Fangorn
1 mars 3019
Sur ce, les trois chasseurs plongèrent dans la forêt de Fangorn. Legolas et Gimli laissèrent le pistage à Aragorn. Il eut peu de chose à relever. Le sol de la forêt était sec et couvert de feuilles mortes ; mais Aragorn, supposant que les fugitifs resteraient près de la rivière, retournait souvent aux rives du cours d’eau. C’est ainsi qu’il découvrit l’endroit où Merry et Pippin avaient bu et s’étaient baigné les pieds. Là se trouvaient, bien à la vue de tous, les empreintes de deux hobbits, et l’un semblait un peu plus petit que l’autre.
« Voilà de bonnes nouvelles, dit Aragorn. Mais ces traces sont vieilles de deux jours. Et il semble qu’à partir d’ici, les hobbits aient cessé de suivre la rive. »
« Qu’allons-nous faire, dans ce cas ? dit Gimli. Nous ne pouvons les poursuivre à travers les dédales de Fangorn. Nous n’avons pas les provisions nécessaires. Si nous ne les trouvons pas bientôt, nous ne pourrons leur être d’aucun secours, sinon en nous asseyant auprès d’eux pour témoigner de notre amitié, et mourir de faim ensemble. »
« Si c’est là tout ce qu’il nous reste à faire, alors c’est ce que nous ferons, dit Aragorn. Continuons. »
Parvenus enfin à la rude montée de la Colline de Barbebois, ils levèrent les yeux vers la paroi rocheuse et ses marches grossières menant à la haute corniche. Des rayons de soleil perçaient à travers les nuages pressés, et la forêt paraissait déjà moins grise et morne.
« Grimpons là-haut et regardons aux alentours ! dit Legolas. J’ai encore le souffle court. J’aimerais goûter un air moins confiné pour quelques instants. »
Les compagnons grimpèrent ; Aragorn arriva en dernier. Il monta lentement, examinant chacune des marches et des saillies.
« Je suis presque sûr que les hobbits sont venus ici, dit-il. Mais il y a d’autres traces, des traces fort étranges que je n’arrive pas à comprendre. Je me demande si nous verrons quelque chose du haut de cette corniche pour nous indiquer par où ils sont allés. »
Debout sur la corniche, il scruta les alentours mais ne trouva rien d’utile. Elle faisait face au sud et à l’est, mais seule la vue de l’est était dégagée. De ce côté, on pouvait voir les têtes des arbres qui descendaient en rangs, vers la plaine d’où ils étaient venus.
« Nous avons fait un long détour, dit Legolas. Nous aurions pu arriver ici tous ensemble, sains et saufs, si nous avions quitté le Grand Fleuve le deuxième ou le troisième jour, et piqué droit vers l’ouest. Rares sont ceux qui peuvent prédire où leur chemin les conduira, avant d’en avoir vu le bout. »
« Mais nous ne désirions pas venir à Fangorn », objecta Gimli.
« Pourtant, nous y sommes – et joliment pris au piège, dit Legolas. Regarde ! »
« Regarde quoi ? » fit Gimli.
« Là, entre les arbres. »
« Où donc ? Je n’ai pas l’œil d’un Elfe. »
« Chut ! Pas si haut ! Regarde ! dit Legolas, pointant l’index. En bas, dans le sentier d’où nous venons. C’est lui. Ne le vois-tu pas, passant d’arbre en arbre ? »
« Si, si, je le vois, maintenant ! siffla Gimli. Regardez, Aragorn ! Ne vous avais-je pas prévenu ? C’est notre vieillard. Tout en loques grises et sales : c’est pourquoi je ne l’ai pas vu tout de suite. »
Aragorn regarda et vit une forme voûtée à la démarche lente. Elle n’était pas loin. On eût dit un vieux mendiant qui marchait avec lassitude, appuyé sur un bâton de facture grossière. Il avait la tête baissée et ne regardait pas vers eux. En d’autres lieux, ils l’auraient accueilli avec une parole bienveillante ; mais en l’occurrence, ils se tinrent silencieux, chacun saisi d’une étrange appréhension : quelqu’un approchait qui détenait un pouvoir caché – un pouvoir, ou une menace.
