Esgaroth

an 2941

grimoire

Donc, si vous souhaitez, comme les nains, avoir des nouvelles de Smaug, il vous faut revenir à cette soirée où le dragon détruisit la porte et s’envola dans un mouvement de colère, deux jours auparavant.

Les hommes d’Esgaroth, la ville lacustre, étaient pour la plupart à la maison, car une brise glaciale soufflait de l’est noir ; mais quelques-uns se promenaient sur les quais, et regardaient, comme ils aimaient à le faire, les étoiles apparaître sur les eaux tranquilles du lac tandis qu’elles s’allumaient dans le ciel. De chez eux, la Montagne Solitaire était presque entièrement masquée par les collines basses à l’autre bout du lac, aperçue à travers une brèche où la Rivière Courante descendait du nord. Seule sa haute cime était visible par temps clair, et ils ne la regardaient que rarement, car elle était sinistre et morne, même à la lumière du matin. À cette heure, elle ne se voyait plus, perdue dans la noirceur du ciel.

Elle reparut tout soudainement : un bref éclair l’illumina et s’évanouit.

« Regardez ! dit l’un d’entre eux. Encore ces lueurs ! La nuit dernière, les guetteurs les ont vues apparaître et disparaître de minuit jusqu’à l’aube. Il se passe quelque chose là-haut. »

« Peut-être que le Roi sous la Montagne est en train de forger de l’or, dit un autre. Il y a longtemps qu’il est monté au nord. Il est temps que les chants deviennent à nouveau réalité. »

« Quel roi ? demanda un troisième avec sévérité. C’est sans doute le feu du Dragon en maraude, le seul roi sous la Montagne que nous ayons jamais connu. »

« Tu fais toujours de mauvais présages ! dirent les autres. Tu nous parles d’inondations, de poissons empoisonnés. Trouve quelque chose de plus gai ! »

Puis, une vive lumière apparut tout à coup dans la brèche entre les collines, et l’extrémité nord du lac se couvrit d’un reflet doré. « Le Roi sous la Montagne ! s’écrièrent-ils. Ses richesses sont comme le Soleil, son argent est une fontaine, ses rivières sont dorées ! La rivière charrie l’or de la Montagne ! » annoncèrent-ils, et partout des fenêtres s’ouvraient et des pieds accouraient.

Il y eut de nouveau un formidable élan d’enthousiasme et d’excitation. Mais l’homme à la voix sévère s’en fut trouver le bourgmestre à toute allure. « Le dragon arrive, ou je suis un sot ! cria-t-il. Coupez les ponts ! Aux armes ! Aux armes ! »

Des trompettes sonnèrent soudain l’alarme et résonnèrent sur les rochers le long des rives. Les acclamations cessèrent et la joie laissa place à la terreur. Ainsi, le dragon ne les prit pas tout à fait par surprise.

Sa vitesse était si grande qu’ils ne tardèrent pas à l’apercevoir, filant vers eux comme une étincelle, toujours plus énorme, toujours plus brillant ; et même les plus étourdis ne doutèrent pas un instant que les prophéties venaient de prendre une tournure plutôt désastreuse. Il leur restait tout de même un peu de temps. Tous les récipients de la ville furent remplis d’eau, tous les guerriers furent armés, tous les projectiles et les flèches furent préparés, et le pont menant à la terre ferme fut jeté bas et détruit, avant que la terrible approche de Smaug ne devienne un grondement assourdissant et que l’affreux battement de ses ailes ne fasse trembler les eaux rougeoyantes.

Parmi les hurlements, les plaintes et les cris d’épouvante, le dragon fondit sur eux, bifurqua vers les ponts et fut contré ! Le pont avait disparu, et ses ennemis étaient isolés au milieu des eaux profondes – trop profondes, trop sombres et trop froides à son goût. S’il y plongeait, des vapeurs s’élèveraient qui couvriraient toutes les terres de brouillard pendant des jours ; mais le lac était plus fort que lui : il éteindrait ses feux avant qu’il n’ait pu passer à travers.

Grondant, il fit demi-tour et passa de nouveau sur la ville. Une pluie de flèches sombres jaillit dans les airs et heurta ses écailles et ses joyaux avec fracas, puis toutes retombèrent, enflammées par son souffle mortel, brûlant et sifflant sur les eaux du lac. Jamais vous n’auriez pu imaginer un feu d’artifice comparable au spectacle de cette nuit-là. Quand vibrèrent les cordes des arcs et que retentirent les trompettes, la colère du dragon s’embrasa de tous ses feux, jusqu’à l’aveugler et à le rendre fou. Personne n’avait osé s’attaquer à lui depuis des lustres, et personne n’aurait osé maintenant, n’eût été l’homme à la voix sévère (il se nommait Bard), qui courait de côté et d’autre, encourageant les archers et insistant auprès du bourgmestre pour qu’ils aient l’ordre de se battre jusqu’à la dernière flèche.

