Champs du Pelennor
15 mars 3019
Mais voici ! au zénith de la gloire du roi, son bouclier d’or s’assombrit soudain. La nouvelle aurore se voila dans le ciel. L’obscurité tomba autour de lui. Les chevaux se cabrèrent et hennirent. Les hommes, jetés à bas de la selle, se traînaient sur le sol.
« À moi ! À moi ! s’écria Théoden. Debout, Eorlingas ! Ne craignez point de ténèbres ! » Mais Snawmana, éperdu de terreur, se dressa au plus haut, luttant contre l’air ; et poussant un grand cri, il s’écrasa sur le flanc, transpercé d’une flèche noire. Le roi tomba sous lui.
La grande ombre descendit comme un nuage. Et voyez ! c’était une créature ailée : plus grande que tout autre oiseau, si tant est qu’elle en fût un, et elle était nue, et ni penne ni plume ne portait, et ses vastes ailes étaient comme des palmures de cuir entre des doigts cornus ; et elle puait. Peut-être était-ce une créature d’un monde plus ancien, rejeton d’une espèce oubliée qui, nichant dans de froides montagnes sous la Lune, avait outrepassé son époque et engendré en son aire immonde cette ultime et improbable progéniture, tout inclinée au mal. Et le Seigneur Sombre l’avait emmenée et nourrie de chairs innommables, jusqu’à ce qu’elle surpassât toute autre créature volante ; et il l’avait offerte à son serviteur en guise de coursier. Or elle descendit sur eux, repliant ses ailes digitées avec un croassement, puis elle se posa sur le corps de Snawmana, enfonçant ses serres et recourbant son long cou dénudé.
Sur son dos se tenait une forme enveloppée de noir, vaste et menaçante. Elle portait une couronne d’acier, mais entre le cercle et le manteau ne se voyait rien d’autre qu’un sinistre reflet d’yeux : le Seigneur des Nazgûl. Il avait repris les airs, appelant son coursier avant que le ciel ne s’ouvrît ; et voilà qu’il était revenu, semant la ruine, opposant à l’espérance le désespoir, à la victoire, la mort. Il brandissait une grande masse d’armes noire.
Mais Théoden n’était pas livré entièrement à son sort. Les chevaliers de sa maison gisaient morts autour de lui ou, dominés par la folie de leurs coursiers, se trouvaient emportés au loin. Mais l’un d’eux était encore sur pied : Dernhelm le jeune, loyal en dépit de toute peur ; et il pleurait, car il aimait son seigneur comme un père. Tout au long de la charge, Merry s’était tenu derrière lui sans éprouver rien de fâcheux, jusqu’à la venue de l’Ombre ; alors Windfola, dans son épouvante, les avait jetés bas, et courait éperdu sur la plaine. Merry rampait à quatre pattes comme une bête égarée, et son horreur était telle qu’il ne voyait plus. Il eut envie de vomir.
« Serviteur du roi ! Serviteur du roi ! l’implorait son cœur. Tu dois rester près de lui. “Vous serez pour moi comme un père”, as-tu dit. » Mais sa volonté ne répondait pas, et son corps tremblait. Il n’osait pas ouvrir les yeux ni relever la tête.
C’est alors que, des ténèbres de son esprit, il crut entendre parler Dernhelm ; mais sa voix lui semblait étrange, à présent, et lui rappelait une autre voix qu’il avait connue.
