Auberge du Poney Fringant
29 septembre 3018
Les hobbits gravirent une pente douce, passèrent quelques maisons isolées et arrêtèrent leurs montures devant l’auberge. Ces maisons leur paraissaient étranges, de taille démesurée. Sam, levant le regard vers l’auberge, avec ses trois étages et ses nombreuses fenêtres, sentit son cœur se serrer. Il s’était imaginé rencontrer, à un moment ou à un autre, des géants plus grands que les arbres, et d’autres créatures encore plus terrifiantes, au cours de son voyage ; mais pour l’heure, cet avant-goût des Hommes et de leurs grandes maisons lui semblait bien assez, peut-être même un peu trop après une journée aussi fatigante, à la nuit tombée. Il se représenta des chevaux noirs, entièrement sellés et bridés, tapis dans la cour de l’auberge, et des Cavaliers Noirs les épiant à l’étage, derrière les sombres fenêtres.
« Me dites pas que c’est ici qu’on va passer la nuit, hein, m’sieur ? s’exclama-t-il. S’il y a des hobbits dans les parages, pourquoi on n’irait pas en trouver qui voudraient nous héberger ? Ce serait plus comme cheu nous. »
« Qu’est-ce qu’elle a, l’auberge ? dit Frodo. Tom Bombadil l’a recommandée. Je suis sûr qu’on s’y sentira comme chez nous une fois entrés. »
Même vue de dehors, l’auberge était assez agréable pour qui en avait l’habitude. Sa façade donnait sur la Route, et deux ailes partaient en arrière sur un terrain partiellement excavé dans les basses pentes de la colline, de sorte qu’au dos de l’édifice, les fenêtres du deuxième étage se trouvaient au niveau du sol. Une grande arche donnait accès à une cour entre les deux ailes, et sous cette arche, sur la gauche, s’ouvrait une grande porte en haut de quelques larges marches. La porte était ouverte et un flot de lumière en sortait. Au-dessus de l’arche se trouvait une lampe, sous laquelle se balançait une grande enseigne : un poney blanc et gras dressé sur ses pattes de derrière. Sur le linteau de la porte se lisait une inscription en lettres blanches : LE PONEY FRINGANT chez FILIBERT FLEURDEBEURRE. Plusieurs des fenêtres d’en bas laissaient voir de la lumière derrière d’épais rideaux.
Tandis qu’ils hésitaient dehors dans la pénombre, quelqu’un au-dedans entonna une joyeuse chanson, et de nombreuses voix se joignirent à lui en un chœur enthousiaste. Ils écoutèrent un moment ce son engageant, puis descendirent de leurs poneys. La chanson prit fin en une explosion de rires et d’applaudissements.
Ils menèrent leurs poneys sous l’arche et, les laissant dans la cour, gravirent les marches à l’entrée. Frodo s’avança et manqua de se cogner contre un homme court et gras, au crâne chauve et au visage rubicond. Il portait un tablier blanc et se hâtait d’une porte à l’autre avec un plateau chargé de chopes remplies à ras bord.
« Pourrions-nous… », commença Frodo.
« Une petite minute, je vous prie ! » cria l’homme par-dessus son épaule, disparaissant dans un brouhaha de voix et un nuage de fumée. Un instant plus tard il ressortait, s’essuyant les mains sur son tablier.
« Bonsoir, petit maître ! dit-il en se penchant. Que cherchez-vous, dites-moi ? »
« Des lits pour quatre personnes, et de la place pour cinq poneys à l’écurie, si possible. Vous êtes M. Fleurdebeurre ? »
« C’est exact ! Mon nom est Filibert. Filibert Fleurdebeurre, à votre service ! Vous êtes du Comté, hein ? » fit-il ; et soudain il se tapa le front comme pour se rappeler quelque chose. « Des Hobbits ! s’écria-t-il. Voyons, à quoi ça me fait penser ? Puis-je vous demander vos noms, messieurs ? »
« M. Touc et M. Brandibouc, dit Frodo ; et voici Sam Gamgie. Mon nom est Souscolline. »
« Bon, tant pis ! fit M. Fleurdebeurre. C’est reparti ! Mais ça me reviendra, quand j’aurai le temps de réfléchir. Je suis débordé, mais je vais voir ce que je peux faire pour vous. C’est pas tous les jours qu’on reçoit des Gens du Comté, et je m’en voudrais de ne pas vous faire bon accueil. Mais il y a déjà tant de monde ici ce soir, comme on n’en a pas vu depuis belle lurette. C’est tout l’un ou tout l’autre, qu’on dit à Brie.