Gimli écarquilla les yeux un moment, tandis que la silhouette approchait pas à pas. Puis tout à coup, incapable de se contenir plus longtemps, il s’écria : « Ton arc, Legolas ! Bande-le ! Prépare-toi ! C’est Saruman. Ne le laisse pas parler, ou nous jeter un sort ! Tire le premier ! »
Legolas saisit son arc et le banda, lentement, comme si une volonté autre s’opposait à lui. D’une main lâche, il tenait une flèche qu’il ne semblait pas vouloir encocher. Aragorn demeurait silencieux, le visage attentif et absorbé.
« Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi attends-tu ? » souffla Gimli en un murmure.
« Legolas a raison, dit calmement Aragorn. Nous ne pouvons abattre un vieillard de la sorte, sans avertissement ni provocation, qu’importe la peur ou le doute qui nous assaille. Observons et attendons ! »
À ce moment, le vieillard pressa le pas et arriva au pied de la paroi rocheuse avec une agilité surprenante. Puis soudain il leva la tête, tandis qu’eux, immobiles, gardaient les yeux baissés. Il n’y avait pas un son.
Ils ne pouvaient voir son visage : l’homme portait un capuchon, surmonté d’un chapeau à larges bords, de sorte que tous ses traits demeuraient dans l’ombre, hormis le bout de son nez et sa barbe grise. Mais Aragorn crut apercevoir le reflet d’yeux brillants et pénétrants dans l’ombre de la figure encapuchonnée.
Enfin, le vieillard brisa le silence. « Que voilà une heureuse rencontre, mes amis, dit-il d’une voix douce. Je désire vous parler. Voulez-vous descendre, ou dois-je monter ? » Sans attendre la réponse, il se mit à gravir les marches.
« Maintenant ! s’écria Gimli. Arrête-le, Legolas ! »
« N’ai-je pas dit que je voulais vous parler ? dit le vieillard. Posez cet arc, maître Elfe ! »
L’arc et la flèche tombèrent des mains de Legolas, et il se retrouva les bras pendants.
« Quant à vous, maître Nain, je vous prie de lâcher le manche de votre hache, jusqu’à ce que je sois monté ! Vous n’aurez pas besoin de tels arguments. »
Gimli sursauta, puis il se tint immobile comme une pierre, les yeux grands ouverts, tandis que le vieillard escaladait les marches inégales, aussi léger qu’une chèvre. Toute lassitude semblait l’avoir quitté. Au moment où il posait le pied sur la corniche, il y eut une lueur, fugace et donc incertaine : un éclair de blanc, comme si un vêtement caché sous les loques grises s’était momentanément laissé voir. La respiration de Gimli jurait dans le silence comme un lourd sifflement.
« Heureuse rencontre, je le répète ! » dit le vieillard en s’avançant. Il s’arrêta à quelques pieds d’eux, et, s’appuyant sur son bâton, il tendit le cou pour mieux les observer de sous son capuchon. « Mais que faites-vous donc dans ces parages ? Un Elfe, un Homme et un Nain, tous vêtus à la manière elfique. Sans doute y a-t-il un récit intéressant derrière tout cela. On ne voit pas souvent de ces choses-là, par ici. »
« Vous parlez comme si vous connaissiez bien Fangorn, dit Aragorn. Est-ce le cas ? »
« Pas bien, dit le vieillard : c’est un sujet qui requerrait plusieurs vies d’étude. Mais j’y viens de temps à autre. »
« Peut-on connaître votre nom, et savoir ensuite ce que vous avez à nous dire ? demanda Aragorn. La matinée avance, et nous avons une mission qui ne saurait attendre. »
« Quant à ce que je voulais vous dire, je l’ai dit : que faites-vous ici, et qu’avez-vous à dire sur votre propre compte ? Et pour ce qui est de mon nom ! » Il s’interrompit, secoué d’un rire long et doux. Aragorn, l’entendant, se sentit parcouru d’un frisson, un tressaillement étrange et froid ; pourtant, il ne ressentait aucune crainte ou épouvante : c’était plutôt comme la soudaine morsure d’un air vif, ou le contact d’une froide averse qui eût réveillé un dormeur inquiet.
« Mon nom ! répéta le vieillard. Ne l’avez-vous pas déjà deviné ? Vous l’avez déjà entendu, je pense. Oui, vous le connaissez. Mais allons, qu’avez-vous à dire de vos faits et gestes ? »
Les trois compagnons se tinrent cois et ne firent aucune réponse.
