Portes de Durin

13 janvier 3019

grimoire

« Enfin, nous y voici ! dit Gandalf. C’est ici que se terminait le Chemin des Elfes de la Houssière. Le houx était leur emblème, et ils en plantèrent deux ici afin de marquer la limite de leur domaine ; car la Porte de l’Ouest fut d’abord aménagée pour eux, afin de faciliter leur commerce avec les Seigneurs de Moria. C’étaient des jours plus heureux, où se tissaient encore parfois des amitiés étroites entre des gens de peuples différents, même entre Nains et Elfes. »

« Ce n’est pas par la faute des Nains si l’amitié s’est fanée, dit Gimli. »

« Je n’ai pas entendu dire que ce fût la faute des Elfes », dit Legolas.

« J’ai entendu dire l’un et l’autre, dit Gandalf ; et je n’entends pas me prononcer maintenant. Mais je vous prie, vous au moins, Legolas et Gimli, d’être amis, et de m’aider. J’ai besoin de vous deux. Les portes sont closes et elles sont cachées, et plus vite nous les trouverons, mieux ce sera. La nuit approche ! »

Se tournant vers les autres, il dit : « Voulez-vous, pendant que je cherche, vous préparer chacun à entrer dans les Mines ? Car ici, je crains que nous ne devions dire adieu à notre fidèle bête de charge. Il faut donc mettre de côté une bonne partie de ce que nous avons apporté en prévision du temps froid : vous n’en aurez plus besoin à l’intérieur, ni, je l’espère, quand nous serons de l’autre côté et descendrons dans le Sud. Chacun devra prendre à la place une partie des bagages du poney, en particulier les vivres et les outres d’eau. »

« Mais monsieur Gandalf, vous pouvez pas laisser ce pauvre vieux Bill moisir ici ! s’écria Sam, entre colère et détresse. Je vais pas laisser faire ça, un point c’est tout. Après nous avoir accompagnés si loin ! »

« Je suis désolé, Sam, dit le magicien. Mais quand la Porte s’ouvrira, je ne pense pas que vous réussirez à entraîner Bill à l’intérieur, dans la longue obscurité de la Moria. Vous aurez à choisir entre Bill et votre maître. »

« Il suivrait M. Frodo jusque dans l’antre d’un dragon, si je l’y emmenais, protesta Sam. Ce serait rien de moins qu’un meurtre de le lâcher ici, avec tous ces loups qui rôdent. »

« Ce sera moins qu’un meurtre, je l’espère », dit Gandalf. Il caressa la tête du poney et parla d’une voix douce. « Va donc avec des mots de protection et de prudence, dit-il. Tu es une sage bête, et tu as beaucoup appris à Fendeval. Rends-toi là où tu pourras paître, et gagne ainsi en temps et lieu la maison d’Elrond, où tout endroit où tu voudras aller.

« Voilà, Sam ! Il aura autant de chances que nous d’échapper aux loups et de rentrer à la maison. »

Sam se tint près du poney, l’air maussade, et ne répondit rien. Bill, qui semblait bien comprendre ce qui était en train de se jouer, vint fourrer son museau contre l’oreille de Sam. Celui-ci fondit en larmes et tripota gauchement les courroies, déchargeant tous les paquets du poney et les jetant à terre. Les autres s’occupèrent d’en faire le tri, entassant tout ce qui pouvait être abandonné et divisant le reste entre eux.

Quand ils eurent terminé, ils se tournèrent pour observer Gandalf. Il semblait n’avoir rien fait. Debout entre les deux arbres, il gardait les yeux fixés sur le mur uni de la falaise, comme s’il entendait le perforer d’un simple regard. Gimli allait de-ci de-là, tapotant la pierre du revers de sa hache. Legolas était plaqué contre le roc, comme pour écouter.

« Eh bien, nous voilà tous fin prêts, dit Merry ; mais où sont les Portes ? Je n’en vois pas le moindre signe. »

« Les portes des Nains ne sont pas faites pour être vues lorsqu’elles sont closes, dit Gimli. Elles sont invisibles, et leurs propres architectes ne peuvent les trouver ou les ouvrir, si leur secret est oublié. »

« Mais cette Porte n’a pas été construite pour être un secret connu des seuls Nains, dit Gandalf, s’animant tout à coup et se retournant. À moins que les choses ne soient complètement changées, un regard averti devrait pouvoir découvrir les signes. »

Il s’avança jusqu’au mur. Tout juste entre l’ombre des arbres se trouvait un espace lisse, et il passa ses mains dessus, marmonnant à voix basse. Puis il se recula.

