Plaines du Rohan

29 février 3019

grimoire

Bientôt, les cris de voix claires et fortes leur parvinrent à travers les champs. Ils déferlèrent soudain sur eux avec un grondement de tonnerre, et le cavalier de tête vira brusquement, contournant le pied de la colline pour ensuite reprendre au sud en suivant la lisière occidentale des coteaux. Ils chevauchaient à sa suite : une longue colonne de guerriers en cottes de mailles, prestes et étincelants, redoutables et beaux.

Leurs chevaux étaient de grande stature, forts, la jambe bien faite ; leur robe grise luisait, leur longue queue volait au vent, leur crinière était nattée sur leur fière encolure. Les Hommes qui les montaient leur étaient bien assortis : grands, longs en jambes ; leurs cheveux, d’un blond de lin, tombaient sous leurs casques légers et flottaient derrière eux en de longues tresses ; leurs traits étaient fins, leur visage sévère. Ils avaient à la main de longues lances de frêne et des boucliers peints sur le dos ; de longues épées pendaient à leur ceinture, des chemises de mailles polies leur descendaient jusqu’aux genoux.

Ils défilèrent par paires, et bien qu’il y en eût de temps en temps qui se levaient sur leurs étriers pour regarder en avant et de part et d’autre, ils parurent ne pas apercevoir les trois étrangers assis en silence à les observer. Presque toute la troupe était passée quand Aragorn se leva soudain et cria d’une voix forte :

« Quelles nouvelles du Nord, Cavaliers du Rohan ? »


Avec une rapidité et une adresse stupéfiantes, ils retinrent leurs montures et les retournèrent, puis ils donnèrent la charge. Bientôt, les trois compagnons furent encerclés par un anneau de cavaliers au trot qui montait la côte derrière eux et qui redescendait, en rond, toujours en rond, s’approchant petit à petit. Aragorn se tenait debout en silence tandis que les deux autres restaient assis sans bouger, se demandant comment les choses tourneraient.

Sans un mot ni un cri, soudainement, les Cavaliers firent halte. Une forêt de lances pointait vers les étrangers ; et certains guerriers avaient un arc à la main, flèche déjà encochée. Puis l’un d’entre eux s’avança, grand, plus grand que les autres ; une queue de cheval blanche flottait à la cime de son casque. Lorsqu’il s’arrêta, la pointe de sa lance était à un pied de la poitrine d’Aragorn. Celui-ci ne bougea pas.

« Qui êtes-vous, et qu’avez-vous à faire dans ce pays ? » dit le Cavalier dans le parler commun de l’Ouest, d’un ton et d’une manière qui rappelaient ceux de Boromir, Homme du Gondor.

« On m’appelle l’Arpenteur, répondit Aragorn. Je suis venu du Nord. Je chasse des Orques. »

Le Cavalier sauta à bas de sa monture. Tendant sa lance à un autre qui s’avança et mit pied à terre à ses côtés, il tira son épée et se tint face à Aragorn, l’examinant avec attention, et non sans surprise. Enfin, il parla de nouveau.

« J’ai d’abord cru que vous étiez vous-mêmes des Orques, dit-il ; mais je vois maintenant qu’il n’en est rien. Vous savez bien peu de chose des Orques, en vérité, si vous partez les chasser de semblable façon. Ils étaient rapides, bien armés, et ils étaient nombreux. Vous seriez passés de chasseurs à proies, si vous aviez pu les rattraper. Mais il y a chez vous quelque chose d’étrange, Arpenteur. » À nouveau, il posa ses yeux clairs et brillants sur le Coureur. « Ce nom que vous donnez n’est pas un nom d’Homme. Et votre vêtement est tout aussi étrange. Êtes-vous surgi d’entre les herbes ? Comment avez-vous fait pour vous soustraire à notre vue ? Êtes-vous des Elfes ? »

« Non, dit Aragorn. Un seul des nôtres est un Elfe, Legolas du Royaume Forestier, loin d’ici à Grand’Peur. Mais nous sommes passés par la Lothlórien, et les présents et la faveur de la Dame nous accompagnent. »

Le Cavalier les regarda avec un étonnement renouvelé, mais ses yeux se durcirent. « Il y a donc une Dame au sein du Bois Doré, comme on l’entend dans les vieux contes ! dit-il. Rares sont ceux qui échappent à ses filets, dit-on. Nous vivons d’étranges jours ! Mais si vous avez sa faveur, vous êtes peut-être, vous aussi, des sorciers et des tendeurs de pièges. » Il tourna soudain un regard froid vers Legolas et Gimli. « Que ne parlez-vous donc, vous, les muets ? » demanda-t-il.

