Morannon
25 mars 3019
Sous l’arche rébarbative de la Porte Noire, les deux grands battants de fer étaient parfaitement clos. Rien ne se voyait sur le rempart. Tout était silencieux mais attentif. Parvenus à la dernière extrémité de leur folie, ils se tenaient, esseulés, frissonnants, dans la lumière grise du petit matin, devant des tours et des murs contre lesquels leur armée n’avait aucun espoir de conquête, y eût-elle apporté des engins de puissance, et l’Ennemi eût-il seulement la force suffisante pour défendre cette seule porte. Au reste, ils savaient que, tout autour de la Morannon, collines et rochers pullulaient d’ennemis embusqués, et que le sombre défilé qui se trouvait derrière était criblé de trous et de tunnels, véritable fourmilière creusée par des légions de créatures mauvaises. Et comme ils se tenaient là, ils virent tous les Nazgûl rassemblés, planant tels des vautours au-dessus des Tours des Dents ; et ils se savaient surveillés. Mais l’Ennemi ne faisait toujours aucun signe.
Ils n’avaient d’autre choix que de tenir leur rôle jusqu’au bout. Aragorn disposa donc ses rangs dans le meilleur ordre possible, et ils furent regroupés sur deux grandes buttes de terre et de pierre explosée que les orques avaient amoncelées durant des années de labeur. Devant eux, vers le Mordor, s’étendait comme une douve un grand cloaque de boue fétide et de mares nauséabondes. Quand tout fut en ordre, les Capitaines chevauchèrent vers la Porte Noire avec une grande escorte de cavaliers, la bannière, et de nombreux hérauts et trompettes. Gandalf, premier héraut de l’armée, était du nombre, et Aragorn avec les fils d’Elrond, Éomer du Rohan, et Imrahil ; et Legolas, Gimli et Peregrin furent priés de les accompagner, afin que chacun des ennemis du Mordor ait pour lui un témoin.
Arrivés à portée de voix de la Morannon, ils déployèrent la bannière et firent sonner leurs trompettes ; et les hérauts s’avancèrent, projetant leur voix par-delà le rempart du Mordor.
« Sortez ! crièrent-ils. Que le Seigneur du Pays Noir s’avance ! Justice sera rendue contre lui. Car il a fait la guerre au Gondor et lui a indûment ravi ses terres. Le Roi du Gondor le somme donc de réparer ses torts et de se retirer, pour toujours. Sortez ! »
Il y eut un long silence, et pas un son ne vint du mur ou de la porte, ni un seul cri de réponse. Mais Sauron avait un plan préétabli, et son idée était de tourmenter ces insectes avant de leur porter le coup de grâce. Ainsi donc, au moment où les Capitaines s’apprêtaient à rebrousser chemin, le silence fut brusquement rompu. Un long roulement de tambours gronda comme le tonnerre dans les montagnes, puis un hurlement de cors qui fit trembler la pierre même et abasourdit les oreilles des hommes. Alors, les battants de la Porte Noire s’ouvrirent avec un fracas métallique, et une ambassade de la Tour Sombre en sortit.
À sa tête venait une forme haute et menaçante, montée sur un cheval noir, à supposer que ce fût un cheval ; car il était hideux, monstrueusement grand, et sa tête, tel un affreux masque, avait l’aspect d’un crâne plutôt que d’une face, et une flamme brûlait dans ses orbites et ses naseaux. Celui qui le montait était tout vêtu de noir, et noir était son heaume altier ; ce n’était pourtant pas un Spectre de l’Anneau, mais un homme bien vivant. C’était le Lieutenant de la Tour de Barad-dûr, et son nom n’est rappelé dans aucun récit ; car lui-même l’avait oublié, et il disait : « Je suis la Bouche de Sauron. » On dit néanmoins que c’était un renégat, du peuple de ceux qu’on nomme les Númenóréens Noirs ; car ces gens s’étaient établis en Terre du Milieu au temps de la domination de Sauron, et ils le vénéraient, étant épris de savoir maléfique. Et lui s’était mis au service de la Tour Sombre, à la restauration de celle-ci, et sa ruse avait fini par lui gagner la plus haute faveur du Seigneur ; il était devenu un grand sorcier et un proche de Sauron, et il était plus cruel qu’aucun orque.
Ce fut lui qui s’avança alors, flanqué d’une maigre soldatesque en harnais noirs, et d’une unique bannière, noire, où l’emblème de l’Œil Mauvais se voyait néanmoins en rouge. Il s’arrêta à quelques pas des Capitaines de l’Ouest, les toisa des pieds à la tête et se mit à rire.
« Y a-t-il quelqu’un dans cette débâcle qui ait autorité pour traiter avec moi ? Ou même l’intelligence pour me comprendre ? Pas toi, en tout cas ! railla-t-il, dévisageant Aragorn avec mépris. Il faut plus pour faire un roi qu’un simple bout de verre elfique, ou un tel ramassis de canailles. Peuh ! N’importe quel brigand des montagnes pourrait s’attirer semblable suite ! »
Aragorn ne fit aucune réponse, mais il saisit le regard de l’autre et le soutint, et ils luttèrent ainsi un moment ; mais très vite, bien qu’Aragorn n’eût fait aucun geste ni porté la main à son arme, l’autre fléchit et se déroba, comme sous la menace d’un coup. « Je suis un héraut et un ambassadeur, et je ne souffrirai aucun assaut ! » s’écria-t-il.