« Hé ! Nob ! cria-t-il. Où es-tu, espèce de lambin aux pieds laineux ? Nob ! »
« J’arrive, m’sieur ! J’arrive ! » Un hobbit aux traits enjoués jaillit d’une porte et, apercevant les voyageurs, s’arrêta net et les dévisagea avec grand intérêt.
« Où est Bob ? demanda l’aubergiste. Aucune idée ? Alors, trouve-le ! Et que ça saute ! J’ai pas six jambes, et pas six yeux non plus ! Dis à Bob qu’il y a cinq poneys à mettre à l’écurie. Qu’il s’arrange pour trouver de la place. » Nob s’en fut à petits pas pressés avec un clin d’œil et un sourire.
« Bon alors, qu’est-ce que je disais ? fit M. Fleurdebeurre en se tapotant le front. Un clou chasse l’autre, comme on dit. Je suis si occupé ce soir que j’en ai le tournis. Il y a un groupe qui est arrivé par le Chemin Vert hier soir venant du Sud – comme si c’était pas assez étrange pour commencer. Puis il y a une compagnie de nains en vadrouille qui est arrivée ce soir pour un voyage dans l’Ouest. Et maintenant, il y a vous. Si vous n’étiez pas des hobbits, j’ai bien l’impression qu’on ne pourrait pas vous loger. Mais nous avons une ou deux chambres dans l’aile nord, faites expressément pour les hobbits quand cette maison a été bâtie. Au rez-de-chaussée, comme ils préfèrent d’habitude, avec des fenêtres rondes et tout, comme ils aiment. J’espère que vous y serez à votre aise. Vous voudrez souper, je pense bien. Aussitôt que possible. Par ici, voulez-vous ? »
Il les mena le long de couloir et ouvrit bientôt une porte. « Vous avez ici un joli petit salon, dit-il. J’espère qu’il conviendra. Maintenant, vous m’excuserez. Je suis à ce point débordé. Pas le temps de discuter. Il faut que je me sauve. Ça fait beaucoup pour deux jambes, pourtant je ne maigris pas. Je repasserai plus tard. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, sonnez la cloche et Nob viendra vous voir. Et s’il vient pas, sonnez et criez ! »
Il partit enfin, les laissant assez essoufflés. Il semblait capable de produire un flot interminable de paroles, tout occupé qu’il fût. Il les avait amenés à une petite pièce bien douillette. Un petit feu vif brûlait dans l’âtre ; des fauteuils bas et confortables étaient installés devant. Il y avait aussi une table ronde, déjà recouverte d’une nappe blanche, sur laquelle était posée une grande cloche à main. Mais Nob, le serviteur hobbit, arriva en trombe bien avant qu’ils aient songé à le sonner. Il apportait des bougies et un plateau rempli d’assiettes.
« Prendrez-vous quelque chose à boire, mes bons maîtres ? demanda-t-il. Et vous montrerai-je vos chambres pendant qu’on prépare à souper ? »
Frais lavés, ils avaient entamé de bonnes grosses chopes de bière quand M. Fleurdebeurre reparut avec Nob. En un clin d’œil, la table fut mise. Il y avait de la soupe chaude, des viandes froides, une tarte aux mûres, des miches fraîches, des mottes de beurre et un demi-fromage bien fait : de la bonne nourriture simple, aussi bonne que celle dont le Comté pouvait s’enorgueillir, et assez « comme cheu nous » pour dissiper les derniers doutes de Sam (déjà passablement soulagés par l’excellence de la bière).