« Regardez ! dit-il. Voyez-vous quelque chose, à présent ? »

La Lune éclairait maintenant la face grise du roc ; mais ils ne purent rien voir d’autre sur le moment. Puis l’on vit apparaître lentement à sa surface, là où le magicien avait passé ses mains, des lignes à peine visibles, comme de minces veines d’argent courant dans la pierre. Ce n’étaient au début que de pâles filandres, si fines qu’elles ne faisaient que scintiller par intervalles quand elles accrochaient les rayons de la Lune ; mais peu à peu, elles se firent plus larges et plus claires, et il fut bientôt possible d’en deviner le dessin.

Tout en haut, aussi haut que Gandalf pouvait tendre les bras, se voyait une arche parcourue d’un entrelacement de caractères elfiques. Sous elle, bien que par endroits les fils aient été estompés ou brisés, se discernait le contour d’une enclume et d’un marteau surmontés d’une couronne aux sept étoiles. Plus bas encore se trouvaient deux arbres, chacun portant à ses branches des croissants de lune. Enfin, plus claire que le reste, au centre de la porte, brillait une unique étoile aux multiples rayons.

« Voilà les emblèmes de Durin ! » s’écria Gimli.

« Et aussi l’Arbre des Hauts Elfes ! » dit Legolas.

« Et l’Étoile de la Maison de Fëanor, dit Gandalf. Ils sont faits d’ithildin, qui ne reflète que la lumière des étoiles et de la lune, et qui demeure en sommeil jusqu’au moment d’être touché par quelqu’un qui prononce des mots aujourd’hui bien oubliés en Terre du Milieu. Il y a longtemps que je ne les ai entendus, et il m’a fallu une profonde réflexion pour pouvoir les rappeler à mon esprit. »

« Que dit l’inscription ? demanda Frodo, essayant de déchiffrer les mots sur l’arche. Je pensais connaître l’écriture elfique, mais je n’arrive pas à lire celle-ci. »

« Les mots sont dans la langue elfique de l’ouest de la Terre du Milieu aux Jours Anciens, répondit Gandalf. Mais ils ne nous apprennent rien d’important. Ils disent seulement : Les Portes de Durin, Seigneur de Moria. Parle, ami, et entre. Et en dessous, en petits caractères, il est écrit : Moi, Narvi, je les ai faites. Celebrimbor de Houssière a dessiné ces signes. »

« Qu’entend-on par parle, ami, et entre ? » demanda Merry.

« C’est pourtant clair, dit Gimli. Si vous êtes un ami, dites le mot de passe, alors les portes s’ouvriront et vous pourrez entrer. »

« Oui, dit Gandalf, ces portes sont sans doute régies par des mots. Certaines portes des Nains ne s’ouvrent qu’en des occasions particulières ou pour certaines personnes uniquement ; d’autres sont munies de serrures, et il faut des clés pour les ouvrir même quand toutes les autres conditions sont remplies. Ces portes-ci n’en possèdent pas. Au temps de Durin, elles n’étaient pas secrètes. La plupart du temps, elles étaient ouvertes et tenues par des gardiens. Mais lorsqu’elles étaient closes, ceux qui connaissaient la formule d’ouverture n’avaient qu’à la prononcer pour entrer. C’est du moins ce que rapportent les sources anciennes, n’est-ce pas, Gimli ? »

« En effet, dit le nain. Mais la formule n’est plus connue de nos jours. Narvi et son art, et tous les siens, ont disparu de la terre. »

« Mais vous, Gandalf, ne connaissez-vous pas la formule ? » demanda Boromir, surpris.

« Non ! » dit le magicien.

Les autres parurent décontenancés ; seul Aragorn, qui connaissait bien Gandalf, demeura silencieux et impassible.

« Quelle était donc l’utilité de nous emmener dans cet endroit maudit ? s’écria Boromir, jetant un coup d’œil vers l’eau sombre avec un frisson. Vous nous dites que vous êtes déjà passé à travers les Mines. Comment est-ce possible, si vous ne savez pas comment y entrer ? »

« La réponse à votre première question, Boromir, dit le magicien, est que je connais pas la formule – pour l’instant. Mais c’est ce que nous verrons bientôt. Et puis, ajouta-t-il avec une étincelle dans les yeux sous des sourcils hérissés, vous pourrez vous interroger sur l’utilité de mes actes quand ils se seront révélés inutiles. Quant à votre dernière question : doutez-vous de mon histoire ? Ou avez-vous perdu toute présence d’esprit ? Je ne suis pas entré de ce côté. J’arrivais de l’Est.