Gimli se leva et se planta fermement devant lui, jambes écartées ; sa main agrippait le manche de sa hache, et ses yeux sombres jetaient des éclairs. « Donnez-moi votre nom, maître équestre ; alors je vous donnerai le mien, et plus encore », dit-il.

« Quant à cela, dit le Cavalier, abaissant les yeux sur le Nain, l’étranger devrait être le premier à se faire connaître. Mais je me nomme Éomer fils d’Éomund, et je suis connu comme Troisième Maréchal du Riddermark. »

« Dans ce cas, Éomer fils d’Éomund, Troisième Maréchal du Riddermark, c’est Gimli le Nain, fils de Glóin, qui vous avertit de surveiller vos paroles. Vous dites du mal de beautés qui dépassent l’envergure de votre esprit, et seule la sottise peut vous excuser. »

Le regard d’Éomer s’enflamma, et des murmures de colère se firent entendre chez les Hommes du Rohan, qui se rapprochèrent, pointant leurs lances. « Je vous couperais la tête, barbe comprise, maître Nain, si elle ne se trouvait pas si près du sol », dit Éomer.

« Elle ne s’y trouve pas seule, dit Legolas, bandant son arc et encochant une flèche de ses mains plus rapides que l’œil. Vous seriez mort avant que votre coup ne porte. »

Éomer souleva son épée, et les choses eussent pu bien mal tourner ; mais Aragorn s’interposa vivement entre eux, levant une main. « Pardon, Éomer ! dit-il d’une voix forte. Quand vous en saurez davantage, vous comprendrez en quoi vos paroles ont irrité mes compagnons. Nous ne voulons aucun mal au Rohan, ni à aucun de ses habitants, qu’ils soient hommes ou chevaux. N’êtes-vous pas disposé à entendre notre récit avant de frapper ? »

« Certes, dit Éomer, abaissant sa lame. Mais ceux qui errent de par le Riddermark seraient bien avisés d’être moins arrogants, en ces jours de doute. Dites-moi d’abord votre vrai nom. »

« Dites-moi d’abord qui vous servez, répondit Aragorn. Êtes-vous l’allié ou l’ennemi de Sauron, le Seigneur Sombre du Mordor ? »

« Je suis au seul service du Seigneur de la Marche, Théoden Roi, fils de Thengel. Nous ne servons pas la puissance du lointain Pays Noir. Nous ne sommes pas non plus en guerre ouverte contre lui, pas encore ; mais si vous le fuyez, vous feriez mieux de quitter ce pays. Des troubles agitent désormais toutes nos frontières, et nous sommes menacés ; mais notre seul désir est d’être libres, et de vivre comme nous avons vécu, en conservant ce qui est nôtre, et sans être soumis à un seigneur étranger, bon ou mauvais. En des temps plus heureux, nous accueillions les gens avec bienveillance, mais dorénavant, l’étranger qui vient chez nous sans permission nous trouve prompts et durs. Allons ! Qui êtes-vous ? Et qui servez-vous donc ? Qui vous ordonne de venir chasser les Orques jusque dans nos terres ? »

« Je ne sers personne, dit Aragorn ; mais les serviteurs de Sauron, je les poursuis où qu’ils aillent. Peu d’Hommes mortels en savent davantage sur les Orques ; et ce n’est pas par choix que je les chasse de semblable façon. Les Orques que nous poursuivions ont enlevé deux de mes amis. En pareille occurrence, un homme sans monture ira à pied, et il ne demandera pas la permission de suivre la piste. Pas plus qu’il ne comptera les têtes de l’ennemi, sinon avec une épée. Je ne suis pas sans arme. »

Aragorn rejeta sa cape en arrière ; le fourreau elfique étincela comme il l’empoignait. Il tira son épée d’un grand geste, et la brillante lame d’Andúril s’illumina telle une flamme soudaine. « Elendil ! cria-t-il. Je suis Aragorn fils d’Arathorn, et l’on m’appelle Elessar, la Pierre-elfe, Dúnadan, l’héritier d’Isildur fils d’Elendil du Gondor. Voici l’Épée qui fut Brisée et qui est reforgée ! Comptez-vous m’aider ou me nuire ? Choisissez vitement ! »