Le feu jaillit des mâchoires du dragon. Celui-ci tournoya quelques instants dans les airs, loin au-dessus d’eux, illuminant tout le lac ; les arbres sur les rives prenaient des reflets de cuivre et de sang, tandis que des ombres noires et opaques bondissaient à leurs pieds. Alors il piqua tout droit à travers la grêle de flèches, téméraire dans sa rage, négligeant de tourner ses flancs écailleux vers ses adversaires, cherchant seulement à incendier leur ville.

Le feu jaillit sur les toits de chaume et les faîtages de bois tandis qu’il passait en trombe et partait et revenait, même si tout avait été aspergé d’eau avant sa venue. Des centaines de mains s’affairaient encore à arroser les bâtiments à la moindre étincelle. Le dragon revint sur eux. Un violent coup de queue, et le toit de la Grande Maison s’effondra avec fracas. Des flammes inextinguibles montèrent dans la nuit. Le dragon descendait et redescendait, et chaque fois une maison prenait feu et s’écroulait, puis une autre ; et toujours aucune flèche ne pouvait l’arrêter ou le blesser davantage qu’une mouche venue des marécages.


Déjà des hommes sautaient à l’eau de tous côtés. Dans le bassin du marché, les femmes et les enfants étaient entassés sur des bateaux surchargés. Sur les quais, on laissait tomber les armes. Des pleurs et des lamentations s’élevaient là où les vieux chants célébraient naguère l’arrivée des nains et les jours heureux à venir. À présent, on maudissait leurs noms. Le bourgmestre lui-même cherchait refuge sur son grand bateau doré, espérant profiter de la confusion pour se sauver à la rame. Bientôt, la ville serait complètement désertée et réduite en cendres à la surface du lac.

C’était tout ce que le dragon espérait. Qu’ils s’embarquent tous jusqu’au dernier ! Il pourrait alors s’amuser à les pourchasser sur l’eau, ou les laisser moisir là jusqu’à ce qu’ils meurent de faim. Qu’ils essaient d’atteindre la rive et il les attendrait de pied ferme. Bientôt il incendierait toute la forêt en bordure du lac et dessécherait tous les champs et les pâturages. Pour l’instant, il prenait plaisir à tourmenter cette ville, et se divertissait comme il ne s’était pas diverti depuis des années.

Mais il y avait encore une compagnie d’archers qui tenait bon parmi les maisons en flammes. Leur capitaine était Bard, à la voix et au visage sévères, que ses amis accusaient de prophétiser des inondations et du poisson empoisonné, même s’ils connaissaient sa valeur et son courage. C’était un lointain descendant de Girion, Seigneur du Val, dont la femme et l’enfant s’étaient enfuis jadis par la Rivière Courante, échappant à la ruine. Maniant un grand arc en bois d’if, il avait tiré toutes ses flèches jusqu’à ce qu’il ne lui en reste plus qu’une seule. Le feu s’approchait. Ses compagnons le désertaient. Il banda son arc pour la dernière fois.

Soudain, quelque chose sortit des ténèbres et voleta jusqu’à son épaule. Il tressaillit – mais ce n’était qu’une vieille grive. Sans prendre peur, elle se percha tout près de son oreille et lui apporta des nouvelles. Il constata avec émerveillement qu’il pouvait comprendre sa langue ; car il était de la lignée du Val.

« Attends ! Attends ! lui dit-elle. La lune monte. Regarde sous son aisselle gauche au moment où il te survole et tournoie ! » Et tandis que Bard restait figé d’étonnement, elle lui raconta ce qui s’était passé sur la Montagne et tout ce qu’elle y avait entendu.

Bard tendit alors la corde de son arc jusqu’à son oreille. Le dragon revint vers lui, décrivant des cercles à basse altitude. La lune se leva sur la rive orientale et ses ailes revêtirent un éclat argenté.

« Flèche ! dit l’archer. Ma flèche noire ! Je t’ai gardée pour la toute fin. Tu ne m’as jamais fait défaut et je t’ai toujours récupérée. Tu m’as été léguée par mon père comme ses pères t’avaient léguée à lui. S’il est vrai que tu es issue des forges du véritable roi sous la Montagne, va sans tarder et ne t’égare point ! »

Le dragon fondit de nouveau sur lui, descendant plus bas que jamais, et au moment où il tournait et plongeait dans le clair de lune, son ventre nacré scintilla du feu étincelant des joyaux – sauf en un endroit. Le grand arc vibra. La flèche noire partit tout droit de la corde et fila vers l’aisselle gauche où la patte de devant était tendue. Elle s’y enfonça de la pointe à la plume, et, dans sa course effrénée, disparut. Avec un cri qui assourdit tous ceux qui l’entendirent, qui abattit les arbres, fendit la pierre, Smaug s’élança vers le ciel, vomissant, puis chavira et s’écrasa du haut des airs.

Il retomba en plein sur la ville. Ses derniers soubresauts la réduisirent en un nuage d’étincelles et de braises. Une grande vapeur s’éleva, blanche dans l’obscurité soudaine au clair de lune. Il y eut un puissant sifflement, un violent tourbillon, puis ce fut le silence. Et ce fut la fin de Smaug et d’Esgaroth, mais non de Bard.

J.R.R. Tolkien