L’aubergiste leur tourna autour pendant un moment, puis s’apprêta à prendre congé. « Je ne sais pas si vous aimeriez vous joindre aux autres, quand vous aurez fini de souper, dit-il debout à la porte. Vous aurez peut-être envie d’aller dormir. Reste que la compagnie serait ravie de vous accueillir, si le cœur vous en dit. On ne voit pas souvent des Gens de l’Extérieur – du Comté, devrais-je dire, sauf votre respect ; et c’est toujours plaisant d’entendre quelques nouvelles, ou toute histoire ou chanson qui pourrait vous venir à l’esprit. Mais faites comme vous voudrez ! Sonnez si vous manquez de quelque chose ! »
Leur souper (environ trois quarts d’heure sans discontinuer, et sans bavardage inutile) les revigora et les réconforta à tel point que Frodo, Sam et Pippin décidèrent de se joindre à la compagnie. Merry objecta que ce serait trop étouffant. « Je vais rester ici tranquillement, et m’asseoir encore un peu au coin du feu. J’irai peut-être prendre l’air un peu plus tard. Attention à ce que vous dites, et à ce que vous faites ; n’oubliez pas que vous êtes censés partir en cachette, et que vous êtes encore sur la grand-route, pas très loin du Comté ! »
« D’accord ! dit Pippin. Fais attention à toi ! Ne t’égare pas, et n’oublie pas que c’est plus sûr à l’intérieur ! »
La compagnie était réunie dans la grande salle commune de l’auberge. L’assemblée était nombreuse et variée, comme Frodo put s’en rendre compte quand ses yeux s’habituèrent à la lumière. Celle-ci venait principalement d’un grand feu de bûches, car les trois lampes suspendues aux solives ne donnaient qu’un faible éclairage à moitié enveloppé de fumée. Filibert Fleurdebeurre se tenait près du feu, devisant avec deux nains et quelques hommes d’allure étrange. Des gens de toutes sortes occupaient les bancs : des hommes de Brie, un groupe de hobbits de la région (assis à bavarder ensemble), encore quelques nains, et d’autres vagues silhouettes difficiles à distinguer dans l’ombre et dans les recoins.
Aussitôt qu’ils virent les hobbits du Comté, un chœur de bienvenue s’éleva chez les Briennais. Les étrangers, en particulier ceux qui étaient montés par le Chemin Vert, dévisagèrent les nouveaux venus avec curiosité. L’aubergiste les présenta aux Gens de Brie de manière si expéditive que, bien qu’ils aient plus ou moins saisi les noms, ils n’étaient pas du tout sûrs de les associer à la bonne personne. Les Hommes de Brie semblaient tous avoir hérité de noms à saveur botanique (d’où leur consonance plutôt étrange pour les Gens du Comté), tels Jonchère, Chèvrefeuille, Piedbruyère, Pommerel, Chardolaine et Fougeard (sans oublier Fleurdebeurre). Certains hobbits de la région avaient des noms similaires. Les Armoise, par exemple, semblaient nombreux. Mais la plupart portaient des noms normaux, tels Cotelier, Blairotte, Troulong, Sabliau et Tunneleux, nombre d’entre eux étant en usage dans le Comté. Il y avait plusieurs Souscolline vivant à Raccard, et comme ils ne pouvaient concevoir qu’une personne porte le même nom qu’eux sans nécessairement être parente, ils se prirent d’affection pour Frodo, heureux de retrouver un cousin perdu depuis longtemps.