Gimli et Legolas regardèrent leur compagnon avec grand étonnement, car ils ne l’avaient jamais vu dans pareille disposition. Il semblait avoir gagné en stature, tandis qu’Éomer avait rapetissé ; et dans son visage de chair et d’os, ils entrevirent un instant la puissance et la majesté des rois de pierre. Pendant un moment, Legolas eut l’impression qu’une flamme blanche dansait sur le front d’Aragorn comme une brillante couronne.

Éomer recula ; son visage accusait le respect et la crainte. Son regard fier s’abaissa. « Nous vivons vraiment d’étranges jours, murmura-t-il. Les rêves et les légendes prennent vie et surgissent d’entre les herbes.

« Dites-moi, seigneur, poursuivit-il, qu’est-ce qui vous amène ici ? Et que signifiaient les noires paroles ? Il y a longtemps que Boromir fils de Denethor est parti en quête d’une réponse, et le cheval que nous lui avons prêté est revenu sans cavalier. Quelle fatalité nous apportez-vous du Nord ? »

« Celle du choix, dit Aragorn. Vous pourrez dire ceci à Théoden fils de Thengel : une guerre ouverte l’attend, contre Sauron ou à ses côtés. Nul ne pourra plus vivre comme il a vécu, et rares sont ceux qui conserveront ce qu’ils estiment être leur. Mais de ces grandes questions, nous parlerons plus tard. Si la fortune le permet, j’irai en personne devant le roi. Pour l’heure, mon besoin est pressant et je demande de l’aide, ou du moins des nouvelles. Vous aurez compris que nous poursuivons une troupe d’orques ayant emmené nos amis. Qu’avez-vous à nous dire ? »

« Qu’il est inutile de les poursuivre plus avant, répondit Éomer. Les Orques ont péri jusqu’au dernier. »

« Et nos amis ? »

« Nous n’avons trouvé que des Orques. »

« Mais voilà qui est étrange, dit Aragorn. Avez-vous fouillé les tués ? N’y avait-il pas d’autres corps, outre ceux des Orques ? De petites personnes, comme des enfants à vos yeux, nu-pieds mais vêtus de gris. »

« Il n’y avait ni nains ni enfants, dit Éomer. Nous avons compté les morts et les avons tous dépouillés, avant d’empiler les carcasses pour les brûler, comme nous en avons coutume. Les cendres fument encore. »

« Il ne s’agit pas de nains ou d’enfants, dit Gimli. Nos amis étaient des hobbits. »

« Des hobbits ? dit Éomer. Qu’est-ce que cela ? C’est un nom étrange. »

« Un nom étrange pour un peuple tout aussi étrange, dit Gimli. Mais ceux-là nous étaient très chers. Il semble que le Rohan ait eu vent des mots qui ont troublé Minas Tirith. Ils parlaient du Demi-Homme. Ces hobbits sont des Demi-Hommes. »

« Des Demi-Hommes ! s’écria le Cavalier qui se tenait auprès d’Éomer, et il rit. Des Demi-Hommes ! Mais ce sont seulement des personnages de petite taille qu’on rencontre dans les vieilles chansons et les contes pour enfants venus du Nord ! Marchons-nous dans les légendes ou bien sur la terre verte, à la lumière du jour ? »

« On peut faire les deux, dit Aragorn. Car ce n’est pas nous qui ferons les légendes de notre temps, mais ceux qui viendront après nous. La terre verte, dites-vous ? Voilà une formidable matière de légende, bien que vous fouliez son sol à la lumière du jour ! »

« Le temps presse, dit le Cavalier sans faire attention à Aragorn. Il faut nous hâter vers le sud, seigneur. Laissons ces sauvages à leurs fabulations. Ou ligotons-les et emmenons-les devant le roi. »

« Paix, Éothain ! dit Éomer dans sa propre langue. Laisse-moi un moment. Dis à l’éored de se rassembler sur le chemin, et préparez-vous à chevaucher au Pas de l’Entévière.


Éothain s’éloigna en grommelant et s’adressa aux autres. Bientôt, ils se retirèrent, laissant Éomer seul avec les trois compagnons.

