Aller et retour, par Bilbo – Erebor

an 2941

grimoire

Ainsi s’ouvrit une bataille que personne n’avait prévue : elle fut appelée la Bataille des Cinq Armées, et fut réellement terrible. D’un côté se trouvaient les Gobelins et les Loups Sauvages, et de l’autre, il y avait les Elfes, les Hommes et les Nains. Voici le récit des événements qui y conduisirent. Depuis la chute du Grand Gobelin des Montagnes de Brume, la haine des siens à l’égard des Nains s’était enflammée comme jamais. Des messagers avaient sillonné les chemins entre leurs cités, colonies et places fortes ; car ils étaient maintenant déterminés à établir leur suprématie dans le Nord. Des nouvelles leur parvenaient secrètement ; et partout dans les montagnes, les forges et les armureries grouillaient d’activité. Puis ils se mirent en route et se rassemblèrent par monts et par vaux, marchant dans l’ombre des tunnels ou à la faveur de la nuit, jusque sous les hautes cimes du mont Gundabad dans le Nord où se trouvait leur chef-lieu ; et une grande armée fut réunie là-bas, prête à déferler sur les terres du Sud à l’improviste, par un vent de tempête. Puis ils apprirent la mort de Smaug et s’en réjouirent ; alors ils se hâtèrent nuit après nuit à travers les montagnes, et c’est ainsi qu’ils descendirent enfin des hauteurs du Nord et se retrouvèrent soudainement sur les traces de Dain. Pas même les corbeaux ne s’étaient avisés de leur venue avant qu’ils atteignent les terres accidentées entre la Montagne Solitaire et les collines derrière elle. Nul ne peut dire ce que Gandalf avait appris, mais il est clair qu’il n’avait pas prévu quelque chose d’aussi soudain.

Voici le plan qu’il dressa en conseil avec le Roi elfe et avec Bard – et avec Dain, car le seigneur nain était à présent des leurs. Les gobelins étaient les ennemis de tous, et dès l’instant où ceux-ci les attaquaient, toute autre querelle était oubliée. Leur seul espoir était d’attirer les gobelins dans la vallée entre les bras de la Montagne, tout en postant des troupes sur les grands éperons qu’elle projetait vers le sud et l’est. Mais ce n’était pas sans risque, si les gobelins étaient assez nombreux pour submerger la Montagne elle-même, de manière à les attaquer aussi de derrière et du dessus ; mais ils n’avaient pas le temps de préparer autre chose, ni d’appeler des renforts.

Bientôt, le tonnerre passa, s’éloignant au sud-est ; mais la nuée de chauves-souris survola l’épaulement de la Montagne et descendit plus près d’eux, tournoyant au-dessus de leurs têtes, bloquant la lumière du jour et semant la consternation et l’horreur.

« À la Montagne ! cria Bard. À la Montagne ! Mettons-nous en position pendant qu’il en est encore temps ! »

Sur les pentes basses de l’éperon sud, et parmi les rochers à ses pieds, furent postés les elfes ; les hommes et les nains se trouvaient sur l’éperon est. Mais Bard et quelques-uns des hommes et des elfes parmi les plus agiles grimpèrent au sommet de l’épaulement oriental afin d’avoir vue sur le Nord. Bientôt ils purent voir les terres au pied de la Montagne, noircies par la multitude grouillante. Avant peu, l’avant-garde contourna l’épaulement et se précipita dans le Val. Ces assaillants, montés sur des loups, étaient parmi les plus rapides, et déjà leurs cris et leurs hurlements déchiraient l’air. Quelques braves hommes furent déployés pour feindre une tentative de résistance, et nombre d’entre eux tombèrent à cet endroit avant que les autres ne cèdent et ne s’enfuient de chaque côté. Comme Gandalf l’avait espéré, l’armée des gobelins s’était massée derrière l’avant-garde momentanément contenue, et à présent elle se déversa dans la vallée dans un élan de rage, chargeant furieusement entre les bras de la Montagne, cherchant l’ennemi. Leurs bannières étaient innombrables, noires et rouges, et ils déferlèrent sur eux dans le désordre et la folie.

