Auberge du Poney Fringant

29 septembre 3018

grimoire

Soudain, Frodo remarqua qu’un homme d’allure étrange, marqué par les intempéries, prêtait également une oreille attentive à la conversation des hobbits. Assis dans l’ombre près du mur, il avait devant lui un grand pot à bière et fumait une pipe à long tuyau, curieusement sculptée. Ses jambes étaient étendues, laissant voir de grandes bottes de cuir souple qui lui convenaient bien, mais qui avaient beaucoup d’usure et étaient à présent crottées de boue. Une lourde cape de toile vert foncé, salie par le voyage, l’enserrait de près, et malgré la chaleur de la pièce, il portait un capuchon qui assombrissait son visage ; mais on pouvait voir la lueur dans ses yeux tandis qu’il observait les hobbits.

« Qui est cet homme ? demanda Frodo, quand il eut l’occasion de murmurer à l’oreille de M. Fleurdebeurre. Je ne pense pas que vous nous l’ayez présenté ? »

« Lui ? répondit l’aubergiste en un souffle, jetant un regard de côté sans tourner la tête. Je ne sais pas très bien. C’est un de ces vagabonds : les Coureurs, qu’on les appelle. Il parle rarement, non qu’il n’ait une histoire hors de l’ordinaire à conter quand l’envie lui en prend. Il disparaît pendant un mois, ou un an, puis il resurgit tout à coup. Il est passé assez souvent ce printemps dernier, mais je ne l’ai pas vu dans le coin ces derniers temps. J’ai jamais entendu dire quel était son vrai nom ; mais par ici, on l’appelle l’Arpenteur. Il marche à grands pas sur ses longues cannes, même s’il ne dit jamais à personne pourquoi il est si pressé. Mais à l’Est et à l’Ouest, ne cherchez pas d’explication, comme on dit à Brie – en voulant dire les Coureurs et les Gens du Comté, sauf votre respect. C’est drôle que vous m’interrogiez sur lui. » Mais à ce moment, M. Fleurdebeurre dut répondre à des clients qui réclamaient encore de l’ale, et sa dernière remarque demeura inexpliquée.

Frodo s’aperçut alors que l’Arpenteur le regardait, comme s’il avait entendu ou deviné tout ce qui venait d’être dit. À présent, d’un signe de la main et d’un hochement de tête, il invitait Frodo à venir s’asseoir à ses côtés. Voyant Frodo s’approcher, il rejeta son capuchon en arrière, dévoilant une tête hirsute aux cheveux bruns, grisonnants par endroits, et, dans un visage pâle et sévère, de pénétrants yeux gris.

« On m’appelle l’Arpenteur, dit-il à voix basse. Très heureux de vous rencontrer, maître… Souscolline, si le vieux Fleurdebeurre a bien saisi votre nom. »

« Tout à fait », répondit Frodo d’un ton crispé. Il était loin de se sentir à l’aise sous le regard de ces yeux perçants.

« Eh bien, maître Souscolline, dit l’Arpenteur, si j’étais vous, j’empêcherais vos jeunes amis de trop parler. La boisson, le feu, les rencontres de hasard, tout cela est bien agréable, mais vous savez… ceci n’est pas le Comté. Il y a des gens bizarres dans les parages. Même si je suis mal venu de m’en plaindre, vous dites-vous peut-être, ajouta-t-il avec un sourire narquois, percevant le regard de Frodo. Et des voyageurs encore plus étranges ont traversé Brie, ces temps derniers », poursuivit-il, guettant l’expression de Frodo.

Frodo soutint son regard, mais ne dit rien ; et l’Arpenteur demeura coi. Son attention semblait soudain fixée sur Pippin. À son grand affolement, Frodo s’aperçut que ce jeune écervelé de Touc, fort du succès que lui avait valu le bedonnant maire de Grande-Creusée, poussait l’étourderie jusqu’à faire un récit comique de la fête d’adieu de Bilbo. Il s’était déjà lancé dans une imitation du Discours et approchait de l’étonnante Disparition.