« Tout ce que vous dites est étrange, Aragorn, reprit-il. Pourtant, vous dites la vérité, cela est clair : les Hommes de la Marche ne mentent pas, ainsi, ils ne sont pas facilement trompés. Mais vous n’avez pas tout dit. Maintenant que nous sommes entre nous, ne voulez-vous pas parler de votre mission plus franchement, que je puisse juger ce qu’il convient de faire ? »

« Je suis parti d’Imladris – le nom que mentionnaient les vers – il y a bien des semaines, répondit Aragorn. Boromir de Minas Tirith était à mes côtés. J’avais pour mission de me rendre à cette cité avec le fils de Denethor, afin de prêter main-forte à ses gens dans leur guerre contre Sauron. Mais la Compagnie avec laquelle je voyageais était chargée d’une autre affaire. De cela, je ne puis parler pour l’instant. Gandalf le Gris était notre chef. »

« Gandalf ! s’exclama Éomer. Gandalf Grismantel est connu dans la Marche ; mais son nom, je vous préviens, n’est plus un mot de passe pour obtenir la faveur du roi. Si l’on en croit la mémoire des hommes, il a séjourné maintes fois dans le pays, revenant à son gré après une saison, ou encore après maintes années. Sa venue annonce toujours d’étranges événements – un oiseau de malheur, disent maintenant certains.

« D’ailleurs, les choses ont mal tourné depuis sa dernière visite, l’été passé. C’est là qu’ont commencé nos ennuis avec Saruman. Jusqu’alors, nous regardions Saruman comme notre ami, mais Gandalf est venu nous prévenir qu’une guerre surprise se préparait à Isengard. Il disait qu’il avait lui-même été emprisonné à Orthanc, qu’il n’avait pu s’échapper que de justesse ; et il nous suppliait de l’aider. Mais Théoden ne voulut pas l’écouter, et il est parti. Gardez-vous de clamer le nom de Gandalf aux oreilles de Théoden ! Son courroux est grand. Car Gandalf a pris le cheval que l’on nomme Scadufax, Cheveux-d’Ombre : le plus précieux de tous les coursiers du roi, et le plus grand des Mearas, que seul le Seigneur de la Marche a permission de monter. Car l’aïeul de cette race était le grand cheval d’Eorl, qui connaissait le langage des Hommes. Scadufax est revenu il y a sept nuits ; mais la colère du roi n’en est pas moins grande, car son cheval est désormais sauvage et ne se laisse plus approcher. »

« Scadufax a donc retrouvé seul son chemin depuis le lointain Nord, dit Aragorn ; car c’est là que Gandalf et lui se sont séparés. Mais hélas ! Gandalf ne montera plus jamais. Il est tombé dans les ténèbres des Mines de Moria et n’en revient point. »

« C’est une bien grave nouvelle, dit Éomer. Pour moi, du moins, et pour beaucoup d’autres ; mais pas pour tous, comme vous pourrez le constater, si vous vous présentez devant le roi. »

« Cette nouvelle est plus grave qu’aucun des habitants de ce pays ne peut le comprendre, et elle pourrait durement les toucher avant que l’année n’ait beaucoup vieilli, dit Aragorn. Mais quand tombent les grands, les moindres doivent commander à leur place. C’est à moi qu’il revint de conduire notre Compagnie sur la longue route depuis la Moria. Nous avons traversé la Lórien – dont vous feriez mieux d’apprendre la véritable nature avant de hasarder de nouvelles paroles – et de là, nous avons franchi les lieues du Grand Fleuve jusqu’aux chutes du Rauros. Là, Boromir fut tué par les mêmes Orques que vous avez massacrés. »

« Toutes vos nouvelles sont affligeantes ! s’écria Éomer, consterné. Cette mort cause grand tort à Minas Tirith et à nous tous. C’était un homme valeureux ! Tous chantaient ses louanges. Il venait rarement dans la Marche, car il partait toujours en guerre aux frontières de l’Est ; mais je l’ai vu. Semblable aux fougueux fils d’Eorl, plus qu’aux graves Hommes du Gondor il était à mes yeux, et sûr de devenir pour les siens un grand capitaine, quand viendrait son heure. Mais aucune nouvelle de ce malheur ne nous est parvenue du Gondor. Quand est-il tombé ? »

« Il y a maintenant quatre jours qu’il a été tué, répondit Aragorn ; et nous avons quitté ce soir-là l’ombre de Tol Brandir pour venir jusqu’ici. »

« À pied ? » s’écria Éomer.