« Où ces lois sont observées, dit Gandalf, la coutume veut aussi que les ambassadeurs fassent preuve de moins d’insolence. Mais nul ne vous a menacé. Vous n’avez rien à craindre de nous tant que vous n’aurez pas conclu votre mission. Mais quand ce sera fait, à moins que votre maître n’ait acquis une nouvelle sagesse, vous, et tous ses serviteurs, courrez un grave danger. »
« Tiens donc ! fit le Messager. Ainsi tu es le porte-parole, vieille barbe grise ? N’avons-nous pas eu vent de toi par secousses, et de tes errances, toujours à ourdir des complots et des magouilles en te tenant à distance ? Mais cette fois, maître Gandalf, tu t’es montré le nez d’un peu trop près, et tu verras ce qu’il advient de ceux qui tendent leurs stupides toiles aux pieds de Sauron le Grand. J’ai ici des signes que l’on m’a prié de te montrer – à toi spécialement, si tu osais venir. » Il appela l’un de ses gardes, qui lui apporta un paquet enveloppé de linges noirs.
Le Messager retira ceux-ci, sur quoi, à la stupéfaction et au grand désarroi de tous les Capitaines, il éleva d’abord la courte-épée ayant appartenu à Sam, puis une cape grise munie d’une broche elfique et, enfin, la cotte de mailles de mithril que Frodo avait portée, entrevue sous ses vêtements en loques. Des ténèbres envahirent leur regard, et il leur sembla durant un instant de silence que le monde était en suspens ; mais leur cœur était mort et leur espoir défait. Pippin, debout derrière le prince Imrahil, se jeta en avant avec un cri de douleur.
« Silence ! » dit Gandalf avec sévérité, le repoussant ; mais le Messager eut un rire éhonté.
« Ainsi, vous trimballez encore un de ces lutins ! s’écria-t-il. Je ne vois pas quelle utilité vous leur trouvez ; mais de les envoyer au Mordor comme espions, cela dépasse même votre folie habituelle. Je le remercie tout de même, car il est clair que ce marmot tout au moins a déjà vu ces signes, et il serait futile de les renier. »
« Je n’ai aucune intention de les renier, dit Gandalf. En vérité, je les connais tous ainsi que leur histoire ; et malgré tout votre mépris, infâme Bouche de Sauron, vous ne pouvez en dire autant. Mais pourquoi les apporter ici ? »
« Cotte de mailles naine, cape elfique, lame de l’Ouest déchu, et espion du petit pays de rats qu’on nomme Comté – non, faites-moi grâce ! nous le connaissons bien –, voilà tous les signes d’une conspiration. Maintenant, celui qui portait ces objets, peut-être était-ce une créature dont la disparition ne vous chagrinerait pas, mais peut-être que si : un ami cher, hein ? Si tel est le cas, prenez vite conseil avec le peu de jugement qu’il vous reste. Car Sauron n’aime pas les espions, et son sort repose désormais sur votre choix. »
Nul ne répondit ; mais lui, lisant la peur sur leurs visages livides et l’horreur dans leurs yeux, rit derechef, car son persiflage lui semblait faire mouche. « Bien, bien ! dit-il. Il vous était cher, à ce que je vois. Ou serait-ce que vous ne vouliez pas voir sa mission échouer ? Eh bien, c’est un échec. Il devra maintenant endurer le long tourment des années, aussi lent et pénible que le permettent les artifices de la Grande Tour ; et jamais il ne sera relâché, sauf peut-être quand il sera changé et brisé, afin qu’il vienne à vous, que vous puissiez voir ce que vous avez fait. Cela sera sûrement, à moins que vous accédiez aux conditions de mon Seigneur. »
« Nommez-les », dit Gandalf avec fermeté ; mais ceux qui se tenaient auprès de lui virent l’angoisse sur son visage, et on eût dit alors un vieil homme rapetissé, démoli, finalement vaincu. Ils ne doutaient pas qu’il accepterait.
« Ses conditions sont les suivantes, dit le Messager – et il sourit en les dévisageant à tour de rôle. La canaille du Gondor et ses alliés abusés se retireront immédiatement au-delà de l’Anduin, après avoir prêté serment de ne plus jamais assaillir Sauron par les armes, manifestes ou bien secrètes. Toutes les terres à l’est de l’Anduin seront à Sauron pour toujours, et à lui seul. Celles à l’ouest de l’Anduin, jusqu’aux Montagnes de Brume et à la Brèche du Rohan, seront tributaires du Mordor, et leurs habitants ne pourront porter les armes, mais seront libres de gouverner leurs propres affaires. Ils aideront néanmoins à reconstruire Isengard, qu’ils ont lâchement détruit ; cette place appartiendra à Sauron, et son lieutenant y prendra résidence : non pas Saruman, mais quelqu’un de plus digne de confiance. »
Regardant dans les yeux du Messager, ils devinèrent sa pensée. Lui-même serait ce lieutenant, et tous les débris de l’Ouest passeraient sous sa domination ; il serait leur tyran, et eux, ses esclaves.