Frodo était bien agacé. Pour la plupart des hobbits de la région, c’était, à n’en pas douter, une histoire plutôt anodine : rien de plus qu’une anecdote amusante concernant ce drôle de monde de l’autre côté du Fleuve ; mais certains (le vieux Fleurdebeurre, par exemple) n’étaient pas tombés de la dernière averse, et ils avaient probablement entendu des rumeurs concernant la disparition de Bilbo, toutes ces années auparavant. Cela leur rappellerait le nom de Bessac, surtout si on s’était enquis récemment de ce nom à Brie.

Frodo remua sur son siège, se demandant que faire. Pippin était visiblement ravi de toute l’attention qu’il recevait, et devenait fort oublieux du danger qui les guettait. Frodo craignit soudain que, dans son état d’esprit, il aille jusqu’à mentionner l’Anneau, ce qui pourrait bien s’avérer désastreux.

« Vous feriez mieux d’agir vite ! » souffla l’Arpenteur à son oreille.

Grimpant sur une table, Frodo s’y tint debout et se mit à parler, détournant l’attention de l’auditoire de Pippin. Certains hobbits, levant les yeux vers Frodo, se mirent à rire et à applaudir, croyant que M. Souscolline avait ingurgité tout son soûl de bière.

Frodo se sentit tout à coup profondément ridicule, et il se trouva (comme c’était son habitude en livrant un discours) à tripoter les objets qu’il avait dans sa poche. Il sentit l’Anneau sur sa chaîne, et, de manière tout à fait inexplicable, éprouva soudain l’envie irrépressible de le mettre et d’échapper à cette situation grotesque. C’était comme si cette suggestion lui venait de l’extérieur, de quelqu’un ou quelque chose qui se trouvait dans la pièce. Résistant fermement à la tentation, il referma sa main sur l’Anneau, comme pour le réprimer et l’empêcher de s’échapper ou de jouer quelque mauvais tour. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’Anneau ne lui fournit aucune inspiration. Il prononça « quelques mots de circonstance », comme on aurait dit dans le Comté : Nous sommes tous très touchés de l’amabilité de votre accueil, et je me permets d’espérer que ma courte visite pourra contribuer à renouveler les vieux liens d’amitié entre Brie et le Comté ; puis il hésita et toussa.

Tout le monde le regardait, à présent. « Une chanson ! » cria l’un des hobbits. « Une chanson ! Une chanson ! firent tous les autres. Allons, mon bon maître, chantez-nous quelque chose qu’on n’a jamais entendu ! »

Pendant un moment, Frodo resta bouche bée. Puis, en désespoir de cause, il entonna une chanson ridicule que Bilbo aimait bien (et dont il était plutôt fier, car il en avait lui-même composé les paroles). Elle parlait d’une auberge : c’est sans doute pour cette raison que Frodo s’en souvint à ce moment-là. La voici en entier. De nos jours, en règle générale, on n’en connaît guère plus que quelques mots.

Il est une joyeuse auberge
sous une colline grise ;
On y brasse une bière si brune
Que vint un soir l’Homme dans la Lune
pour en boire à sa guise.

Le pal’frenier a un chat pompette
qui est un fier violoneux.
Son grand archet court sans arrêt :
En haut, il grince, en bas, il braie,
parfois il racle au milieu.

Le patron, il a un p’tit chien
qui aime bien s’égayer ;
Quand se réjouit la compagnie,
Il tend l’oreille aux plaisanteries
et rit à s’en étouffer.

Ils ont là une vache à cornes
superbe comme une reine ;
Mais la musique l’étourdit,
Lui fait remuer sa queue fournie
et danser sur la plaine.