« Certains commenceraient à se demander si votre mission est racontable, dit le vieillard. Heureusement, j’en sais déjà une partie. Vous suivez la piste de deux jeunes hobbits, je crois. Oui, des hobbits. Ce n’est pas la peine de me regarder comme si ce curieux nom vous était inconnu. Vous le connaissez, et moi aussi. Bref, ils ont grimpé ici avant-hier ; et ils ont fait une rencontre inopinée. Vous êtes rassurés ? Maintenant, je suppose que vous voulez savoir où ils ont été emmenés ? Eh bien, peut-être puis-je vous renseigner là-dessus. Mais pourquoi restons-nous plantés ici ? Votre mission, vous le voyez, n’est plus aussi urgente que vous le pensiez. Asseyons-nous, nous serons plus à l’aise. »
Le vieillard tourna les talons et se dirigea vers un tas de pierres et de roches éboulées, au pied de l’escarpement situé derrière la corniche. Instantanément, comme si un charme avait été levé, les autres remuèrent et se relâchèrent. La main de Gimli se posa aussitôt sur le manche de sa hache. Aragorn tira son épée. Legolas ramassa son arc.
Le vieillard ne leur fit pas attention ; il se courba et s’assit sur une pierre basse et plate. Les pans de sa cape grise s’entrouvrirent alors, et ils virent, sans aucun doute possible, qu’en dessous il était vêtu tout de blanc.
« Saruman ! s’exclama Gimli, et il s’élança vers lui la hache à la main. Parle ! Dis-nous où tu as caché nos amis ! Qu’est-ce que tu en as fait ? Parle, ou je ferai une entaille dans ton chapeau que même un magicien aura du mal à recoudre ! »
Le vieillard fut trop rapide pour lui. Il se releva vivement et bondit au sommet d’un gros rocher. Il s’y dressa de toute sa hauteur, soudain grandi, les dominant de haut. Son capuchon et ses loques grises volèrent en arrière. Ses vêtements blancs resplendirent. Il éleva son bâton, et la hache de Gimli lui glissa des doigts et retomba au sol avec un tintement sonore. L’épée d’Aragorn, dressée dans sa main inerte, s’embrasa d’un feu soudain. Legolas poussa un grand cri et tira une flèche haut dans les airs : elle disparut en un éclair de flamme.
« Mithrandir ! s’écria-t-il. Mithrandir ! »
« Heureuse rencontre, je vous assure, Legolas ! » dit le vieillard.
Tous les regards étaient fixés sur lui. Ses cheveux étaient blancs comme neige au soleil, et sa robe d’un blanc étincelant ; ses yeux, sous des sourcils saillants, brillaient d’un vif éclat, aussi pénétrants qu’un rayon de soleil ; le pouvoir était dans sa main. Entre l’émerveillement, la joie et la crainte, ils restèrent saisis et ne trouvèrent rien à dire.
Aragorn se secoua en premier. « Gandalf ! dit-il. Au-delà de toute espérance, vous nous revenez à l’heure de la nécessité ! Quel voile était donc sur ma vue ? Gandalf ! » Gimli ne dit rien mais tomba à genoux, se masquant les yeux avec la main.
« Gandalf, répéta le vieillard, comme pour tirer du fond de sa mémoire un mot depuis longtemps passé d’usage. Oui, c’était mon nom. J’étais Gandalf. »
Il descendit du rocher, puis, ramassant sa cape grise, il la revêtit ; et l’on eût dit que le soleil avait brillé un instant et s’était de nouveau enveloppé de nuages. « Oui, vous pouvez continuer à m’appeler Gandalf, dit-il, et la voix était celle de leur vieil ami et conseiller. Levez-vous, mon bon Gimli ! Vous êtes exempt de blâme et moi de blessure. En vérité, mes amis, aucun de vous n’a d’arme qui puisse me porter atteinte. Réjouissez-vous ! Nous nous retrouvons. À l’heure où le vent tourne. La terrible tempête approche, mais le vent a tourné. »
Il posa sa main sur la tête de Gimli, et le Nain leva les yeux et rit tout à coup. « Gandalf ! dit-il. Mais vous êtes tout en blanc ! »
« Oui, je suis blanc, maintenant, dit Gandalf. En fait, on pourrait presque dire que je suis Saruman – Saruman tel qu’il aurait dû être. Mais allons, parlez-moi de vous ! J’ai traversé le feu et l’eau profonde, depuis notre séparation. J’ai oublié maintes choses que je croyais savoir, et j’en ai réappris bien d’autres que j’avais oubliées. Je puis voir bien des choses lointaines, mais il en est d’autres, toutes proches, que je ne vois pas. Parlez-moi de vous ! »