Hobbiteville
23 septembre 3018
Le soleil baissa. Cul-de-Sac semblait triste, sombre et en pagaille. Frodo fit le tour de ses différentes pièces, tout aussi familières les unes que les autres ; et il vit la lueur du couchant s’estomper sur les murs et les ombres surgir dans les coins. L’obscurité s’installa lentement à l’intérieur. Il sortit et se rendit jusqu’au portillon, puis continua de descendre un peu, le long du Chemin de la Colline. Il s’attendait à moitié à voir Gandalf monter à grandes enjambées dans le crépuscule.
Le ciel était dégagé et les étoiles sortaient. « La nuit s’annonce belle, dit-il tout haut. C’est un bon début. J’ai envie de marcher. Je n’en peux plus de poireauter. Je vais me mettre en route, et Gandalf devra me suivre. » Il tourna les talons pour remonter, mais s’arrêta, car il entendit des voix juste derrière le tournant, au coin de la rue du Jette-Sac. L’une d’entre elles était assurément celle de l’Ancêtre ; l’autre semblait étrange et avait quelque chose de désagréable. Il ne pouvait distinguer ce quelle disait, mais il percevait les réponses de l’Ancêtre, plutôt stridentes. Le vieillard semblait contrarié.
« Non, M. Bessac est parti. Parti ce matin, et mon Sam l’a suivi ; toutes ses affaires sont parties, de toute façon. Oui, il a tout vendu et il est parti, que j’ vous dis. Pourquoi ? Ça, c’est pas mes oignons, et les vôtres non plus. Où ça ? C’est pas un secret. Il a déménagé à Fertébouc ou quelque chose dans ce goût-là, loin par là-bas. Oui, un sacré bout de chemin. J’ai jamais été aussi loin moi-même ; les gens sont bizarres, au Pays-de-Bouc. Non, j’ peux pas passer de message. Bien le bonsoir ! »
Des pas descendirent la Colline. Frodo se demanda vaguement pourquoi il était à ce point soulagé de ne pas les entendre monter. « Ce doit être que j’en ai assez de toute cette curiosité entourant mes faits et gestes, se dit-il. Quelle bande de fouineurs, vraiment ! » Il eut presque envie d’aller voir l’Ancêtre pour lui demander qui l’avait importuné ; mais il se ravisa (à tort ou à raison) et se dépêcha de rentrer à Cul-de-Sac.
Pippin était assis sur son paquet devant l’entrée. Sam ne s’y trouvait pas. Frodo passa dans l’ombre du vestibule. « Sam ! appela-t-il. Sam ! C’est l’heure ! »
« J’arrive, m’sieur ! » fut la réponse qui monta des profondeurs du trou, bientôt suivie de Sam lui-même, en train de s’essuyer la bouche. Il venait de faire ses adieux au tonneau de bière qui se trouvait dans la cave.
« Fin prêt, Sam ? » dit Frodo.
« Oui, m’sieur. Je vais pouvoir tenir un bout, maintenant, m’sieur. »
Frodo referma la porte ronde et donna un tour de clef, puis il confia celle-ci à Sam. « Cours porter cela chez toi, Sam ! dit-il. Puis, file le long de la rue et rejoins-nous aussi vite que possible à la porte qui donne sur la route, de l’autre côté des prés. Nous ne passerons pas par le village ce soir. Il y a trop d’oreilles tendues et trop d’yeux à l’affût. » Sam détala à toutes jambes.
« Bon ! Enfin, c’est l’heure de partir ! » dit Frodo. Ils hissèrent leurs paquets sur leurs épaules, prirent chacun leur bâton et contournèrent le talus pour descendre du côté ouest de Cul-de-Sac. « Adieu ! » dit Frodo en jetant un dernier regard aux fenêtres vides et sombres. Il fit un signe de la main, puis se détourna et (suivant les traces de Bilbo, sans s’en douter) se dépêcha de rejoindre Peregrin dans le sentier du jardin. Parvenus en bas, ils sautèrent par-dessus l’échancrure de la haie et prirent à travers champs, passant dans l’obscurité comme un bruissement dans l’herbe.
Au bas de la Colline, sur son versant ouest, ils arrivèrent à la porte donnant accès à une route étroite. Ils s’y arrêtèrent et ajustèrent les sangles de leurs paquets. Sam apparut alors, courant d’un petit pas rapide et soufflant comme un bœuf ; son lourd chargement était hissé très haut sur ses épaules, et sa tête était coiffée d’un grand sac de feutre informe, qu’il qualifiait de chapeau. Dans l’obscurité, il ressemblait fort à un nain.
« Je suis sûr que vous m’avez donné tout ce qu’il y a de plus lourd, dit Frodo. Je plains les escargots, et tous ceux qui portent leur maison sur leur dos. »
« Je pourrais en prendre encore bien plus, m’sieur. Mon paquet est très léger », dit Sam avec une détermination bien mensongère.
« Pas question, Sam ! dit Pippin. C’est bon pour lui. Il n’a rien d’autre que ce qu’il nous a dit d’emporter. Il s’est relâché ces derniers temps, et il sentira moins le poids de sa charge quand il aura délesté un peu du sien. »
« Ayez pitié d’un pauvre vieux hobbit ! dit Frodo en riant. Je serai mince comme une tige de saule avant d’arriver au Pays-de-Bouc, j’en suis persuadé ! Mais je disais n’importe quoi. Je te soupçonne d’avoir pris plus que ce qui te revient, Sam, et je vérifierai quand nous referons nos paquets. » Il ramassa son bâton. « Eh bien, nous aimons tous les promenades de nuit, dit-il, alors mettons quelques milles derrière nous avant de nous coucher. »
Ils suivirent la route vers l’ouest sur une courte distance. Puis, s’en écartant vers la gauche, ils prirent de nouveau à travers champs. Ils marchaient en silence et à la file, le long des haies et des taillis, et la nuit tombante les enveloppa de noir. Sous le couvert de leurs sombres capes, ils étaient aussi invisibles que s’ils avaient eu tous trois des anneaux magiques. Puisque c’étaient des hobbits et qu’ils essayaient d’être silencieux, ils ne faisaient aucun bruit perceptible, même pour des hobbits. De fait, même les bêtes sauvages des champs et des bois remarquèrent à peine leur passage.
Au bout d’un moment, ils traversèrent l’Eau à l’ouest de Hobbiteville par un étroit pont de planches. Le cours d’eau n’était là qu’un sinueux ruban noir, bordé d’aulnes penchés. À un mille ou deux au sud, ils se hâtèrent de traverser la grand-route conduisant au Pont du Brandivin ; ils étaient désormais en Pays-de-Touc et, obliquant au sud-est, ils se dirigèrent vers le Pays des Côtes Vertes. Tandis qu’ils en gravissaient les premières pentes, ils se retournèrent pour apercevoir les lampes de Hobbiteville scintillant au loin dans la paisible vallée de l’Eau. Cette vue disparut bientôt derrière les plis des terres obscurcies, remplacée par celle de Belleau à côté de son étang gris. Quand la lueur de la dernière ferme fut loin derrière eux, clignotant entre les arbres, Frodo se retourna et agita la main en signe d’adieu.