Oh ! les rangées de plats d’argent,
et les couverts polis !
Pour l’dimanche1 on en a de beaux
Que l’on frotte bien comme il faut
les samedis après-midi.

L’Homme dans la Lune trinquait à fond,
le chat vacillait un peu ;
Plats et cuillers valsaient à table,
La vache tanguait dans l’étable,
le chien se mordait la queue.

L’Homme dans la Lune remplit sa chope
et bientôt roula par terre ;
Il s’assoupit dessous sa chaise,
De boisson rêvant à son aise,
quand l’aube pointa dans l’air.

Le pal’frenier dit à son chat :
« Les chevaux blancs de la Lune
Rongent leur frein à l’écurie.
Leur maître s’est noyé l’esprit,
et là, il est moins une. »

Le chat joua donc une gigue
à réveiller un mort
Sur son violon, zigue-zin-zon ;
Dit à notre homme le patron :
« Le matin vient dehors ! »

L’ayant roulé sur la colline,
dans la Lune on le fourra,
Ses chevaux galopant derrière,
La vache accourant comme un cerf,
puis la cuiller et le plat.

Alors le violon s’emballa,
la vache fit le poirier,
Le chien rieur soudain rugit ;
Les dormeurs sautant hors du lit
dansèrent sur le plancher.

Les cordes du violon, plin ! plon !
cassèrent une à une.
Le plat s’enfuit avec la cuiller ;
La vache bondit dans les airs,
sauta par-dessus la Lune.

La Lune ronde se roula
sous la colline et dormit.
Soleil surgit à ce moment :
Elle n’en crut pas ses yeux ardents,
car tous allèrent au lit !

Il y eut de longs et bruyants applaudissements. Frodo avait une bonne voix, et la chanson avait frappé leur imagination. « Où est le vieux Bébert ? crièrent-ils. Il faut lui faire entendre ça. Bob devrait apprendre le violon à son chat, alors on pourrait danser. » Ils réclamèrent encore de l’ale et se mirent à crier : « Refaites-la-nous encore, maître ! Allons ! Juste une fois ! »

Ils le firent boire encore un coup et reprendre sa chanson, tandis que nombre d’entre eux se mettaient de la partie ; car l’air était bien connu et ils étaient doués pour retenir les paroles. Alors ce fut au tour de Frodo d’être content de lui. Il cabriolait sur la table ; et quand il arriva pour la seconde fois à la vache sauta par-dessus la Lune, il bondit en l’air. Bien trop énergiquement, car il retomba, boum, dans un plateau rempli de chopes, glissa et déboula de la table avec un fracas, un vacarme, un boucan épouvantable ! Tous ouvrirent grand la bouche pour rire, puis s’arrêtèrent court, béants de stupeur ; car le chanteur disparut. Il s’était évanoui, purement et simplement, comme s’il était passé directement à travers le plancher sans laisser de trou !

Les hobbits du coin écarquillèrent les yeux, puis ils sautèrent sur pied et appelèrent Filibert. Toute la compagnie s’éloigna de Pippin et de Sam qui se retrouvèrent seuls dans un coin, s’attirant de loin des regards sombres et suspicieux. À l’évidence, ils étaient désormais, aux yeux de plusieurs, les compagnons d’un magicien errant dont les pouvoirs et les desseins demeuraient inconnus. Mais un Briennais au teint bistré les regardait, d’un air entendu et à demi moqueur qui les mettait fort mal à l’aise. Il sortit discrètement, suivi de l’homme du Sud aux yeux louches : les deux avaient longuement discuté à voix basse pendant la soirée.