« Oui, comme vous nous voyez. »

Un vif étonnement parut dans les yeux d’Éomer. « Arpenteur est un trop piètre nom, fils d’Arathorn, dit-il. Je vous nomme Pied-Ailé. Cet exploit des trois compagnons mériterait d’être chanté dans la maison de tous les seigneurs. Quarante et cinq lieues vous avez parcourues, et ce, avant la fin du quatrième jour ! La race d’Elendil est certes vaillante !

« Mais à présent, seigneur, que voulez-vous que je fasse ! Je dois m’en retourner en toute hâte auprès de Théoden. J’ai parlé avec retenue devant mes hommes. Il est vrai que nous ne sommes pas encore en guerre ouverte contre le Pays Noir, et il est des lâches qui ont l’oreille du roi et qui lui prodiguent de tels conseils ; mais la guerre est à nos portes. Nous ne renierons pas notre vieille alliance avec le Gondor, et tant qu’ils se battront, nous les aiderons ; ainsi parlons-nous, moi et tous ceux qui sont avec moi. La Marche Orientale, domaine du Troisième Maréchal, est sous ma charge, et j’ai fait retirer tous nos troupeaux et leurs gardiens derrière l’Entévière, pour ne laisser ici que des sentinelles et de rapides éclaireurs. »

« Vous ne payez donc aucun tribut à Sauron ? » dit Gimli.

« Aucun, et nous n’en avons jamais payé, dit Éomer avec une étincelle dans les yeux ; bien qu’il soit venu à mes oreilles que ce mensonge ait été dit. Il y a quelques années, le Seigneur du Pays Noir a voulu nous acheter des chevaux au prix fort, mais nous les lui avons refusés, car il se sert des bêtes à de mauvaises fins. Il a alors envoyé des Orques pilleurs, et ceux-ci ont emporté ce qu’ils ont pu, choisissant toujours les chevaux noirs : il nous en reste peu aujourd’hui. Pour cette raison, nous livrons aux Orques une lutte acharnée.

« Mais pour lors, c’est avant tout Saruman qui nous préoccupe. Il a revendiqué la suzeraineté sur tout le pays, et voilà plusieurs mois que nous sommes en guerre. Il a mis des Orques à son service, des chevaucheurs de Loups et des Hommes mauvais ; et il a fermé la Brèche contre nous, si bien que nous avons toutes les chances d’être assaillis de l’est comme de l’ouest.

« Il fait mauvais avoir affaire à semblable ennemi : c’est un magicien habile et un maître de l’illusion, aux dehors changeants. Il se promène çà et là, dit-on, sous l’apparence d’un vieillard portant cape et capuchon – assez à la manière de Gandalf, comme beaucoup l’ont récemment fait remarquer. Ses espions percent tous les filets, et ses oiseaux de malheur sillonnent partout le ciel. J’ignore comment tout cela se terminera, et mon cœur me fait gravement douter ; car il m’apparaît que ses amis ne sont pas tous établis à Isengard. Mais si vous m’accompagnez à la demeure du roi, vous le constaterez par vous-même. Viendrez-vous ? Espéré-je en vain que vous m’ayez été envoyé en manière de secours, alors que le besoin me presse et que le doute m’assaille ? »

« Je viendrai quand j’en aurai le loisir », répondit Aragorn.

« Venez tout de suite ! dit Éomer. L’Héritier d’Elendil serait un formidable renfort pour les Fils d’Eorl en ces temps troublés. Les combats gagnent l’Ouestemnet au moment où je vous parle, et je crains que les choses ne tournent mal pour nous.