Ce fut une terrible bataille. De toutes les expériences de Bilbo, la plus affreuse, et celle qui, sur le coup, lui déplut le plus – autrement dit, celle dont il fut le plus fier, et dont il se souvint longtemps après avec le plus d’émotion, même s’il n’y joua qu’un rôle insignifiant. Car disons-le, quand les hostilités se déclarèrent, il ne tarda pas à enfiler son anneau et à se mettre hors de vue, sinon hors de danger. Un anneau magique comme celui-là ne constitue pas une protection sûre au milieu d’une charge de gobelins, et n’arrête pas non plus les flèches et les lances égarées ; mais il vous aide néanmoins à rester à l’écart du combat, et permet aussi d’éviter que votre tête ne soit prise pour cible par un gobelin au coup d’épée dévastateur.

Les elfes furent les premiers à charger. Leur haine des gobelins est froide et amère. Leurs lances et leurs épées brillaient dans l’obscurité comme autant de flammes glacées, car les mains de ceux qui les tenaient étaient mues par une colère mortelle. Sitôt que leurs ennemis se firent nombreux dans la vallée, ils leur lancèrent une pluie de flèches qui filèrent flamboyantes vers leur cible. Derrière elles, mille de leurs lanciers se lancèrent à la charge. Les hurlements furent assourdissants ; les rochers, noircis du sang des gobelins.

À l’instant même où les gobelins se relevaient de cette attaque et où la charge des elfes était contenue, s’éleva de l’autre côté de la vallée une clameur gutturale. Aux cris de « Moria ! » et de « Dain, Dain ! » les nains des Collines de Fer donnèrent l’assaut sur l’autre flanc, armés de leurs pioches ; et les guerriers du Lac étaient à leurs côtés, brandissant de longues épées.

Les gobelins furent saisis de panique ; et alors même qu’ils se tournaient pour faire face à ce nouvel assaillant, les elfes chargèrent une fois de plus à forces renouvelées. Déjà, de nombreux gobelins s’enfuyaient le long de la rivière afin d’échapper à l’étau qui s’était refermé sur eux ; et nombre de loups se retournaient contre eux, déchirant les morts et les blessés. La victoire semblait proche, quand un cri résonna sur les hauteurs.

Des gobelins avaient escaladé l’autre versant de la Montagne. Déjà, ils étaient nombreux sur les pentes au-dessus de la Porte, et d’autres dévalaient la Montagne avec témérité, sans se soucier de ceux qui tombaient en hurlant dans les précipices, afin d’attaquer les deux éperons par le haut. Ils pouvaient être rejoints par des chemins qui partaient de la masse centrale de la Montagne ; et ses défenseurs étaient trop peu nombreux pour en interdire longtemps l’accès. Tout espoir de victoire fut désormais anéanti. Ils avaient seulement endigué la première vague de la marée noire.

La journée avançait. Les gobelins avaient repris la vallée. Une armée de Wargs y afflua, et avec elle, la garde rapprochée de Bolg, des gobelins de taille énorme armés de cimeterres d’acier. Bientôt, une véritable obscurité gagna le ciel orageux ; tandis que les grandes chauves-souris bruissaient encore aux oreilles des elfes et des hommes, ou s’accrochaient aux blessés comme des vampires. Bard luttait à présent pour défendre l’éperon est, mais cédait lentement du terrain ; et les seigneurs elfes, autour de leur roi, étaient acculés sur l’épaulement sud, près du poste de garde de Montcorbeau.

Soudain il y eut un grand cri, et une sonnerie de trompette retentit à la Porte. Ils avaient oublié Thorin ! Une partie du mur, soulevée par des leviers, tomba vers l’extérieur et s’écroula dans le bassin avec fracas. Bondit alors à travers l’ouverture le Roi sous la Montagne, et ses compagnons le suivirent. Capes et capuchons avaient disparu ; ils étaient en armure brillante, et leurs yeux lançaient des éclairs rouges. Dans la pénombre, le grand nain luisait comme de l’or sur des charbons ardents.