« Arrière, vil dwimmerlaik, seigneur de la charogne ! Laisse les morts en paix ! »
Une voix froide répondit : « Ne t’interpose pas entre le Nazgûl et sa proie ! Ou il ne te tuera pas à ton tour : il t’emmènera aux maisons de lamentation, au-delà de toutes ténèbres, où ta chair sera dévorée, et ton esprit desséché mis à nu devant l’Œil sans Paupière. »
Une lame résonna, sortant du fourreau. « Fais ce que tu veux ; mais je ferai tout pour l’entraver, si je peux. »
« M’entraver, moi ? Pauvre fou. Aucun homme vivant ne le peut ! »
Merry perçut alors, de tous les sons entendus en cette heure, le plus étrange. Il semblait que Dernhelm riait, et sa voix claire était comme un tintement d’acier. « Je suis en vie, mais non un homme ! Tu as devant toi une femme. Je suis Éowyn, fille d’Éomund. Tu te dresses entre moi et mon seigneur et parent. Va-t’en, si tu n’es pas immortel ! Car, vivant ou mort-vivant, je te frapperai si tu le touches. »
La créature ailée cria après elle, mais le Spectre de l’Anneau ne fit aucune réponse, et il se tint silencieux, comme soudain assailli d’un doute. Pendant un instant, la plus totale stupéfaction eut raison de la peur de Merry. Il ouvrit les yeux et constata que sa vue n’était plus obscurcie. La grande créature était ramassée à quelques pas de lui ; tout semblait noir autour d’elle, et le Seigneur des Nazgûl se dressait au-dessus, telle une ombre de désespoir. Un peu à gauche, leur faisant face, se tenait celle qu’il avait appelée Dernhelm. Mais le heaume du secret était tombé de son front, et sa claire chevelure, délivrée de ses liens, versait un chatoiement d’or pâle sur ses épaules. Ses yeux d’un gris de mer étaient durs et implacables, pourtant des larmes coulaient sur sa joue. Une épée luisait dans sa main, et son bouclier était levé contre l’horreur, l’horreur des yeux de son ennemi.
C’était Éowyn et en même temps Dernhelm. Car Merry revit en un éclair le visage qu’il avait remarqué au départ de Dunhart : le visage d’un désespéré, partant en quête de la mort. Son cœur s’emplit de pitié, d’émerveillement aussi ; et soudain s’éveilla en lui le lent courage de son espèce. Il serra le poing. Elle ne devait pas mourir, si belle, si désespérée ! Du moins elle ne mourrait pas seule, sans assistance.
La face de leur ennemi n’était pas tournée vers lui, mais il osait à peine bouger, craignant que le regard mortel ne se portât sur lui. Lentement, lentement il se traîna sur le côté ; mais le Noir Capitaine, son doute et sa malveillance tout entiers dirigés vers la femme devant lui, ne fit pas plus attention à lui qu’à un ver rampant dans la boue.
Soudain, la grande créature battit de ses horribles ailes, qui dégagèrent un vent fétide. D’un bond, elle s’éleva de nouveau dans l’air et, avec un cri strident, se jeta sur Éowyn à grands coups de bec et de serres.
Mais toujours Éowyn restait impassible : fille des Rohirrim, enfant des rois, mince comme un fil d’épée, belle mais terrible. Elle porta un rapide coup, sûr et mortel. Sa lame trancha le cou tendu, et la tête tomba comme une pierre. D’un bond elle recula, tandis que l’immense forme périclitait, ses vastes ailes déployées, s’écrasant sur la terre ; et lors de sa chute, l’ombre passa. Une lumière descendit sur Éowyn, et ses cheveux brillèrent dans le soleil levant.
Au milieu du naufrage se dressa le Cavalier Noir, haut et menaçant, bien au-dessus d’elle. Avec un hurlement de haine qui brûlait les oreilles comme du venin, il abattit sa masse. Le bouclier d’Éowyn vola en éclats, et son bras fut brisé ; elle tomba à genoux. Comme un nuage, il fondit sur elle, et ses yeux étincelèrent ; il leva sa masse pour tuer.
Mais soudain, lui aussi tomba en avant avec un cri d’atroce douleur, et son coup dévia de sa cible, se fichant dans le sol. L’épée de Merry l’avait frappé par-derrière, déchirant le manteau noir, et, montant sous le haubert, avait percé le tendon derrière son puissant genou.
« Éowyn ! Éowyn ! » cria Merry. Alors, chancelante, elle se releva avec peine et, de ses dernières forces, elle plongea son épée entre la couronne et le manteau tandis que les grandes épaules se penchaient sur elle. La lame jeta des étincelles et se brisa en maints fragments. La couronne roula sur le sol avec un bruit métallique. Éowyn tomba en avant sur la dépouille de son adversaire. Mais voici ! manteau et haubert étaient vides. Ils gisaient sur le sol en une masse informe, chiffonnés et lacérés ; et un cri monta dans l’air frémissant, bientôt réduit à une plainte aiguë, emportée par le vent : une voix maigre et désincarnée qui, noyée, s’éteignit, pour ne plus jamais être entendue au cours de cet âge du monde.
