Mais la neige, elle, ne faiblit pas. Ses tourbillons se firent plus épais que jamais, et le vent souffla encore plus fort.
« Que dites-vous d’un feu ? demanda soudain Boromir. Car nous sommes près d’avoir à choisir entre un feu et la mort, Gandalf. Nul doute que nous serons cachés à tous les regards hostiles quand la neige nous aura recouverts, mais cela ne nous aidera en rien. »
« Vous pouvez toujours en allumer un, si vous y arrivez, répondit Gandalf. S’il est des espions capables d’endurer cette tempête, alors ils peuvent nous voir, avec ou sans feu. »
Mais bien qu’ils eussent emporté du bois et des brindilles sur le conseil de Boromir, il s’avéra impossible, pour un Elfe et même un Nain, de produire une flamme capable de survivre aux bourrasques ou à l’humidité du combustible. Enfin, Gandalf consentit malgré lui à les aider. Ramassant un fagot, il l’éleva un moment, puis, avec une formule de commandement, naur an edraith ammen !, il y enfonça la pointe de son bâton. Un grand jet de flammes bleues et vertes jaillit aussitôt, et le bois pétilla et s’embrasa.
« S’il y en a qui regardent, ils savent au moins que je suis là, dit-il. J’ai écrit Gandalf est ici en des signes que tous peuvent lire, de Fendeval jusqu’aux bouches de l’Anduin. »
Mais désormais, la Compagnie n’avait cure des espions ou des regards hostiles. La lueur du feu leur réchauffait le cœur. Le bois flambait joyeusement ; et bien que la neige sifflât tout autour d’eux, tandis que des flaques de neige fondue s’accumulaient sous leurs pieds, ils étaient ravis de pouvoir se réchauffer les mains. Ils se tinrent là, accroupis en cercle autour des petites flammes dansantes et jaillissantes. Une lueur rouge paraissait sur leurs visages las et inquiets ; derrière eux, la nuit s’élevait en un mur noir.
Mais le bois brûlait vite, et la neige continuait de tomber.