« Au cas où cela vous intéresserait, je vous dirai que ces portes s’ouvrent vers l’extérieur. De l’intérieur, il est possible de les ouvrir en poussant avec vos mains. De l’extérieur, rien ne les fera bouger hormis l’incantation de commandement. On ne peut les forcer vers l’intérieur. »

« Qu’allez-vous faire, alors ? » demanda Pippin, que les sourcils hérissés de Gandalf ne semblaient pas intimider.

« Cogner dessus avec votre tête, Peregrin Touc, dit Gandalf. Mais si ça n’enfonce pas les portes, et qu’on m’épargne un instant les questions oiseuses, je vais chercher la formule d’ouverture.

« Je connaissais autrefois tous les sortilèges, dans toutes les langues des Elfes, des Hommes ou des Orques, utilisés dans ce dessein. Je puis encore m’en rappeler quinze douzaines sans avoir à me creuser la tête. Mais il ne faudra que quelques essais, je pense ; et Gimli n’aura pas à me souffler des mots de la langue des nains, qu’ils gardent secrète et qu’ils n’enseignent pas. Les mots d’ouverture étaient elfiques, comme l’inscription figurant sur l’arche : cela paraît évident. »

Il s’avança de nouveau à la paroi, et de la pointe de son bâton, toucha légèrement l’étoile d’argent au milieu, sous le signe de l’enclume.

Annon edhellen, edro hi ammen !
Fennas nogothrim, lasto beth lammen !

dit-il d’un ton impérieux. Les fils d’argent s’estompèrent, mais la pierre, grise et uniforme, ne bougea pas.

Il répéta maintes fois ces mots, dans un ordre différent ou en les variant. Puis il essaya d’autres sortilèges, l’un à la suite de l’autre, en modifiant son débit, tantôt rapide et haut, tantôt lent et doux. Enfin, il prononça, un à un, de nombreux mots d’elfique. Rien ne se produisit. La nuit gagna la haute falaise, les étoiles innombrables s’allumèrent, un vent glacial se leva et les portes tinrent bon.

Gandalf se tint de nouveau près du mur, et, levant les bras, il prit un ton de commandement où pointait sa colère grandissante. Edro, edro ! cria-t-il, frappant le roc de son bâton. Ouvre-toi, ouvre-toi ! fit-il, et il répéta le même commandement dans les toutes les langues jamais entendues dans l’ouest de la Terre du Milieu. Puis il jeta son bâton sur le sol et s’assit en silence.


À ce moment, le vent porta à leurs oreilles attentives un distant hurlement de loups. Bill le poney tressaillit de peur, et Sam se précipita à ses côtés pour lui chuchoter doucement à l’oreille.

« Ne le laissez pas s’enfuir ! dit Boromir. Il semble que nous en aurons encore besoin, si les loups ne nous découvrent pas. Comme je hais cet horrible étang ! » Il se pencha pour ramasser une grosse pierre qu’il lança loin dans l’eau sombre.

La pierre disparut avec un faible ploc ; mais au même moment, il y eut un flic flac et un gargouillis. De grands anneaux concentriques apparurent loin sur l’eau, derrière l’endroit où la pierre était tombée, et ils gagnèrent lentement la rive au pied de la falaise.

« Pourquoi avez-vous fait ça, Boromir ? dit Frodo. Je n’aime pas non plus cet endroit, et j’ai peur. Je ne sais pas ce qui m’effraie : pas les loups, ni l’obscurité derrière les portes, mais quelque chose d’autre. J’ai peur de cet étang. Ne le remuez pas ! »

« Je voudrais qu’on puisse partir d’ici ! » dit Merry.

« Pourquoi est-ce que Gandalf ne fait pas quelque chose et vite ? » dit Pippin.

Gandalf ne leur prêtait aucune attention. Il était assis tête baissée, en proie au désespoir ou dans une réflexion inquiète. Le hurlement lugubre des loups se fit entendre de nouveau. Les rides grandissaient sur l’eau et s’approchaient ; certaines clapotaient déjà sur la rive.

Avec une soudaineté qui les fit tous sursauter, le magicien bondit sur ses pieds. Il riait ! « J’ai trouvé ! s’écria-t-il. Bien sûr, bien sûr ! Simple comme bonjour, comme la plupart des énigmes quand on découvre la réponse. »

Ramassant son bâton, il se tint devant le rocher et dit d’une voix claire : Mellon !

L’étoile luisit un court instant et s’estompa de nouveau. Puis, sans aucun bruit, une grande porte se dessina, là où ne se voyait auparavant la moindre fente ou jointure. Lentement, elle se divisa au milieu et s’ouvrit vers l’extérieur, pouce par pouce, jusqu’à ce que les deux battants soient déployés contre la paroi. À travers l’ouverture, on apercevait un raide escalier qui montait dans l’ombre ; mais au-delà des premières marches, les ténèbres étaient plus profondes que la nuit. La Compagnie resta saisie d’étonnement.

