Argonath
25 février 3019
Toutefois, l’averse ne dura pas. Peu à peu, le ciel s’éclaircit, puis les nuages se rompirent soudain et traînèrent leurs franges souillées vers le nord, remontant le Fleuve. Brumes et brouillards avaient disparu. Les voyageurs se trouvèrent face à un large ravin, bordé de hauts escarpements rocheux auxquels s’accrochaient ici et là, sur des corniches ou dans d’étroites fissures, des arbres tortillards. Le chenal se resserra et le Fleuve se hâta. Ils allaient à présent à vive allure, sans grand espoir de s’arrêter ou de virer, peu importe ce qu’ils trouveraient sur leur passage. Au-dessus d’eux se déroulait un sentier de ciel bleu pâle, tandis qu’autour d’eux s’étendait le Fleuve, ombreux et encaissé, et devant eux, noires, bloquant les rayons du soleil, les collines des Emyn Muil, qui ne laissaient voir aucune brèche.
Frodo, scrutant le lointain, vit s’avancer deux grands rochers, comme de hauts pics ou d’immenses colonnes de pierre. Ils se dressaient, grands et sinistres, de part et d’autre du cours d’eau. Une ouverture étroite apparut entre eux : le Fleuve les emportait vers celle-ci.
« Voyez les Argonath, les Piliers des Rois ! s’écria Aragorn. Nous y serons bientôt. Restez en file, et ne vous suivez pas de trop près ! Tenez le milieu du cours d’eau ! »
Tandis que Frodo était entraîné vers eux, les grands piliers s’élevèrent comme des tours pour l’accueillir. On aurait dit deux géants, vastes formes grises aussi silencieuses que menaçantes. Puis il vit qu’elles étaient en fait ouvrées et façonnées : le savoir-faire et la puissance d’autrefois les avaient taillées à la ressemblance de figures majestueuses, que les soleils et les pluies des années oubliés n’avaient toujours pas effacées. Sur de grands socles fondés dans les eaux profondes se tenaient deux grands rois de pierre ; et toujours les yeux voilés et les sourcils crevassés, ils fixaient le Nord avec sévérité. Chacun levait la main gauche, paume vers l’extérieur, en signe d’avertissement ; dans leur main droite se voyait une hache ; sur leur tête étaient un casque et une couronne effrités. Ils respiraient toujours la puissance et la majesté, gardiens silencieux d’un royaume de longtemps disparu. Frodo, intimidé, fut pris de peur et se recroquevilla au fond de la barque, fermant les yeux et n’osant relever la tête. Même Boromir courba le chef tandis que les bateaux étaient emportés, telles de petites feuilles frêles et fugitives, dans l’ombre pérenne des sentinelles de Númenor. Ainsi, ils passèrent dans la gorge sombre du Portail.
De redoutables à-pics s’élevèrent de chaque côté à des hauteurs indevinables. Le ciel pâle semblait lointain. Les eaux noires grondaient, parcourues d’échos, et un vent hurlait sur les flots. Frodo, ramassé sur ses genoux, entendit Sam à l’avant marmonner et grogner : « Quel endroit ! Quel horrible endroit ! Attendez que je sorte de ce bateau, et vous me reverrez plus jamais patauger dans les flaques, encore moins dans une rivière ! »
« N’ayez crainte ! » dit une voix étrange derrière lui. Frodo se retourna et vit l’Arpenteur – mais ce n’était pas l’Arpenteur, car le Coureur buriné par les intempéries avait disparu. À la poupe était assis Aragorn fils d’Arathorn, fier et droit, donnant d’habiles coups de rame pour diriger l’esquif ; son capuchon était rejeté en arrière et ses cheveux sombres flottaient au vent ; une lueur était dans ses yeux : un roi rentrant d’exil dans son pays.
« N’ayez crainte ! dit-il. J’ai longtemps souhaité contempler les images de mes ancêtres d’autrefois, Isildur et Anárion. Sous leur ombre, Elessar, la Pierre-elfe, fils d’Arathorn de la Maison de Valandil fils d’Isildur, héritier d’Elendil, n’a rien à redouter ! »
Puis la lueur dans ses yeux passa, et il parla pour lui-même : « Si seulement Gandalf était ici ! Comme mon cœur languit de retrouver Minas Anor et les murs de ma propre cité ! Mais par où irai-je désormais ? »