Des rochers furent jetés des hauteurs par les gobelins au-dessus de leurs têtes ; mais ils tinrent bon, coururent jusqu’au pied des chutes et se ruèrent au combat. Les gobelins tombèrent ou s’enfuirent, les loups qu’ils montaient se débandèrent. Thorin attaquait à grands coups de hache et semblait invincible.

« À moi ! À moi ! Elfes et Hommes ! À moi ! Ô mes frères ! » cria-t-il, et sa voix résonna comme un cor dans la vallée.

Les nains de Dain se hâtèrent à son secours, dévalant les pentes dans la confusion. De nombreux Hommes du Lac firent de même, car Bard ne put les retenir ; et de l’autre côté s’avancèrent de nombreux lanciers elfes. Les gobelins furent de nouveau enserrés dans la vallée ; et le massacre prit une telle ampleur que le Val fut noirci et souillé de leurs corps amoncelés. Les Wargs furent dispersés, et Thorin poussa jusqu’à la garde rapprochée de Bolg. Mais il ne put en percer les rangs.

Parmi les cadavres des gobelins derrière lui, gisaient déjà bon nombre d’hommes et de nains, et maints elfes au beau visage qui auraient dû vivre encore joyeux pendant de longs siècles dans la forêt. Et à mesure que la vallée s’élargissait, sa charge ne cessait de ralentir. Sa compagnie était trop peu nombreuse. Ses flancs étaient à découvert. Bientôt les assaillants furent assaillis, et formant un grand anneau, ils durent faire face à l’ennemi, cernés de toutes parts par les gobelins et les loups qui revenaient à l’attaque. La garde rapprochée de Bolg se jeta sur eux en hurlant, et déferla sur leurs rangs comme la mer sur une falaise de sable. Leurs amis ne purent les secourir, car l’assaut venant de la montagne avait repris de plus belle, et de part et d’autre, les hommes et les elfes étaient lentement battus.

Bilbo contemplait ce spectacle avec tristesse. Il s’était posté sur Montcorbeau, avec les Elfes – d’une part, parce que l’endroit offrait de meilleures chances de fuite, et d’autre part (en écoutant son côté Touc), parce que, s’il devait livrer un dernier combat pour l’honneur, il préférait somme toute défendre le Roi elfe. Gandalf aussi, je dois le dire, était assis là, comme plongé dans une grande réflexion – méditant, je suppose, quelque dernier éclair de magie avant la fin.

Car elle semblait proche. « Il ne faudra plus beaucoup de temps, pensa Bilbo, pour que les gobelins s’emparent de la Porte ; et nous serons tous massacrés ou faits prisonniers dans la vallée. C’est vraiment triste à pleurer, après tout ce que nous avons enduré. J’aurais préféré laisser tout ce maudit trésor entre les griffes du vieux Smaug, plutôt que de le voir tomber aux mains de ces ignobles créatures, et de perdre ce pauvre vieux Bombur, et Balin, et Fili et Kili et tous les autres ; et Bard aussi, et les Hommes du Lac et les joyeux elfes. Pauvre de moi ! J’ai entendu chanter de nombreuses batailles, et j’ai toujours cru comprendre que la défaite pouvait être glorieuse. Elle semble bien désagréable, pour ne pas dire douloureuse. Je voudrais bien que tout ceci soit derrière moi. »

Les nuages se déchiraient au vent, et à l’ouest, un rougeoiement de coucher de soleil tailladait l’horizon. Frappé par cette lueur soudaine dans la pénombre, Bilbo regarda autour de lui. Il poussa un grand cri : son regard s’était posé sur quelque chose qui fit bondir son cœur dans sa poitrine. Des formes noires, minuscules, et pourtant majestueuses, se dessinaient devant le couchant.

« Les Aigles ! Les Aigles ! cria-t-il. Les Aigles arrivent ! »

J.R.R. Tolkien