« J’avais tort, tout compte fait, dit Gandalf, et Gimli aussi. Merry, en revanche, était sur la bonne piste. La formule d’ouverture se trouvait inscrite sur l’arche depuis le début ! Il aurait fallu traduire : Dites “ami” et entrez. Je n’ai eu qu’à prononcer le mot elfique pour ami et les portes se sont ouvertes. Rien de plus simple. Trop simple pour un maître en tradition en ces jours de défiance. C’était une époque plus heureuse. Maintenant, allons-y ! »


Il s’avança et posa le pied sur la première marche. Mais à cet instant, plusieurs choses se produisirent. Frodo sentit quelque chose le saisir à la cheville, et il tomba avec un cri. Bill le poney poussa un terrible hennissement de peur, fit demi-tour et détala le long de la rive, dans les ténèbres. Sam bondit à sa poursuite, puis, entendant le cri de Frodo, il revint en toute hâte, pleurant et jurant. Les autres, se retournant brusquement, virent les eaux du lac s’agiter, comme si une armée de serpents nageaient vers eux depuis la pointe sud.

De l’eau était sorti un long tentacule sinueux et humide, d’un vert pâle et lumineux. Son extrémité, munie de doigts, retenait le pied de Frodo et tentait de l’entraîner dans l’eau. Sam, à genoux, le tailladait maintenant à coups de couteau.

Le bras lâcha alors prise, et Sam tira Frodo vers lui, appelant à l’aide. Vingt autres bras surgirent, dégouttant d’eau. L’étang noir bouillonna et il y eut une affreuse puanteur.

« Par la porte ! L’escalier ! Vite ! » s’écria Gandalf avec un bond en arrière. Les secouant de l’horreur qui, Sam mis à part, semblait les avoir cloués sur place, il les poussa en avant.

Ils s’enfuirent juste à temps. Sam et Frodo n’avaient monté que quelques marches, et Gandalf était encore au pied de l’escalier quand les tentacules se contorsionnèrent au-dessus l’étroite rive et vinrent tâtonner la paroi rocheuse et les portes. L’un d’eux vint se tortiller sur le seuil, luisant à la lumière des étoiles. Gandalf se retourna et s’arrêta. S’il se demandait quel mot prononcer pour refermer les portes de l’intérieur, c’était inutile. Plusieurs bras tordus saisirent les portes de part et d’autre, et, avec une force épouvantable, les firent tourner sur leurs gonds. Elles se refermèrent avec un écho fracassant, et toute lumière s’évanouit. Un bruit de déchirement et d’écroulement leur parvint, assourdi, à travers la pierre pondéreuse.

Sam, accroché au bras de Frodo, s’effondra sur une marche dans les ténèbres noires. « Pauvre vieux Bill ! dit-il d’une voix étranglée. Pauvre vieux Bill ! Des serpents et des loups ! Mais les serpents, c’était trop pour lui. Fallait que je choisisse, monsieur Frodo. Fallait que je vienne avec vous. »

Ils entendirent Gandalf redescendre et appuyer son bâton contre les portes. La pierre frémit et l’escalier trembla, mais les portes ne s’ouvrirent pas.


« Bon, eh bien ! Le passage est bloqué derrière nous, maintenant, dit le magicien, et il n’y a plus qu’une issue : de l’autre côté des montagnes. Le bruit me fait craindre qu’on ait entassé des rochers et déraciné les arbres pour les mettre en travers de la porte. Je le regrette ; car ces arbres étaient beaux, et ils poussaient là depuis si longtemps. »

« Du moment que mon pied a touché cette eau, j’ai senti qu’il y avait là quelque chose d’horrible, dit Frodo. Qu’était cette chose, ou y en avait-il plusieurs ? »

« Je ne sais pas, dit Gandalf, mais tous les bras étaient guidés par une même intention. Quelque chose est sorti ou a été chassé des eaux sombres sous les montagnes. Il est des choses plus vieilles et plus ignobles que les Orques dans les profondeurs du monde. » Il se garda d’exprimer à haute voix ce qu’il se disait en lui-même, à savoir que, quelle que fût cette chose tapie au fond du lac, elle s’était jetée sur Frodo avant tout autre membre de la Compagnie.

Boromir marmonna entre ses dents, mais le son de sa voix, amplifié par les échos de la pierre, fut comme un souffle rauque que tous purent entendre : « Dans les profondeurs du monde ! Et c’est là que nous allons, bien contre mon gré. Qui donc nous guidera dans ces ténèbres mortelles ? »

« Moi, dit Gandalf, et Gimli marchera avec moi. Suivez mon bâton ! »

J.R.R. Tolkien