« En fait, j’ai entrepris cette expédition au nord sans le consentement du roi, car en mon absence, sa maison n’est plus que sommairement gardée. Mais des éclaireurs m’ont signalé qu’une troupe d’Orques était descendue du Mur Est voilà quatre nuits, dont certains, m’ont-ils rapporté, portaient les écussons blancs de Saruman. Alors, sentant ma pire crainte avérée, une coalition entre Orthanc et la Tour Sombre, j’ai pris la tête de mon éored, des hommes de ma propre maison ; et nous avons doublé les Orques à la nuit tombante, il y a deux jours, à l’orée du Bois d’Ent. Nous les avons alors encerclés, et hier à l’aube, nous avons livré bataille. J’ai perdu quinze de mes hommes, ainsi que douze chevaux, hélas ! Car les Orques étaient plus nombreux que nous ne l’anticipions. D’autres les ont rejoints, venus de l’est, par-delà le Grand Fleuve : leur piste est facile à voir, un peu au nord d’ici. Et d’autres encore sont sortis de la forêt. De grands Orques, qui portaient eux aussi la Main Blanche d’Isengard : ceux de cette espèce sont plus forts et plus féroces que tous les autres.

« Nous ne les en avons pas moins réduits à néant. Mais voilà trop longtemps que nous sommes partis. On nous réclame au sud et à l’ouest. Ne voulez-vous pas venir ? Il y a des chevaux en trop, comme vous le voyez. L’Épée ne manquera pas d’ouvrage. Non ; et la hache de Gimli et l’arc de Legolas pourraient servir eux aussi, s’ils veulent bien me pardonner mes propos inconsidérés au sujet de la Dame du Bois. Je parlais simplement comme le font tous les hommes de mon pays, et je ne demande qu’à être mieux instruit. »

« Je vous remercie de ces bonnes paroles, dit Aragorn, et mon cœur désire vous accompagner ; mais je ne puis abandonner mes amis tant qu’il y a de l’espoir. »

« Il n’y a pas d’espoir, dit Éomer. Vous ne retrouverez pas vos amis aux frontières du Nord. »

« Mes amis ne sont pourtant pas derrière nous. Nous avons trouvé un signe, non loin du Mur Est, qui montre hors de tout doute qu’au moins un d’entre eux était encore en vie. Or, entre le mur et les coteaux, nous n’avons plus vu aucune trace d’eux, ni aucune piste partant de la première, ni à droite, ni à gauche, à moins que tous mes dons m’aient déserté. »

« Que sont donc devenus vos amis, d’après vous ? »

« Je l’ignore. Ils peuvent avoir été tués et brûlés en même temps que les Orques ; mais vous direz que cela est impossible, et je ne le crains aucunement. Je puis seulement imaginer qu’ils ont été emmenés dans la forêt avant la bataille, avant même que vous ayez cerné vos ennemis, peut-être. Pouvez-vous jurer que nul n’est passé à travers les mailles du filet que vous leur avez tendu ? »

« Je puis vous jurer qu’aucun Orque ne s’est échappé du moment où nous les avons aperçus, dit Éomer. Nous étions à l’orée de la forêt avant eux, et si un quelconque être vivant a réussi à traverser notre anneau après cela, ce n’était pas un Orque, mais un être aux pouvoirs elfiques. »

« Nos amis étaient vêtus de la même manière que nous, dit Aragorn ; et vous êtes passés sans nous voir alors qu’il fait plein jour. »

« J’avais oublié cela, dit Éomer. On ne peut jurer de rien devant tant de merveilles. Le monde tout entier est devenu étrange. Elfe et Nain marchent de conserve dans nos pâturages de tous les jours ; et des gens s’entretiennent avec la Dame du Bois sans y laisser la vie ; et l’Épée revient en guerre, qui fut brisée au cours des longs âges d’avant la chevauchée des pères de nos pères au sein de la Marche ! Comment un homme doit-il juger de la conduite à suivre en des temps semblables ? »

« Comme il en a toujours jugé, dit Aragorn. Le bien et le mal n’ont pas changé ces dernières années ; pas plus qu’ils ne sont telle chose chez les Elfes et les Nains, et telle autre chez les Hommes. C’est à lui qu’il revient de les distinguer, au Bois Doré comme dans sa propre maison. »

« C’est assurément vrai, dit Éomer. Mais je ne doute pas de vous, ni de l’action que mon cœur souhaite entreprendre. Toutefois, je ne suis pas libre d’agir comme je l’entends. Il est contraire à notre loi de laisser des étrangers errer à loisir dans nos terres, jusqu’à ce que le roi lui-même leur en donne la permission, et cette consigne est d’autant plus stricte en ces jours périlleux. Je vous ai supplié de m’accompagner de votre plein gré, et vous refusez. Il me serait odieux d’engager un combat à cent contre trois. »