Frodo se sentit idiot. Ne sachant que faire d’autre, il rampa sous les tables jusqu’au sombre recoin où se trouvait l’Arpenteur, resté assis là sans laisser voir aucun signe de ses pensées. Frodo s’adossa contre le mur et retira l’Anneau. Comment celui-ci s’était retrouvé à son doigt, il n’aurait su le dire. Il avait dû le tripoter au fond de sa poche pendant qu’il chantait ; et l’Anneau s’était glissé à son doigt d’une manière ou d’une autre, au moment où il avait voulu amortir sa chute, sortant brusquement la main. Il se demanda un instant si l’Anneau ne lui avait pas joué un tour ; peut-être avait-il essayé de se révéler, obéissant à quelque désir ou commandement exprimé dans la pièce. Il n’aimait pas l’allure des deux hommes qui venaient tout juste de sortir.

« Alors ? dit l’Arpenteur quand il reparut. Pourquoi avez-vous fait ça ? C’était pire que tout ce que vos amis auraient pu dire ! Vous avez vraiment mis les pieds dans le plat ! Ou devrais-je dire le doigt ? »

« Je ne vois pas ce que vous entendez par là », dit Frodo, agacé et affolé.

« Bien sûr que si, répondit l’Arpenteur, mais nous ferions mieux d’attendre que le tumulte se soit calmé. À ce moment-là, si vous le voulez bien, monsieur Bessac, j’aimerais vous parler en particulier. »

« À quel sujet ? » demanda Frodo, sans relever la mention soudaine de son véritable nom.

« Une affaire d’importance… pour vous autant que pour moi, répondit l’Arpenteur en le regardant droit dans les yeux. Vous pourriez apprendre quelque chose d’utile. »

« Très bien, dit Frodo, affectant un air dégagé. Nous discuterons plus tard. »

Entre-temps, un débat allait bon train devant la cheminée. M. Fleurdebeurre, venu s’interposer, essayait maintenant de suivre plusieurs récits contradictoires de l’événement en même temps.

« Je l’ai vu, monsieur Fleurdebeurre, dit un hobbit ; ou plutôt, je l’ai pas vu, si vous voyez ce que je veux dire. Il est tout simplement parti en fumée, si vous me passez l’expression. »

« C’est incroyable, ce que vous me dites là, monsieur Armoise ! » dit l’aubergiste, l’air perplexe.

« C’est pourtant ce que je dis ! répliqua Armoise. Et je le pense, qui plus est. »

« Il y a un malentendu quelque part, dit Fleurdebeurre, secouant la tête. Ce M. Souscolline, c’est quand même pas de la petite bière : il a pas pu partir comme ça en fumée – ou en mousse, ce qui serait moins étonnant dans cette pièce. »

« Eh bien, où est-ce qu’il est, maintenant ? » firent plusieurs voix.

« Comment le saurais-je ? Il est libre d’aller où il veut, tant qu’il paie le lendemain. Et voilà M. Touc : voyez, il n’a pas disparu. »

« Eh bien, j’ai vu ce que j’ai vu, et j’ai vu ce que j’ai pas vu », dit Armoise avec obstination.

« Et je dis qu’il y a un malentendu », insista Fleurdebeurre, ramassant le plateau et les morceaux de faïence.

« Bien sûr qu’il y a un malentendu ! dit Frodo. Je n’ai pas disparu. Me voici ! J’étais simplement allé échanger quelques mots avec l’Arpenteur dans son coin. »

Il s’avança à la lueur du feu ; mais la plupart des gens reculèrent, encore plus troublés qu’avant. Ils ne furent pas le moindrement satisfaits de son explication selon laquelle il aurait rapidement rampé sous les tables après sa chute. La plupart des Hobbits et des Hommes de Brie n’avaient plus le cœur à la fête et partirent sur-le-champ, ulcérés. Quelques-uns adressèrent un regard noir à Frodo et s’en furent murmurant entre eux. Les Nains et les deux ou trois Hommes étranges qui demeuraient encore se levèrent et dire bonsoir à l’aubergiste, mais pas à Frodo et à ses amis. Bientôt, il ne resta plus que l’Arpenteur, toujours assis près du mur sans que personne ne le remarque.

J.R.R. Tolkien