Les hobbits de Brie se montrèrent d’ailleurs très affables, voire excessivement curieux, et Frodo ne tarda pas à se rendre compte qu’il aurait à fournir une explication de ses faits et gestes. Il leur dit s’intéresser à l’histoire et à la géographie (ce qui lui valut de nombreux hochements de tête, bien qu’aucun de ces deux mots ne fût très usité dans le dialecte de Brie). Il ajouta qu’il songeait à écrire un livre (ce qui lui valut un silence ahuri), et que lui et ses amis cherchaient à recueillir des informations sur les hobbits vivant à l’extérieur du Comté, en particulier dans les contrées à l’est.
Un chœur de voix éclata alors. Frodo, eût-il réellement eu l’intention d’écrire un livre (et eût-il été doté de quelques oreilles de plus), aurait eu suffisamment de matière en quelques minutes pour composer plusieurs chapitres. Et comme si ce n’était pas assez, on lui remit toute une liste de personnes (avec, en tête, « Notre vieux Filibert ») vers qui se tourner pour de plus amples renseignements. Mais comme Frodo ne semblait pas se décider à leur écrire un livre sur-le-champ, les hobbits finirent par revenir aux traditionnelles questions sur les nouvelles du Comté. Frodo ne se montra pas très causant, et il se retrouva bientôt assis seul dans un coin, regardant autour de lui et prêtant l’oreille aux conversations.
Les Hommes et les Nains parlaient surtout d’événements lointains et racontaient des histoires comme on commençait à en entendre trop souvent. Il y avait des troubles dans le Sud, et il semblait que les Hommes arrivés par le Chemin Vert émigraient, cherchant des terres où vivre en paix. Si les Gens de Brie se montraient plutôt compatissants, ils n’avaient visiblement pas très envie d’accueillir un grand nombre d’étrangers dans leur petit pays. L’un des voyageurs, aux yeux louches et au visage disgracié, prédisait qu’il viendrait de plus en plus de gens au nord dans un proche avenir. « Si on leur trouve pas de place, ils la prendront eux-mêmes. Ils ont bien le droit de vivre comme tout le monde », proclama-t-il d’une voix forte. Manifestement, cette perspective n’avait rien pour réjouir les habitants du coin.
Les hobbits ne prêtaient guère attention à ces racontars qui, du reste, ne semblaient pas les concerner pour l’instant. Il était loin, le jour où des Grandes Gens viendraient chercher logis dans des trous de hobbits. Ils s’intéressaient davantage à Sam et à Pippin, qui se sentaient maintenant tout à fait chez eux, et parlaient avec entrain des événements du Comté. Pippin suscita bon nombre de rires avec son récit de l’effondrement du plafond du Trou de Ville à Grande-Creusée : Will Piéblanc, le maire (et le hobbit le plus gras du Quartier Ouest) avait été enseveli sous la craie et en était ressorti comme une boulette enfarinée. Mais il y eut plusieurs questions assez gênantes pour Frodo. L’un des Briennais, qui semblait être allé plusieurs fois dans le Comté, voulait savoir où habitaient les Souscolline et à quelles familles ils étaient apparentés.
Soudain, Frodo remarqua qu’un homme d’allure étrange, marqué par les intempéries, prêtait également une oreille attentive à la conversation des hobbits. Assis dans l’ombre près du mur, il avait devant lui un grand pot à bière et fumait une pipe à long tuyau, curieusement sculptée. Ses jambes étaient étendues, laissant voir de grandes bottes de cuir souple qui lui convenaient bien, mais qui avaient beaucoup d’usure et étaient à présent crottées de boue. Une lourde cape de toile vert foncé, salie par le voyage, l’enserrait de près, et malgré la chaleur de la pièce, il portait un capuchon qui assombrissait son visage ; mais on pouvait voir la lueur dans ses yeux tandis qu’il observait les hobbits.