Et voilà que se tenait Meriadoc au milieu des tués, cillant comme un hibou à la lumière du jour, car les larmes l’aveuglaient ; et comme à travers la brume, ses yeux se posèrent sur le beau visage d’Éowyn, gisante et immobile ; et il contempla la figure du roi tombé en pleine gloire. Car Snawmana s’était de nouveau retourné dans son agonie, s’enlevant de son maître ; mais il ne fut pas moins sa perte.
Merry se pencha alors et souleva sa main pour la baiser ; et voici ! Théoden ouvrit les paupières, et ses yeux étaient clairs, et il parla d’une voix douce quoique laborieuse.
« Adieu, maître Holbytla ! dit-il. Mon corps est brisé. Je vais rejoindre mes pères. Et même en leur auguste compagnie, je n’aurai pas honte, à présent. J’ai terrassé le serpent noir. Un matin gris, un jour de grâce et un glorieux couchant ! »
Merry, incapable de parler, fondit de nouveau en larmes. « Pardonnez-moi, sire, dit-il enfin, si j’ai enfreint votre commandement sans rien faire pour votre service, sinon pleurer notre séparation. »
Le vieux roi sourit. « Ne vous tourmentez pas ! Tout est pardonné. Un grand cœur ne se refuse pas. Vivez désormais dans la joie ; et quand vous vous assiérez tranquillement avec votre pipe, pensez à moi ! Car jamais je ne vais m’asseoir avec vous à Meduseld, à présent, comme je vous l’avais promis, pour discuter de la science des herbes. » Il ferma les yeux, et Merry s’inclina près de lui. Le roi reprit au bout d’un moment. « Où est Éomer ? Car mes yeux s’assombrissent, et j’aimerais le voir avant que de partir. Il doit hériter de ma couronne. Et je voudrais mander à Éowyn. Elle… elle ne voulait pas que je la laisse, et maintenant, je ne la reverrai plus, fille bien-aimée, plus chère qu’à un père. »
« Sire, sire, commença Merry d’une voix entrecoupée, elle est… » ; mais une vive clameur s’éleva à cet instant : des cors et des trompettes retentirent de toutes parts. Merry regarda autour de lui : il avait oublié la guerre, et tout le reste du monde ; et des heures semblaient s’être écoulées depuis que le roi avait chevauché à sa perte, bien qu’en vérité cela ne fît qu’un court moment. Mais il vit alors qu’ils risquaient d’être pris au milieu de la grande bataille qui allait bientôt s’engager.
De nouvelles forces de l’ennemi se pressaient sur la route venant du Fleuve, les légions de Morgul faisaient volte-face et se détournaient des murs, et les hommes de pied du Harad venaient des champs du sud avec un peloton de cavalerie à leur tête, tandis que se dressaient derrière eux les énormes dos des mûmakil, surmontés de tours de guerre. Mais au nord, Éomer et son blanc cimier menaient le grand front des Rohirrim, qu’il avait de nouveau rassemblé et ordonné, tandis que de la Cité se vidait de tous ses hommes ; et le cygne d’argent de Dol Amroth était à l’avant-garde, repoussant l’ennemi de la Porte.
La pensée traversa l’esprit de Merry : « Où est Gandalf ? N’est-il pas ici ? N’aurait-il pu sauver le roi et Éowyn ? » Mais Éomer arriva sur ces entrefaites, avec ceux des chevaliers de la maison qui n’étaient pas morts et qui, entre-temps, avaient maîtrisé leurs chevaux. Ils posèrent des yeux stupéfaits sur la carcasse de l’horrible bête qui gisait là ; et leurs coursiers ne voulurent pas s’approcher. Mais Éomer sauta à bas de sa selle, et la peine et la consternation le submergèrent lorsqu’il s’avança au côté du roi et se tint là en silence.
Puis l’un des chevaliers saisit la bannière de la main de Guthláf, le porte-étendard qui gisait mort, et il la souleva. Théoden ouvrit lentement les yeux. Apercevant la bannière, il fit signe de la remettre à Éomer.
« Salut, Roi de la Marche ! dit-il. Va maintenant à la victoire ! Fais mes adieux à Éowyn ! » Et il mourut ainsi, sans savoir qu’Éowyn gisait auprès de lui. Et ceux qui étaient là pleurèrent, criant : « Théoden Roi ! Théoden Roi ! »