« Je ne pense pas que votre loi ait été faite pour une telle circonstance, dit Aragorn. Et je ne suis pas non plus un étranger ; car je suis déjà venu dans ce pays, plus d’une fois, et j’ai chevauché avec l’ost des Rohirrim, quoique sous un autre nom et une autre apparence. Vous, je ne vous avais encore jamais vu, car vous êtes jeune, mais j’ai conversé avec Éomund votre père, et avec Théoden fils de Thengel. Jamais par le passé un grand seigneur de ce pays n’aurait forcé quiconque à se détourner d’une quête comme la mienne. Mon devoir à moi est clair, poursuivre. Allons, fils d’Éomund, le moment est venu de choisir. Aidez-nous, ou au pire, laissez-nous partir librement. Ou veillez à faire appliquer votre loi. Si vous le faites, vous serez moins nombreux à retourner à la guerre ou auprès de votre roi. »

Éomer demeura silencieux un moment, puis il reprit la parole. « Nous devons tous deux faire diligence, dit-il. Ma compagnie est impatiente de rentrer, et chaque heure qui passe diminue votre espoir. Voici mon choix. Vous pouvez partir ; et qui plus est, je vous prêterai des chevaux. Ceci demandé-je seulement : quand votre quête sera accomplie, ou se sera révélée vaine, revenez par le Pas de l’Entévière avec les chevaux, et rendez-vous à Meduseld, la maison haute à Edoras où Théoden siège à présent. Vous lui prouverez par là que je n’ai point erré dans mon jugement. En agissant ainsi, je m’en remets entièrement à votre bonne foi, bien que ma vie soit peut-être en jeu. Ne me faites pas défaut. »

« Vous avez ma parole », dit Aragorn.


Il y eut grand étonnement, et maints regards sombres et suspicieux parmi ses hommes, quand Éomer donna l’ordre de prêter les chevaux en trop aux étrangers ; mais seul Éothain osa parler ouvertement.

« Peut-être est-ce coutumier pour ce seigneur de la lignée du Gondor, si l’on en croit ses prétentions, argua-t-il, mais a-t-on déjà entendu dire qu’un cheval de la Marche ait été donné à un Nain ? »

« Jamais, dit Gimli. Et ne vous inquiétez pas : personne ne l’entendra jamais dire. Je préfère encore marcher, plutôt que de m’asseoir sur le dos d’une aussi grande bête, fût-elle offerte de bon ou de mauvais gré. »

« Mais vous n’aurez pas le choix de monter, sans quoi vous nous retarderez », dit Aragorn.

« Allons, tu vas t’asseoir derrière moi, ami Gimli, dit Legolas. Alors tout ira bien, et tu n’auras à te soucier d’aucun animal emprunté à l’un ou à l’autre. »

On amena pour Aragorn un grand cheval gris sombre, qu’il monta. « Il se nomme Hasufel, dit Éomer. Puisse-t-il vous porter loin, et vers une meilleure fortune que Gárulf, son défunt maître ! »

Legolas reçut un cheval plus petit et plus léger, mais rétif et fougueux. Il se nommait Arod. Legolas demanda toutefois aux hommes d’enlever la selle et les rênes. « Je n’en ai aucun besoin », dit-il, puis il bondit sur son dos avec légèreté, et au grand émerveillement de tous, Arod se montra parfaitement docile, fusant d’un côté ou de l’autre au moindre mot prononcé à son oreille : telle était la manière des Elfes avec toutes les bonnes bêtes. Gimli fut hissé derrière son ami, et il s’agrippa à lui, guère plus à l’aise que Sam Gamgie au fond d’une barque.

« Bonne route, et puissiez-vous trouver ce que vous cherchez ! leur cria Éomer. Revenez avec toute la célérité possible, afin que nos épées brillent désormais ensemble ! »

« Je viendrai », dit Aragorn.

« Moi aussi, je viendrai, dit Gimli. La question de la dame Galadriel se trouve encore entre nous. Il me reste à vous apprendre la manière gracieuse. »

« Nous verrons, dit Éomer. Tant de choses étranges se sont passées ici que d’apprendre la louange d’une belle dame sous les coups adorateurs d’une hache de Nain n’aurait rien de bien étonnant. Adieu ! »

J.R.R. Tolkien