« Qui est cet homme ? demanda Frodo, quand il eut l’occasion de murmurer à l’oreille de M. Fleurdebeurre. Je ne pense pas que vous nous l’ayez présenté ? »
« Lui ? répondit l’aubergiste en un souffle, jetant un regard de côté sans tourner la tête. Je ne sais pas très bien. C’est un de ces vagabonds : les Coureurs, qu’on les appelle. Il parle rarement, non qu’il n’ait une histoire hors de l’ordinaire à conter quand l’envie lui en prend. Il disparaît pendant un mois, ou un an, puis il resurgit tout à coup. Il est passé assez souvent ce printemps dernier, mais je ne l’ai pas vu dans le coin ces derniers temps. J’ai jamais entendu dire quel était son vrai nom ; mais par ici, on l’appelle l’Arpenteur. Il marche à grands pas sur ses longues cannes, même s’il ne dit jamais à personne pourquoi il est si pressé. Mais à l’Est et à l’Ouest, ne cherchez pas d’explication, comme on dit à Brie – en voulant dire les Coureurs et les Gens du Comté, sauf votre respect. C’est drôle que vous m’interrogiez sur lui. » Mais à ce moment, M. Fleurdebeurre dut répondre à des clients qui réclamaient encore de l’ale, et sa dernière remarque demeura inexpliquée.
Frodo s’aperçut alors que l’Arpenteur le regardait, comme s’il avait entendu ou deviné tout ce qui venait d’être dit. À présent, d’un signe de la main et d’un hochement de tête, il invitait Frodo à venir s’asseoir à ses côtés. Voyant Frodo s’approcher, il rejeta son capuchon en arrière, dévoilant une tête hirsute aux cheveux bruns, grisonnants par endroits, et, dans un visage pâle et sévère, de pénétrants yeux gris.
« On m’appelle l’Arpenteur, dit-il à voix basse. Très heureux de vous rencontrer, maître… Souscolline, si le vieux Fleurdebeurre a bien saisi votre nom. »
« Tout à fait », répondit Frodo d’un ton crispé. Il était loin de se sentir à l’aise sous le regard de ces yeux perçants.
« Eh bien, maître Souscolline, dit l’Arpenteur, si j’étais vous, j’empêcherais vos jeunes amis de trop parler. La boisson, le feu, les rencontres de hasard, tout cela est bien agréable, mais vous savez… ceci n’est pas le Comté. Il y a des gens bizarres dans les parages. Même si je suis mal venu de m’en plaindre, vous dites-vous peut-être, ajouta-t-il avec un sourire narquois, percevant le regard de Frodo. Et des voyageurs encore plus étranges ont traversé Brie, ces temps derniers », poursuivit-il, guettant l’expression de Frodo.
Frodo soutint son regard, mais ne dit rien ; et l’Arpenteur demeura coi. Son attention semblait soudain fixée sur Pippin. À son grand affolement, Frodo s’aperçut que ce jeune écervelé de Touc, fort du succès que lui avait valu le bedonnant maire de Grande-Creusée, poussait l’étourderie jusqu’à faire un récit comique de la fête d’adieu de Bilbo. Il s’était déjà lancé dans une imitation du Discours et approchait de l’étonnante Disparition.
Frodo était bien agacé. Pour la plupart des hobbits de la région, c’était, à n’en pas douter, une histoire plutôt anodine : rien de plus qu’une anecdote amusante concernant ce drôle de monde de l’autre côté du Fleuve ; mais certains (le vieux Fleurdebeurre, par exemple) n’étaient pas tombés de la dernière averse, et ils avaient probablement entendu des rumeurs concernant la disparition de Bilbo, toutes ces années auparavant. Cela leur rappellerait le nom de Bessac, surtout si on s’était enquis récemment de ce nom à Brie.
Frodo remua sur son siège, se demandant que faire. Pippin était visiblement ravi de toute l’attention qu’il recevait, et devenait fort oublieux du danger qui les guettait. Frodo craignit soudain que, dans son état d’esprit, il aille jusqu’à mentionner l’Anneau, ce qui pourrait bien s’avérer désastreux.
« Vous feriez mieux d’agir vite ! » souffla l’Arpenteur à son oreille.