Mais Gandalf dit : « Voilà qui est beaucoup demander pour la délivrance d’un seul serviteur – que votre Maître reçoive en échange ce qui, autrement, lui aurait coûté plusieurs guerres ! La bataille du Gondor aurait-elle déçu ses espoirs militaires au point de le réduire au marchandage ? Et si vraiment nous donnions un tel prix à ce prisonnier, quelle garantie aurions-nous que Sauron, Vil Maître de la Tricherie, respecterait sa part ? Où se trouve ce prisonnier ? Qu’il soit amené ici et remis entre nos mains ; alors, nous considérerons ces demandes. »
Il parut alors à Gandalf, absorbé, l’étudiant comme un homme d’épée devant un mortel adversaire, que l’espace d’une seconde, le Messager fut réduit à quia ; mais son rire éclata bientôt.
« Garde-toi de répondre à la Bouche de Sauron dans ton insolence ! s’exclama-t-il. Vous sollicitez des garanties ; Sauron n’en donne aucune. Si vous en appelez à sa clémence, il faut d’abord vous plier à ses ordres. Telles sont ses conditions. Elles sont à prendre ou à laisser ! »
« Nous prendrons au moins cela ! » dit soudain Gandalf. Il rejeta sa cape, et une lumière blanche jaillit comme une épée dans cet endroit sombre. Devant sa main levée, l’infâme Messager recula, et Gandalf s’avança pour saisir et lui soutirer les signes : mailles, cape et épée. « Nous prendrons au moins cela en mémoire de notre ami, cria-t-il. Quant à vos conditions, nous les rejetons en totalité. Partez d’ici, car votre ambassade est terminée et la mort vous guette. Nous ne sommes pas venus nous perdre en tractations avec Sauron, perfide et maudit ; encore moins avec l’un de ses esclaves. Allez-vous-en ! »
Alors, le Messager du Mordor ne rit plus. Son visage se tordit de stupéfaction et de colère, comme une bête sauvage qui, en se ramassant sur sa proie, eût reçu au museau un cuisant coup de bâton. La rage le saisit et l’écume lui monta aux lèvres ; de furieux marmottages s’étranglèrent dans sa gorge. Mais il observa les visages redoutables des Capitaines et leur regard mortel, et la peur eut raison de sa colère. Il poussa un grand cri et se retourna, sauta sur sa monture et, avec son escorte, galopa éperdument vers la sécurité de Cirith Gorgor. Mais au même moment, les cors de ses soldats donnèrent le signal depuis longtemps convenu ; et avant même qu’ils fussent à la porte, Sauron fit jouer son piège.
Des tambours roulèrent et des flammes montèrent. Les battants de la Porte Noire furent grand ouverts. Une énorme armée en déferla, aussi vive qu’une rivière à l’ouverture d’une vanne.
Les Capitaines se remirent en selle et battirent en retraite, et de l’armée du Mordor s’éleva une clameur de huées. De la poussière monta dans l’air suffoqué, car non loin de là venait un contingent d’Orientais qui avait attendu le signal dans l’ombre des Ered Lithui derrière la Tour la plus éloignée. Des collines de part et d’autre de la Morannon se déversèrent d’innombrables Orques. Les hommes de l’Ouest étaient pris au piège ; bientôt, tout autour des monticules gris où ils se tenaient, des forces dix fois plus grandes, voire plus de dix fois supérieures les enfermeraient dans une mer d’ennemis. Sauron avait saisi l’appât tendu dans des mâchoires d’acier.
Il restait peu de temps à Aragorn pour ordonner sa bataille. Il occupait l’une des collines avec Gandalf ; et là, belle de désespoir, fut élevée la bannière de l’Arbre Étoilé. Sur l’autre colline, toute proche, flottaient les bannières du Rohan et de Dol Amroth, Cheval Blanc et Cygne d’Argent. Et autour de chaque éminence, on forma un anneau hérissé de lances et d’épées qui faisait face dans toutes les directions. Mais sur le front du Mordor, où s’abattrait la fureur du premier assaut, se tenaient les fils d’Elrond sur la gauche, entourés des Dúnedain, et sur la droite, le prince Imrahil avec les hommes de Dol Amroth, grands et beaux, et d’autres de la Tour de Garde triés sur le volet.
Le vent sifflait, les trompettes chantaient et les flèches piaulaient ; mais le soleil, qui grimpait maintenant au sud, était voilé par les effluves du Mordor. Il luisait au travers d’une brume menaçante, distant, d’un rouge terreux, comme si la fin du jour était venue, ou celle du monde de lumière tout entier. Et de cette sombreur grandissante surgirent les Nazgûl, criant de leurs voix glaciales des paroles de mort, et alors, tout espoir s’éteignit.