Grimpant sur une table, Frodo s’y tint debout et se mit à parler, détournant l’attention de l’auditoire de Pippin. Certains hobbits, levant les yeux vers Frodo, se mirent à rire et à applaudir, croyant que M. Souscolline avait ingurgité tout son soûl de bière.
Frodo se sentit tout à coup profondément ridicule, et il se trouva (comme c’était son habitude en livrant un discours) à tripoter les objets qu’il avait dans sa poche. Il sentit l’Anneau sur sa chaîne, et, de manière tout à fait inexplicable, éprouva soudain l’envie irrépressible de le mettre et d’échapper à cette situation grotesque. C’était comme si cette suggestion lui venait de l’extérieur, de quelqu’un ou quelque chose qui se trouvait dans la pièce. Résistant fermement à la tentation, il referma sa main sur l’Anneau, comme pour le réprimer et l’empêcher de s’échapper ou de jouer quelque mauvais tour. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’Anneau ne lui fournit aucune inspiration. Il prononça « quelques mots de circonstance », comme on aurait dit dans le Comté : Nous sommes tous très touchés de l’amabilité de votre accueil, et je me permets d’espérer que ma courte visite pourra contribuer à renouveler les vieux liens d’amitié entre Brie et le Comté ; puis il hésita et toussa.
Tout le monde le regardait, à présent. « Une chanson ! » cria l’un des hobbits. « Une chanson ! Une chanson ! firent tous les autres. Allons, mon bon maître, chantez-nous quelque chose qu’on n’a jamais entendu ! »
Pendant un moment, Frodo resta bouche bée. Puis, en désespoir de cause, il entonna une chanson ridicule que Bilbo aimait bien (et dont il était plutôt fier, car il en avait lui-même composé les paroles). Elle parlait d’une auberge : c’est sans doute pour cette raison que Frodo s’en souvint à ce moment-là. La voici en entier. De nos jours, en règle générale, on n’en connaît guère plus que quelques mots.
Il est une joyeuse auberge
sous une colline grise ;
On y brasse une bière si brune
Que vint un soir l’Homme dans la Lune
pour en boire à sa guise.
Le pal’frenier a un chat pompette
qui est un fier violoneux.
Son grand archet court sans arrêt :
En haut, il grince, en bas, il braie,
parfois il racle au milieu.
Le patron, il a un p’tit chien
qui aime bien s’égayer ;
Quand se réjouit la compagnie,
Il tend l’oreille aux plaisanteries
et rit à s’en étouffer.
Ils ont là une vache à cornes
superbe comme une reine ;
Mais la musique l’étourdit,
Lui fait remuer sa queue fournie
et danser sur la plaine.
Oh ! les rangées de plats d’argent,
et les couverts polis !
Pour l’dimanche on en a de beaux
Que l’on frotte bien comme il faut
les samedis après-midi.
L’Homme dans la Lune trinquait à fond,
le chat vacillait un peu ;
Plats et cuillers valsaient à table,
La vache tanguait dans l’étable,
le chien se mordait la queue.
L’Homme dans la Lune remplit sa chope
et bientôt roula par terre ;
Il s’assoupit dessous sa chaise,
De boisson rêvant à son aise,
quand l’aube pointa dans l’air.
Le pal’frenier dit à son chat :
« Les chevaux blancs de la Lune
Rongent leur frein à l’écurie.
Leur maître s’est noyé l’esprit,
et là, il est moins une. »
Le chat joua donc une gigue
à réveiller un mort
Sur son violon, zigue-zin-zon ;
Dit à notre homme le patron :
« Le matin vient dehors ! »
L’ayant roulé sur la colline,
dans la Lune on le fourra,
Ses chevaux galopant derrière,
La vache accourant comme un cerf,
puis la cuiller et le plat.
Alors le violon s’emballa,
la vache fit le poirier,
Le chien rieur soudain rugit ;
Les dormeurs sautant hors du lit
dansèrent sur le plancher.
Les cordes du violon, plin ! plon !
cassèrent une à une.
Le plat s’enfuit avec la cuiller ;
La vache bondit dans les airs,
sauta par-dessus la Lune.
La Lune ronde se roula
sous la colline et dormit.
Soleil surgit à ce moment :
Elle n’en crut pas ses yeux ardents,
car tous allèrent au lit !
Il y eut de longs et bruyants applaudissements. Frodo avait une bonne voix, et la chanson avait frappé leur imagination. « Où est le vieux Bébert ? crièrent-ils. Il faut lui faire entendre ça. Bob devrait apprendre le violon à son chat, alors on pourrait danser. » Ils réclamèrent encore de l’ale et se mirent à crier : « Refaites-la-nous encore, maître ! Allons ! Juste une fois ! »
Ils le firent boire encore un coup et reprendre sa chanson, tandis que nombre d’entre eux se mettaient de la partie ; car l’air était bien connu et ils étaient doués pour retenir les paroles. Alors ce fut au tour de Frodo d’être content de lui. Il cabriolait sur la table ; et quand il arriva pour la seconde fois à la vache sauta par-dessus la Lune, il bondit en l’air. Bien trop énergiquement, car il retomba, boum, dans un plateau rempli de chopes, glissa et déboula de la table avec un fracas, un vacarme, un boucan épouvantable ! Tous ouvrirent grand la bouche pour rire, puis s’arrêtèrent court, béants de stupeur ; car le chanteur disparut. Il s’était évanoui, purement et simplement, comme s’il était passé directement à travers le plancher sans laisser de trou !
Les hobbits du coin écarquillèrent les yeux, puis ils sautèrent sur pied et appelèrent Filibert. Toute la compagnie s’éloigna de Pippin et de Sam qui se retrouvèrent seuls dans un coin, s’attirant de loin des regards sombres et suspicieux. À l’évidence, ils étaient désormais, aux yeux de plusieurs, les compagnons d’un magicien errant dont les pouvoirs et les desseins demeuraient inconnus. Mais un Briennais au teint bistré les regardait, d’un air entendu et à demi moqueur qui les mettait fort mal à l’aise. Il sortit discrètement, suivi de l’homme du Sud aux yeux louches : les deux avaient longuement discuté à voix basse pendant la soirée.
Frodo se sentit idiot. Ne sachant que faire d’autre, il rampa sous les tables jusqu’au sombre recoin où se trouvait l’Arpenteur, resté assis là sans laisser voir aucun signe de ses pensées. Frodo s’adossa contre le mur et retira l’Anneau. Comment celui-ci s’était retrouvé à son doigt, il n’aurait su le dire. Il avait dû le tripoter au fond de sa poche pendant qu’il chantait ; et l’Anneau s’était glissé à son doigt d’une manière ou d’une autre, au moment où il avait voulu amortir sa chute, sortant brusquement la main. Il se demanda un instant si l’Anneau ne lui avait pas joué un tour ; peut-être avait-il essayé de se révéler, obéissant à quelque désir ou commandement exprimé dans la pièce. Il n’aimait pas l’allure des deux hommes qui venaient tout juste de sortir.
« Alors ? dit l’Arpenteur quand il reparut. Pourquoi avez-vous fait ça ? C’était pire que tout ce que vos amis auraient pu dire ! Vous avez vraiment mis les pieds dans le plat ! Ou devrais-je dire le doigt ? »
« Je ne vois pas ce que vous entendez par là », dit Frodo, agacé et affolé.
« Bien sûr que si, répondit l’Arpenteur, mais nous ferions mieux d’attendre que le tumulte se soit calmé. À ce moment-là, si vous le voulez bien, monsieur Bessac, j’aimerais vous parler en particulier. »
« À quel sujet ? » demanda Frodo, sans relever la mention soudaine de son véritable nom.
« Une affaire d’importance… pour vous autant que pour moi, répondit l’Arpenteur en le regardant droit dans les yeux. Vous pourriez apprendre quelque chose d’utile. »
« Très bien, dit Frodo, affectant un air dégagé. Nous discuterons plus tard. »